Ukraine : « On n’a aucune idée des buts de guerre réels de Poutine »

lundi 14 mars 2022.
 

Alexandre Jubelin, producteur du podcast « Collimateur » de l’Institut de recherches stratégiques de l’École militaire, revient dans un entretien sur la situation de l’armée russe et la phase actuelle des opérations militaires en Ukraine.

L’armée russe fait-elle face à des problèmes logistiques et à des pertes humaines qui pourraient empêcher son avancée ? Les livraisons d’armes à l’Ukraine sont-elles susceptibles de changer la donne ?

Alexandre Jubelin est historien, producteur du Collimateur, le podcast de l’Irsem (Institut de recherches stratégiques de l’École militaire) consacré aux questions de défense et aux conflits armés, qui a notamment et récemment consacré un long épisode aux mutations de l’armée russe depuis la chute de l’URSS et un autre à l’histoire longue du conflit russo-ukrainien.

Pour Mediapart, il revient sur la situation de l’armée russe et la phase actuelle des opérations militaires en Ukraine.

Joseph Confavreux : Est-on face à un changement de stratégie de l’armée russe par rapport aux premiers jours de la guerre ?

Alexandre Jubelin : On a clairement assisté à deux phases. La première, très ambitieuse, pensait pouvoir décapiter rapidement le pouvoir ukrainien, prendre Kiev et faire tomber toute l’Ukraine à sa suite, jugeant que les Russes seraient relativement bien accueillis et qu’une partie de l’armée ukrainienne pourrait même se retourner contre Zelensky.

Cela ne s’est pas passé comme prévu, et l’armée russe a perdu de nombreux soldats, que ce soit dans des raids aéroportés ou des petites patrouilles opérant à l’intérieur du territoire ukrainien et insuffisamment sécurisées.

Aujourd’hui, on est clairement dans une seconde phase où l’armée russe fait ce qu’elle sait très bien faire : pilonner des villes avec des conséquences humanitaires désastreuses. La disproportion des forces est telle qu’on voit mal ce qui pourrait empêcher l’armée de Poutine de s’emparer de l’ensemble du territoire, avec des dégâts considérables.

Les images réjouissantes qu’on a pu voir les premiers jours de l’invasion, avec des paysans ou des papys arrêtant des chars russes ne tenaient pas à la force intrinsèque de ces civils mais aux ordres russes, qui avaient sans doute comme consignes de ne pas multiplier les victimes civiles, Poutine croyant sans doute que ses troupes ne seraient pas rejetées par un peuple « frère » ou « cousin ». Désormais, le déploiement est tout autre.

Néanmoins, les troupes russes paraissent progresser moins vite que prévu, notamment au nord. Que sait-on des forces et faiblesses de l’armée russe ?

La guerre est toujours un révélateur, une épreuve au sens notamment photographique du terme. Il est toujours difficile de savoir ce qu’on est capable de faire comme guerre avant de la faire vraiment.

Il y a beaucoup de choses qu’il est impossible de simuler avec des exercices ou même des opérations réelles dans des théâtres plus réduits, comme en Géorgie en 2008 ou en Syrie ensuite, où l’armée russe pouvait dicter le tempo. Envahir un pays de la taille de l’Ukraine, en hiver, face à une armée décidée à en découdre, c’est autre chose.

Mais clairement, ce qui pèche, c’est la logistique, notamment dans le nord, où il y a de nombreux problèmes de ce qu’on appelle le maintien en condition opérationnelle (MCO), ce qui signifie que le matériel n’a pas été assez bien entretenu.

Une raison importante de ces problèmes logistiques, c’est la corruption. L’armée russe est corrompue à différents niveaux et il est évident qu’une partie des achats d’équipement ces dernières années s’est retrouvée dans les poches de différents oligarques ou commandants.

Mais on ne peut toutefois pas tout expliquer par la corruption, qui existe depuis au moins le début des années 1990. Cela n’a pas empêché l’armée russe de se restructurer et de réussir ses missions, que ce soit en Crimée ou en Syrie. Mais cette corruption, ajoutée à une entreprise en soi assez démente et à une planification trop optimiste, voire défaillante, peut expliquer certaines difficultés visibles sur le terrain.

Je crains qu’on ne soit dans un effet de loupe à trop considérer les dysfonctionnements de l’armée russe.

Il ne faudrait cependant pas exagérer ces difficultés. Traditionnellement, les Russes ont une puissante artillerie et un excellent savoir-faire aéronautique, comme ils l’ont démontré en Syrie. Ils ont beaucoup de blindés et savent s’en servir. La réputation de leurs forces spéciales n’est plus à faire. Les grandes réformes des années 2000 ont permis à l’armée russe de se restructurer de manière puissante, même si elles n’ont pas effacé d’un coup des décennies de gestion difficile et de manque de moyens.

Quels sont les principaux problèmes logistiques auxquels elle est confrontée ?

En vérité, c’est difficile à savoir. On a beaucoup parlé des pneus et de la « pourriture sèche » qui se serait développée sur des véhicules militaires pas assez souvent déplacés. Il y a aussi des problèmes d’approvisionnement en carburant. Mais sur tout cela, il est difficile de mesurer l’étendue des problèmes et de parler autrement qu’au conditionnel. Difficile de savoir si la colonne bloquée au nord-ouest de Kiev peine en raison de problèmes logistiques, de soucis de planification ou de la résistance ukrainienne. On peut aussi noter que les Russes sont traditionnellement forts pour mettre en place une logistique par voie ferrée, mais moins habiles dès lors que celle-ci doit être déployée par camions.

Mais qu’une armée, même dotée de matériel très performant et moderne comme l’est l’armée russe, se retrouve face à des galères logistiques en se lançant dans une telle opération n’est ni étonnant, ni le signe nécessairement annonciateur d’un blocage. Au sud, l’armée russe a réussi à constituer une tête de pont solide à partir de la Crimée et semble se diriger sans trop de mal pour l’instant vers la prise de toutes les villes jusqu’à la Moldavie.

Il y a de vrais problèmes, par exemple dans la coordination entre unités ou dans la sécurisation des communications, mais je crains qu’on ne soit dans un effet de loupe à trop considérer les dysfonctionnements de l’armée russe. Qu’une armée avance, puis fasse des pauses, puis réavance, n’est pas nécessairement le signe d’une défaillance profonde.

Poutine insiste sur le fait que seule l’armée professionnelle sera mobilisée : est-ce crédible ?

Il paraîtrait étonnant qu’aucun conscrit ne soit engagé, et plusieurs indices montrent que c’est en réalité probablement le cas depuis le début de l’invasion. L’armée russe fonctionne en grande partie grâce à la conscription, avec un service militaire de deux ans. Les déclarations de Poutine tiennent probablement au souvenir de la guerre de Tchétchénie et aux mobilisations des mères de soldats, avec la volonté de ne pas inquiéter l’opinion publique russe.

Aujourd’hui, l’équation sur le terrain semble favorable à Poutine, qui ne peut craindre qu’un effondrement logistique de ses troupes, qui me paraît encore bien improbable, une révolution de palais ou un retournement de l’opinion publique russe et travaille donc en ce sens. Les variables peuvent changer, mais, aujourd’hui, les Russes ont la force et le temps de leur côté.

Les pertes russes ne sont pas négligeables, même si elles sont difficilement mesurables : est-ce que le retour des « cercueils de zinc » des soldats, comme cela s’était produit en Afghanistan, pourrait produire un choc similaire à ce qui s’était produit à l’époque, voire affaiblir durablement l’armée russe ? Certains spécialistes, comme l’historien militaire Michel Goya, estiment les pertes russes entre cent et deux cents par jour, auxquelles il faudrait ajouter trois à quatre fois plus de blessés graves…

Je pense qu’il est vraiment difficile de connaître la réalité des pertes russes qui se situent probablement quelque part entre les annonces ukrainiennes, qui parlent de près de 12 000 hommes et celles reconnues par les Russes, qui parlent de moins de 500. Par ailleurs, cela fait des années qu’on annonce le début de la fin pour Poutine, et je resterais donc prudent.

Mais la différence est que les Russes peuvent compenser leurs pertes et injecter des troupes grâce à la taille de leur armée : ils ont par exemple déjà fait venir l’infanterie de marine du Pacifique avant le début de l’invasion, qui se tient prête en Biélorussie. Au contraire, les Ukrainiens n’ont pas de soldats professionnels en réserve, même si la population se mobilise.

L’Ukraine a gagné la bataille de l’information en Occident, mais il me semble que cette bataille de la communication surévalue l’équilibre réel des choses. Les Ukrainiens l’emportent sur les réseaux sociaux et résistent vaillamment, mais le constat global est que les troupes russes continuent à avancer partout et méthodiquement.

Tout le monde était convaincu que Poutine n’allait pas envahir comme cela l’Ukraine. Difficile donc de dire ce qu’il veut faire aujourd’hui.

Doit-on prendre la menace de feu nucléaire au sérieux ?

Si une décision de « no fly zone » était prise et que la guerre devenait une confrontation entre les troupes de l’Otan et les forces russes, cela pourrait se poser. Mais la menace nucléaire est une menace que l’on brandit lorsqu’on est en situation d’infériorité conventionnelle. Elle est traditionnellement pensée comme telle par les Russes au moins depuis les années 1990, qui ont longtemps été en situation d’infériorité par rapport au bloc occidental et tenaient donc à rappeler qu’ils possédaient la bombe. Mais sur le terrain ukrainien, les Russes sont en supériorité. Les Ukrainiens résistent mais reculent, et s’ils sont soutenus, cela demeure de façon très indirecte.

Les livraisons d’armes actuelles pourraient-elles changer la donne ?

En l’état actuel, elles ne suffiront probablement pas à empêcher Poutine de s’emparer du territoire ukrainien. Mais elles peuvent avoir un impact dans une prochaine phase, à laquelle il est nécessaire de déjà penser, sous forme davantage de guérilla. Les Américains comme les Français sont bien placés pour savoir à quel point il est ruineux et difficile d’administrer un pays qui ne veut pas de vous.

Diriez-vous la même chose de la possibilité évoquée de livrer des avions de chasse aux Ukrainiens ?

Un avion de chasse, ce n’est pas une voiture dont il suffit d’emprunter la clé : même si ce sont des Mig 29, les exemplaires ne sont pas totalement interchangeables, et il n’est pas évident que les aviateurs ukrainiens sauront immédiatement s’en saisir s’ils arrivent jusqu’à eux.

Plus fondamentalement, je ne crois pas que ces Mig polonais puissent inverser l’histoire et que ce soit par l’aviation que les Ukrainiens puissent changer le cours de la guerre, même si les Russes ont échoué à prendre le contrôle total du ciel, et qu’il reste à l’Ukraine, à l’ouest, des défenses antiaériennes importantes, des drones et si c’est symboliquement et militairement très important.

On pouvait penser au départ que les Russes n’avaient pas déployé leur aviation pour éviter trop de victimes civiles. Aujourd’hui, on voit qu’ils en sont en partie empêchés par ce qu’il demeure de la défense antiaérienne ukrainienne. Rien que pendant la journée du samedi 5 mars, les Russes ont perdu une dizaine d’aéronefs.

Quand on n’arrive pas à faire d’emblée ce qu’on appelle dans le jargon militaire le SEAD (Suppression of Ennemy Air Defense), l’élimination des batteries antiaériennes ennemies, cela oblige à voler bas ou de nuit, ce qui rend plus vulnérable à un tas de menaces de plus faible portée, comme les MANPADS, ces missiles sol-air tirés à l’épaule. Le fait que les Russes n’aient pas d’emblée réussi à détruire tout l’arsenal antiaérien ukrainien explique une partie des pertes qu’ils subissent aujourd’hui.

Poutine peut-il être dans une autre logique qu’une occupation complète de l’Ukraine ?

Le problème est qu’on n’a aucune idée des buts de guerre réels de Poutine. Nous n’en savons rien et lui-même entretient une obscurité sur le sujet. La « dénazification » de l’Ukraine, qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?

Fondamentalement, Poutine s’était engagé dans une opération de changement de régime, et s’est sans doute trompé sur la facilité à l’obtenir. Mais maintenant que la première phase a échoué, et qu’il ne veut pas rester sur un échec, il va continuer à avancer.

La guerre a toujours comme objectif d’obtenir des avantages politiques. Il est désormais évident que ce ne sera pas le retour docile de l’Ukraine sous le giron russe, et que le pouvoir russe s’est trompé en pensant pouvoir reproduire avec l’ensemble de l’Ukraine ce qui s’était produit en 2014 avec la Crimée. Poutine, comme c’était clair dans sa dissertation délirante sur l’Ukraine publiée au printemps 2021 sur le site du Kremlin, était persuadé de connaître parfaitement l’histoire et l’identité ukrainiennes. Il a sans doute aussi sous-estimé à quel point le pays avait changé depuis 2014, avec le renforcement d’un nationalisme ukrainien alimenté par la perte de la Crimée et les séparatismes pro-russes, mais aussi d’une volonté de vivre démocratiquement.

Mais il est difficile de pénétrer dans la tête de Poutine, du ministre de la défense Sergueï Choïgou ou du chef d’état-major Valéri Guérassimov. Tout le monde était convaincu qu’il n’allait pas envahir comme cela l’Ukraine. Difficile donc de dire ce qu’il veut faire aujourd’hui.

Joseph Confavreux

Les propos tenus par Alexandre Jubelin n’engagent pas l’Irsem. P.-S.

• "MEDIAPART. 9 mars 2022 à 12h46 :


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message