En Afghanistan, on décapite impunément les droits des femmes

jeudi 27 janvier 2022.
 

Les Talibans viennent d’édicter l’interdiction de toute visibilité du visage féminin dans l’aire urbaine, même celle des mannequins exposés dans les commerces. Cette mesure augure mal pour l’avenir des droits de la population féminine, d’autant qu’elle accompagne l’évacuation forcée des femmes de l’espace public comme des institutions, établissements universitaires et scolaires de l’Afghanistan.

A la toute fin de l’année dernière, à Herat, la troisième ville d’Afghanistan, les Talibans ont ordonné aux commerçants de décapiter les mannequins en celluloïd exposés dans les vitrines de leurs magasins.Selon le représentant local du Ministère de la promotion de la vertu et de la prévention du vice qui a remplacé le Ministère des Affaires féminines : Ce sont des statues telles qu’elles sont définies par le Livre Sacré et donc n’ont pas leur place dans l’Islam, d’autant qu’elles sont vénérées…

Si la presse (dont le Monde) s’étonne de l’ordre des priorités du gouvernement Taliban dans un pays en plein marasme économique où la famine est quasiment assurée, personne ne semble voir dans cette mesure la forte charge symbolique et la funeste valeur prédictive concernant l’avenir des droits des femmes dans ce pays sinistré. Même s’il s’agit à la base d’une minorité urbanisée formée d’intellectuelles, de journalistes, d’artistes, qui ont acquis, en vingt ans, un début d’égalité. Ce bouleversement dessinait les contours d’une alternative légitime pour le restant de la population féminine, même rurale et lointaine, désormais privée même d’espoir. Et il en est de même, ne l’oublions pas pour les jeunes hommes, eux aussi artistes, intellectuels, journalistes actuels ou rêvant de le devenir.

Une vidéoa été réalisée sur place, montrant un commerçant obtempérant aux ordres du Ministère : un homme allonge sur un tabouret les mannequins féminins en tenue de soirée, le torse et la tête sont visibles ; écartant avec délicatesse l’écharpe qui entoure le cou, d’un geste brutal, il pose la main sur le visage, et se met à scier avec application les têtes l’une après l’autre. Et celles-ci s’entassent sur le sol, roulant et s’entrechoquant, sur fond de rires masculins. La presse n’a pas commenté l’extrême violence de cette vidéo qui rappelle fatalement les exécutions tournées par Daech.

Dans ce pays où passé l’âge de 10 ans, les filles ne peuvent plus aller à l’école, sont interdites d’études supérieures et, une fois adultes de tout travail à l’extérieur, ne sont pas autorisées à sortir sans être accompagnées- ou plutôt gardées par un parent mâle, n’ont pas le droit de voyager seules, ni même prendre un taxi si elles ne portent pas de burqa, la décapitation de figures féminines même en celluloïd prend une lourde signification.

Certes, les commerçants pleurent leur manque à gagner, comme le fait remarquer la presse- mais après tout qui peut s’offrir de nouvelles robes quand le prix du pain et du bois de chauffe a décuplé ? Même rêver devant une vitrine est prohibé aux femmes. Et pas seulement rêver : toute pensée individuelle, toute réflexion, prise de décision ou opinion est bannie.

C’est bien plus que des simples mannequins que les injonctions des Talibans viennent de décapiter, c’est que les corps vivants des femmes d’Afghanistan ont été réduits à l’état d’objet sans âme comme ces figurines féminines inertes. En vérité la population féminine entière a été évacuée de l’espace public pour être juridiquement refoulée dans un espace domestique devenu carcéral. Ces femmes ont été déchues de leur citoyenneté et réduites à l’état d’objets nantis d’un sexe féminin dont elles sont dépossédées puisque celui-ci appartient aux pères, puis aux maris, in fine à un État qui ne fait que confirmer et renforcer la prérogative patriarcale - du moins celle autorisée aux hommes qui soutiennent l’Émirat Islamique. Car la survie de tous ceux, nombreux, qui s’y sont opposés est menacée au quotidien, ne l’oublions pas.

De plus, ces décrets sont rétroactifs. Juste avant l’arrivée des Talibans au pouvoir, l’Afghanistan comptait quelque 270 juges féminins. Au moins 90 d’entre elles (probablement bien plus) ont reçu des menaces de mort ou ont été attaquées physiquement, ainsi que leurs jeunes enfants, par des criminels qu’elles avaient jugés et envoyés en prison. Les Talibans ayant relâché en masse tous les prisonniers de droit commun, ceux-ci se sont empressés de chercher vengeance contre ces magistrates. Selon un témoignage personnel, les prisonnières, elles, ont préféré demeurer dans les geôles, se sentant plus en sécurité que si elles rentraient chez elles. Autrement dit, n’importe quel homme, fût-il assassin, a plein pouvoir sur une femme

De pareilles situations de non-droit ont été vécues par des femmes dans les régions dominées par Daech en Syrie et en Irak ou alors dans des régions particulières, comme au Pakhtunkhwa, au Pakistan sous influence Taliban là aussi, à savoir dans des aires circonscrites. Mais ici, dans un pays entier, le même sort est dévolu à toutes les femmes, urbaines, rurales, aisées, misérables, même si l’application rigoureuse de ces décrets féroces n’est pas encore identique partout- ce qui arrivera une fois le régime Taliban officiellement reconnu (là aussi, on peut craindre le pire). Non pas que la situation soit brillante dans tous les autres pays régis sous un régime religieux, en particulier wahhabite, mais même dans les plus répressifs, il existe des oasis de privilège certes relatif, où les femmes sont actives - en Iran, elles étudient et enseignent, tiennent des commerces, de façon inégalitaire il est vrai ; même en Arabie saoudite elles peuvent à présent conduire et représentent 20 % des députés dans l’assemblée constitutive. Mais en Afghanistan, c’est bien la totalité de la population féminine qui a disparu de l’espace public d’un pays entier, situation tout à fait unique dans le monde moderne. [1]

Force est de remarquer que le sort des femmes afghanes intéresse de moins en moins. De temps à autre, sont évoqués les derniers outrages des Talibans contre leurs droits, comme pour mettre en avant les bienfaits civilisateurs que l’Occident leur aurait apportés – pour les lâcher, force est de l’admettre, sans recours aucun deux petites décennies plus tard. L’instrumentalisation narcissique de cette cause n’a pas poussé l’Europe à mettre en place une politique d’accueil cohérente- ni de tenter de venir en aide de façon organisée aux dizaines de milliers d’enseignantes et leurs élèves (entre autres) privées de travail et d’études. L’ingérence ne signifie pas automatiquement l’invasion militaire et l’imposition forcée d’un modèle social inventé ailleurs : il est possible d’écouter et d’agir avec les réfugiés afghans et de communiquer grâce à internet avec celles et ceux en souffrance en Afghanistan. C’est ce qu’a fait dernièrement une modeste association française avec une équipe d’exilés.

L’apathie actuelle se joue dans un contexte de régression catastrophique des droits des femmes, à un niveau mondial, en particulier depuis le COVID. Si la famine effrayante a tout de même droit à des reportages, le destin des Afghanes dont les conséquences sont illimitées pour l’avenir de toutes les femmes de la planète n’émeut plus, même pas la majorité des féministes, pourtant si actives juste après la prise de pouvoir des Talibans. Les manifestations, des pétitions, des prises de parole des féministes pourtant véhémentes au retour des Talibans se sont progressivement tues, elles aussi, alors qu’au nom du féminisme (et des droits humains en général), justement, il faudrait en parler- que dis-je crier, publier, quotidiennement, aujourd’hui, demain dans les mois et années, hélas, à venir. Tout sauf la banalisation de cet état de non-droit si dangereuse.

Ce qui se passe en Afghanistan est emblématique du pire. Nous assistons à un raz-de-marée réactionnaire mondial au nom de la soi-disant protection de l’institution familiale, alibi classique pour la domination paternaliste des temps modernes. En particulier dans les nombreux régimes autoritaires et répressifs qui ont émergé tels des champignons vénéneux partout sur notre planète polluée, de plus soutenus par un clergé misogyne à l’extrême. Contester la religion officielle, surtout l’Islam, comme le pouvoir qu’elle légitime rend tout contestataire passible de l’accusation de blasphème ; c’est une menace de mort qui pèse sur tous les dissidents (ou supposés tels) des pays concernés, ce que Erdogan vient de prouver une fois de plus à l’approche des élections. Certes, il s’agit d’une version ultra-politisée des religions en question, l’islam politique (l’islamisme) et ses équivalents chrétiens reconfigurés et instrumentalisés par des régimes de plus en plus autoritaires. Outre les minorités laïques, les plus grands perdants sont les démocrates et socialistes croyants qui se sentent trahis par leurs gouvernements.

Et ici, le relativisme culturel ambiant nous fait-il donc tolérer le pire ? Pire encore en Europe bien-pensante, craignons-nous de nous faire taxer l’islamophobie si nous revendiquons l’universalité des droits si difficilement acquis pour nos contemporaines afghanes ? Car ces droits impliquent en premier lieu la possibilité d’un choix politique, religieux, social, vestimentaire - choix non seulement inexistant mais criminalisé en Afghanistan.

Tirons la sonnette d’alarme – même si le train ne s’arrêtera pas pour autant. C’est que nous assistons à une montée exponentielle del’ingérence de la religion d’État dans le domaine des droits humains, qui fait craindre le retour, version actualisée, des tribunaux de l’Inquisition, via médias sociaux et fake news. C’est ainsi que Poutine, en 2017 a dépénalisé la violence conjugale en Russie avec l’appui de l’église orthodoxe. Idem en Turquie en 2021, où Erdogan qui instrumentalise à fond sa version du droit islamique, a retiré son pays de la Convention d’Istanbul .

Que dire de l’influence des sectes évangéliques sur Bolsonaro au Brésil et Trump et les Républicains aux États-Unis sur le droit à l’IVG ? Est-ce ce bien différent de la nouvelle loi en Iran de novembre 2021 qui restreint, pour ne pas dire interdit, l’accès à l’avortement, à la contraception, aux services de stérilisation volontaire ? Dans la même lignée, n’oublions les politiques à la fois natalistes, nationalistes et xénophobes bien catholiques au cœur de l’Union Européenne, en Pologne et en Hongrie ainsi que la clause de conscience qui permet à bien des médecins européens de refuser de pratiquer un IVG et de mettre en danger la santé aussi bien que le droit à l’autonomie des décisions des femmes concernant leur corps.

Dans les pays cités ci-dessus où le fait religieux contribue à cautionner la répression des droits des femmes, notons que deux d’entre eux, les États-Unis et la Russie se trouvent être les plus grands fabricants d’armement au monde. La Turquie elle aussi est en passe de devenir le leader de ventes de drones militaires à bas prix, les drones Bayraktar fabriqués par l’usine du gendre d’Erdogan lui-même. Quant aux acheteurs, on les retrouve également chez les plus pieux, en premier lieu l’Arabie saoudite et les pays du Golfe. De toute évidence, la religion sert non seulement à réprimer les droits des femmes mais encore à soutenir vaillamment l’économie néoliberale, surtout militaire. Une fois, la fameuse maxime prononcée lors de la croisade contre les Albigeois, s’applique même ici : Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens !

Comment critiquer un gouvernement du type Taliban quand la France vient de signer le plus gros contrat de vente d’avions de chasse Rafale de son histoire avec les Émirats arabes unis dont la réputation question droits humains et en particulier droits des femmes est pour le moins contestable. Les 80 Rafale achetés vont très certainement servir contre le Yémen, aux côtés de leur allié à l’Arabie saoudite qui est déjà le premier client d’armement de la France. Comme l’a déclaré la LDH (Ligue des Droits de l’Homme) : une part significative de ces fournitures (françaises) équipe un régime accusé de violations du droit international des droits humains et du droit international humanitaire, se rendant ainsi coupable d’une participation d’un crime contre l’humanité.En pleine crise économique, voyons, on ne va emmerder ceux qui crachent dans la soupe et s’opposent à des directives d’Etat supposément salutaires !

Ne nous affolons pas. Pour le moment, les Talibans qui n’ont même pas de quoi nourrir leur population, donc certainement pas les moyens de figurer dans le fichier de commandes chez Dassault. Même si, à la longue, le très fructueux marché de l’opium dans les mains desTalibans devenus narcotrafiquants ultra-professionnels depuis le Mollah Omar, permet au troisième exportateur d’armes au monde (et les autres) de se frotter les mains…

À côté de ces réjouissantes perspectives, l’acte de décapiter publiquement des effigies féminines ne représenterait pas grand-chose. Et pourtant, ce sont les droits humains, ceux des hommes comme des femmes que les Talibans exécutent de la sorte, cautionnant d’avance la régression massive qui se poursuivra inéluctablement et partout si nous ne réagissons pas maintenant.

Carol Mann

Sociologue spécialisée dans la problématique du genre et conflits armés, chercheure associée au LEGS (Paris 8), directrice de ’Women in War’.

• Billet de blog sur Mediapart. 15 janv. 2022 :


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