Partage de la valeur ajoutée : il est temps de faire les poches au grand patronat !

lundi 14 mars 2022.
 

Cet article est paru sur le blog géré par les économistes membres du parlement de l’Union populaire. L’auteur du billet est Sylvain Billot, statisticien économiste, diplômé de l’Ensae qui forme les administrateurs de l’Insee.

La hausse des prix de première nécessité a mis le pouvoir d’achat au cœur des préoccupations de la population. Derrière la question du pouvoir d’achat, il y a l’enjeu du partage de la valeur ajoutée entre le travail et le capital, ou plutôt entre les travailleurs et les capitalistes. Qui a vu sa part du gâteau augmenter ces dernières années ?

La baisse de la part du travail dans la valeur ajoutée sur longue période

Les séries longues de la comptabilité nationale permettent de voir comment a évolué la part des salaires (directs et socialisés) dans la valeur ajoutée. On peut pour cela regarder l’évolution de la part des salaires dans la valeur ajoutée des sociétés non financières et dégager à grands traits quatre périodes depuis l’après-guerre :

- du début des années 1950 jusqu’au début des années 1970, la part des salaires est restée assez stable (légère tendance à la hausse) avec une moyenne de 69 %. C’est le cœur de la période dite des « Trente Glorieuses » marquée par une progression des salaires réels se faisant au même rythme que les importants gains de productivité.

- du début des années 1970 au début des années 1980, le partage de la valeur ajoutée s’est déformé au profit des travailleurs pour atteindre un pic de 74 % : les gains de productivité ont ralenti, alors que les salaires réels ont continué à progresser fortement dans un contexte de forte inflation. Cette situation est liée aux rapports de forces progressivement construits par les salarié.es et dont la grève générale de mai 68 a été l’acmé, rapports de forces s’appuyant sur un climat idéologique favorable dans la société. Le taux de profit des capitalistes a baissé fortement.

- dans les années 1980, le partage de la valeur ajoutée s’est déformé fortement au bénéfice des capitalistes. C’est la conséquence du tournant « néolibéral » pris en France en 1983, avec la désindexation des salaires sur les prix et la mise en place de politiques d’austérité, qui se produit sur la base de défaites sociales considérables. La part des salaires a chuté de 10 points entre 1983 et 1989, pour atteindre 64 % à la fin des années 1980.

- depuis le début des années 1990, la part des salaires est restée relativement stable, autour de 65 %, soit à un niveau 4 points inférieur à celui des années 1950 et 1960. Dans un contexte de ralentissement de la croissance et de chômage de masse, s’accompagnant de plus de faibles gains de productivité, les salarié.es n’ont pas été capable de créer les rapports de forces nécessaires et la progression des salaires réels a été très faible.

Il est difficile de nier que la part des salaires dans la valeur ajoutée a baissé sur longue période. Autrement dit, le néolibéralisme a fait son œuvre, entérinant de façon durable un partage de la valeur ajoutée au bénéfice des capitalistes et au détriment des travailleurs. Il faut remarquer que ce phénomène n’a pas seulement touché la France comme l’indique un rapport de l’OCDE, qui note « un recul significatif de la part des salaires dans la valeur ajoutée. Dans les 15 pays de l’OCDE pour lesquels les données couvrent toute la période depuis 1976, cette part a reculé d’environ 10 points (autrement dit 15 %)[1] ».

Pourtant, des économistes mainstream s’acharnent à nous convaincre que la baisse de la part du travail est une illusion d’optique. C’est le cas d’un des plus illustres d’entre eux, Gilbert Cette, qui occupe un poste de direction à la Banque de France et qui préside le groupe d’experts du SMIC (qui, chaque année, nous explique que la « science économique » recommande de ne donner aucun coup de pouce au SMIC). Gilbert Cette a appelé à voter Hollande en 2012 et Macron en 2017. Il a écrit beaucoup de papiers sur le partage de la valeur ajoutée. Dans un article récent écrit avec Lorraine Koehl et Thomas Philippon publié par la prestigieuse revue « Économie et statistiques » (https://www.insee.fr/fr/statistique...), ils évoquent « trois biais » dans la mesure de la part du travail : la période initiale, les travailleurs indépendants, et l’immobilier :

- sur la période initiale, ils nous mettent en garde de ne pas apprécier l’évolution de la part du travail à partir du point haut du début des années 1980 (la hausse de cette part dans les années 1970 est due selon eux aux « chocs pétroliers », une façon de naturaliser et de dépolitiser ce qui relève en fait de la lutte de classes). Ils nous expliquent que la part du travail ne présente pas de « tendance nette depuis la fin des années 1980 », cette part ayant selon eux atteint un « point d’équilibre » dont ils évitent de nous dire qu’il est nettement plus bas que l’autre « point d’équilibre » des années 1950 et 1960… S’il peut y avoir effectivement un débat pour savoir si le point le plus haut atteint au début des années 1980 est soutenable du point de vue patronal, il est indéniable que le fait que les salaires progressent moins vite que la productivité a été un élément fondamental dans la tendance à l’augmentation des profits et des dividendes constatée depuis cette époque.

- sur la question du traitement des travailleurs indépendants, ils mettent en avant une vraie difficulté : avec la baisse tendancielle du poids des travailleurs indépendants, la part des salaires dans la valeur ajoutée tend mécaniquement à augmenter au fil du temps, car le revenu des indépendants (« revenu mixte » en comptabilité nationale car il rémunère à la fois leur « travail » et leur « capital ») est regroupé avec le profit des sociétés (« excédent brut d’exploitation » en comptabilité nationale). Si le partage de la valeur ajoutée est étudiée au sein de l’ensemble du secteur marchand (sociétés et entrepreneurs indépendants), il y a donc nécessité de faire des hypothèses pour partager le revenu des indépendants entre revenus du travail et revenus du capital. Mais en étudiant le partage de la valeur ajoutée au sein des seules sociétés, on évite ce biais.

- sur la question de l’immobilier, ils expliquent à juste titre que les revenus tirés de l’immobilier résidentiel sont inclus dans le profit. En effet, la comptabilité nationale considère que le ménage ou l’entreprise propriétaire d’un logement produisent un « service de logement » pour un locataire (si le logement est loué) ou pour lui-même (si le propriétaire occupe son logement), et donc créent de la valeur ajoutée. Ainsi, le montant des loyers (réels si le logement est loué, imputés si le propriétaire occupe son logement) est inclus dans le montant des profits (« excédent brut d’exploitation »). Si on étudie le partage des richesses entre revenus du travail et revenus du capital, il n’y a aucune raison d’exclure les revenus immobiliers de l’analyse. En revanche, Cette et ses coauteurs justifient leur exclusion du secteur de l’immobilier de leur analyse en expliquant qu’ils veulent étudier le partage de la valeur ajoutée au sein du secteur réellement productif, c’est-à-dire celui qui mobilise du travail et du capital pour produire des biens et services. En ce sens, les loyers s’assimilent davantage au prélèvement d’une rente qui ne nécessite aucun travail. En excluant le secteur immobilier de l’analyse, la part des salaires augmente mécaniquement, mais l’évolution du partage de la valeur ajoutée est également modifié car le poids des loyers dans la valeur ajoutée a tendanciellement augmenté au fil du temps. Néanmoins, en recentrant l’analyse sur les sociétés non financières, le poids des loyers n’est plus si important, car ce sont principalement les ménages qui perçoivent les loyers, même si des entreprises perçoivent également des revenus par la location de logements.

Nous avons comparé la part des salaires dans la valeur ajoutée des sociétés non financières en excluant le secteur immobilier de l’analyse et en l’incluant. On observe en effet que la part des salaires est plus élevée sans le secteur immobilier, et surtout que la part salariale évolue de façon légèrement plus dynamique, essentiellement entre 1999 et 2007. Néanmoins, la part des salaires (hors secteur immobilier) est en moyenne de 66 % depuis le début des années 1990 contre environ 69 % dans les années 1950 et 1960, soit à un niveau de 3 points inférieur (contre 4 points si le secteur immobilier est inclus). Autrement dit, la correction du « biais » immobilier ne remet pas en cause la baisse de la part du travail sur longue période.

Cela n’empêche pas ces économistes mainstream de refuser de reconnaître la baisse de la part du travail dans la valeur ajoutée. Ces économistes sont souvent prompts à qualifier les économistes hétérodoxes d’« idéologues » et à se draper dans les oripeaux de la « science économique ». D’ailleurs le papier de Cette, Koehl, et Philippon débute par l’exposition d’un modèle théorique néoclassique (une fonction de production CES) qui n’est d’aucune utilité pour le reste du papier qui relève de la simple statistique descriptive. C’est une façon de légitimer (et d’impressionner) un point de vue partisan en se cachant derrière une posture scientifique de neutralité.

Le regretté Michel Husson s’était souvent moqué de ces économistes néoclassiques qui, sans doute en toute bonne foi pour la plupart, pensaient faire de la « science » pendant que les autres faisaient de « l’idéologie ». Michel Husson en a souvent fait les frais, taxé par exemple d’« idéologue inconnu du monde académique se livrant à une critique incompétente » par l’économiste Charles Wyplosz qui se revendique d’une certaine « gauche ». Sur la question du partage de la valeur ajoutée comme sur bien d’autres, Michel Husson a réalisé des travaux précieux compilés dans une rubrique de son très riche site internet (http://hussonet.free.fr/parsal.htm).

Les politiques publiques au service du profit des capitalistes

La valeur ajoutée des entreprises se décompose en rémunération des salariés (salaires bruts + cotisations patronales), impôts sur la production nets des subventions sur la production, et excédent brut d’exploitation (EBE). Le taux de marge des entreprises est le ratio entre l’EBE (qui est donc le profit auquel on a soustrait certains impôts et ajouté certaines subventions) et la valeur ajoutée. Afin d’estimer l’impact des politiques publiques sur le profit des entreprises, nous allons distinguer :

- le « profit avant redistribution » qui est le profit avant le paiement des cotisations patronales, de tous les impôts et la réception de toutes les subventions

- le « profit après redistribution » qui le profit après le paiement des cotisations patronales, de tous les impôts et la réception de toutes les subventions

La comparaison entre la part du « profit avant redistribution » dans la VA et la part du « profit après redistribution » dans la VA permet de mesurer l’impact des politiques publiques. Sur longue période, elles suivent une évolution similaire, sauf sur la période 2013-2021.

La part du « profit avant redistribution » est passée d’une moyenne de 46,5 % dans les années 1950 et 1960 à une moyenne de 52,5 % du début des années 1990 à la crise de 2008, soit une hausse marquée de 6 points. La hausse de la part du « profit après redistribution » a été plus faible, de moins de 3 points, passant d’un peu moins de 28 % à 30,5 %. Cela signifie que les politiques publiques ont limité la hausse de la part du profit sur longue période.

En revanche, depuis 2013, les politiques publiques ont permis aux capitalistes de s’approprier une part grandissante de la valeur ajoutée. Avant redistribution, la part des profits est quasi-stationnaire, et même légèrement décroissante. Après redistribution, cette part ne cesse de grimper, par paliers, depuis 2013 : en 2014 grâce au CICE de Hollande, en 2019 grâce aux baisses de cotisations patronales, et en 2020 grâce aux multiples aides Covid (et sur la période 2017-2022, une baisse progressive de l’impôt sur les sociétés de 33 % à 25%). Début 2021, cette part du « profit après redistribution » a atteint un sommet historique depuis l’après-guerre.

Bientôt, des politiques publiques au service des travailleurs ?

Macron, Pécresse, Zemmour, et Le Pen promettent de poursuivre les politiques publiques au service des capitalistes avec de nouvelles baisses d’impôts de production, de nouvelles exonérations de cotisations sociales, et des subventions diverses (notamment pour l’apprentissage).

A l’inverse, l’élection de Mélenchon permettrait d’impulser une dynamique opposée :

- la hausse immédiate de 10 % du SMIC net (à 1 400 €) introduirait un choc de redistribution au bénéfice des travailleurs. Elle serait également un signal pour que les mobilisations collectives imposent que cette hausse se répercute sur l’ensemble des rémunérations (sauf sur les plus hautes). Elle devrait s’accompagner immédiatement de négociations dans les branches avec une obligation de conclure.

- la fin de la politique d’exonérations de cotisations sociales, et au contraire une hausse du salaire socialisé (en parallèle du salaire direct) afin de satisfaire les besoins fondamentaux (santé, retraite, etc.) par une consolidation (le « 100 % Sécu ») et une extension de la Sécurité sociale.

Le nouveau gouvernement d’Union populaire aurait donc la possibilité de rompre immédiatement avec les politiques néolibérales et de changer rapidement la répartition de la valeur ajoutée entre travailleurs et capitalistes. Bien entendu, le patronat s’y opposera de toutes ses forces, par exemple en jouant sur le niveau des prix, et c’est pourquoi des mesures de blocage des prix des biens de première nécessité sont un complément indispensable pour permettre une augmentation du pouvoir d’achat des salariés. Surtout, il faudra que de puissantes mobilisations accompagnent les débuts du nouveau gouvernement pour rompre en profondeur avec la répartition néolibérale de la valeur ajoutée entre travailleurs et capitalistes.


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