Au Havre, le suicide d’une infirmière révélateur tragique des maux de la santé publique

samedi 20 novembre 2021.
 

Le tribunal administratif de Rouen a récemment condamné le groupe hospitalier du Havre après le suicide d’une infirmière survenu à l’été 2016. Au-delà du drame humain, ce jugement lève un coin du voile sur les logiques financières et managériales délétères ayant cours au sein de l’hôpital public.

La crise de l’hôpital public français à hauteur de femme et de drame personnel et humain. Tel pourrait être, en condensé, le résumé d’un récent jugement du tribunal administratif de Rouen.

Dans une décision prononcée fin octobre, la juridiction a considéré que la responsabilité du groupe hospitalier du Havre (GHH) était engagée pour faute, après que l’institution de santé s’est rendue coupable « d’un manquement à son obligation de sécurité et de protection » envers une ancienne salariée qui s’est donné la mort le 24 juin 2016.

En conséquence, l’hôpital du Havre doit indemniser ses deux enfants et son compagnon à hauteur de 360 000 euros au titre de préjudices multiples. L’établissement de santé dispose d’un délai de deux mois pour faire appel. Sollicitée pour réagir à ce jugement, la direction n’a souhaité faire aucun commentaire.

Dans ce dossier sensible, le lien entre l’activité professionnelle et le suicide de Florence X.*, 43 ans, ne fait pas de doute. D’elle-même, la direction des ressources humaines de l’hôpital a, quelque temps après le suicide, considéré que ce décès était imputable au service.

En revanche, le tribunal administratif de Rouen avait à se prononcer sur d’éventuelles fautes commises par le groupe hospitalier du Havre en amont du geste tragique de l’infirmière. De ce point vue, le récent jugement est aussi limpide qu’accablant pour le GHH.

Il témoigne des négligences de l’hôpital havrais dans la protection d’un agent et, en miroir, de la crise du système public de santé, sur fond d’économies tous azimuts et de réorganisations déficientes et génératrices de souffrance au travail pour les personnels.

L’histoire démarre à l’été 2016, dans un autre monde où la pandémie de Covid-19 n’avait pas encore mis en exergue, de manière béante, les failles du système sanitaire français.

Employée depuis plus de vingt ans par le GHH, en tant qu’aide-soignante puis infirmière, Florence X. se donne la mort à son domicile la veille de son retour au travail. Elle s’était octroyé neuf jours de congés après une nuit de travail particulièrement éprouvante en service de réanimation néonatale.

La mère de famille a laissé un courrier pour justifier son geste indiquant, selon le tribunal, ne plus pouvoir vivre avec le sentiment d’avoir commis « quelque chose de grave ».

Le suicide « résulte du sentiment de culpabilité d’avoir commis une erreur »

Dans la nuit du 14 au 15 juin, soit dix jours avant son suicide, elle a vécu une vacation délicate au service de réanimation néonatale. Ce soir-là, elle a dû procéder à l’admission d’un nouveau-né. L’état de santé du nourrisson s’est ensuite détérioré. L’infirmière en sort très marquée.

« Il résulte de l’instruction, et en particulier de la lettre d’adieu de Florence X. à sa famille, que son suicide résulte du sentiment de culpabilité d’avoir commis une erreur dans la prise en charge en réanimation d’un nourrisson quelques jours avant son autolyse », expose le jugement du tribunal administratif de Rouen.

La juridiction identifie ensuite diverses fautes commises par la direction de l’hôpital dans le cadre d’une réorganisation des services, entrée en vigueur début 2016, obligeant les agents de la filière néonatale à la polyvalence, avec notamment des vacations dans le domaine de la réanimation, où, selon le tribunal, « le degré d’exigence et de technicité des fonctions est manifeste ».

D’après la requête de la famille, ce changement dans l’organisation du travail s’est opéré « à la hussarde », « sans consultation préalable du CHSCT et sans qu’aucune évaluation des risques préalable ne soit menée ». Pis, la direction de l’établissement a systématiquement écarté les alertes en provenance de différents acteurs.

Lors d’un CHSCT, tenu en mars 2016 à propos de la réorganisation du service, les représentants du personnel indiquaient : « La polyvalence mise en place dans ce secteur et notamment en réanimation induit des souffrances des équipes et des médecins. En effet, l’exercice en réanimation nécessite de la pratique. Le manque de technicité de certains agents entraîne un malaise chez les médecins et vice-versa. Dans les équipes de nuit, les agents ont des habitudes de travail, la globalisation risque de leur créer une instabilité. Concernant la réanimation, il faut de réelles aspirations pour travailler dans ce secteur, cinq agents sur huit sont réellement formés. »

Lors de ce cette même réunion, la médecin du travail alertait en ces termes : « La polyvalence en réanimation néonatologie soins intensifs est parfois difficile au regard du turn-over très rapide des patients : les enfants sont non connus, la prise en charge est difficile, à la fois pour les enfants et les patients. De plus, un agent n’est pas du tout formé à la prise en charge d’un enfant en soins intensifs. »

Dans son jugement, le tribunal relève que le GHH « n’a en aucun cas veillé, ni en amont ni au cours des premiers mois d’exercice, à un accompagnement professionnel adapté, notamment au moyen de formations relatives à ce secteur médical particulièrement sensible ».

Contrairement à ce qui lui avait été annoncé en décembre 2015 lors d’un entretien organisé en amont des remplacements précités, Florence X. « n’a pas bénéficié d’une formation appropriée relative à la réanimation ». « Pendant plusieurs mois, des membres du personnel hospitalier, parmi lesquels Florence X., ont été amenés à intervenir dans le secteur des nouveau-nés soumis à des risques vitaux, sans avoir bénéficié d’une formation adaptée », appuie encore le tribunal.

Fait aggravant : Florence X. avait aussi expliqué à sa hiérarchie ne plus vouloir travailler en service de réanimation néonatale après une première expérience intervenue au début de sa carrière d’infirmière. « En dépit des attentes formulées par l’intéressée, son employeur a décidé de la réaffecter au sein de cette entité [service de réanimation néonatale – ndlr] en vue d’y effectuer des remplacements », pointent les magistrats.

Et de conclure : « L’absence de prise en considération du souhait de Florence de ne plus exercer en service de réanimation, à laquelle s’est articulée l’absence d’accompagnement à la prise de fonctions dans ce secteur, doivent être regardées comme constitutives d’une faute. »

Cette restructuration était donc pathogène pour les travailleurs qui la subissaient.

Karim Berbra, avocat de la famille de Florence X.

Le suicide de Florence, au-delà du drame personnel et humain, apparaît, au moins en partie, comme un révélateur des maux du service public de la santé.

Dans sa requête auprès du tribunal administratif, Karim Berbra, avocat de la famille de Florence X., souligne que la réorganisation de la filière néonatale évoquée plus haut découle, in fine, de plusieurs lois visant à comprimer les dépenses hospitalières, notamment en janvier 2016, soit six mois avant le suicide de Florence, avec la création des groupements hospitaliers de territoire (GHT). Cette réforme succédant à l’instauration – très controversée – de la tarification à l’acte (T2A).

Dans un rapport daté de 2015 consacré au GHH, la chambre régionale des comptes de Normandie constatait sans détours que le projet médical 2012-2017 était « axé sur le rétablissement de la situation financière par la modification de ses organisations ».

« Cette restructuration de l’activité des hôpitaux publics avec une exigence imposée de réduction des coûts et de réalisation d’économies, couplée à un mode de financement favorisant la quantité à la qualité du travail, le tout avec une réduction des moyens matériels et humains, était donc par nature pathogène pour les travailleurs qui la subissaient », plaide le conseil.

L’introduction de critères de productivité dans la bonne conduite du service public de la santé a été source du développement de risques psychosociaux dans bon nombre d’établissements, en particulier à l’hôpital du Havre. « Dès 2012, le service de médecine et santé au travail de l’hôpital relevait une hausse significative des agents victimes de risques psychosociaux au sein de l’établissement », argue ainsi Me Berbra.

Et l’avocat de mentionner ensuite « la tentative de suicide d’un autre agent au sein de l’établissement » en 2014. Il évoque enfin « une souffrance au travail constatée par le cabinet d’expertise SECAFI en janvier 2016, expert agréé auprès des CHSCT ».

« La direction a donc régulièrement, et depuis plusieurs années, été alertée sur l’augmentation et l’importance de la souffrance au travail des agents de l’Hôpital par l’ensemble des interlocuteurs : médecine du travail, organisations syndicales, représentants du personnel, experts CHSCT… », estime l’avocat. Lire aussi

Dossier. Pour comprendre la crise de l’hôpital Par La rédaction de Mediapart

À la suite du suicide de Florence X., une enquête interne paritaire a été déclenchée sur la prévalence des risques psychosociaux au sein de l’établissement. Ses conclusions étaient accablantes : « Il est apparu que 92 % des agents ressentaient une violence institutionnelle dans l’organisation de travail. »

À propos du cas particulier de Florence, le constat de la commission d’enquête paritaire est on ne peut plus clair : « Vu le nombre de risques psychosociaux rencontrés dans cette enquête paritaire et l’analyse du dossier administratif de Me Florence X. qui fait état d’un parcours professionnel exemplaire et dans lequel on retrouve à plusieurs reprises ses souhaits de rester en néonatologie et de ne pas travailler en réanimation, on constate que Florence X. a été exposée à plusieurs facteurs de risques psychosociaux. Cette multiplication de risques psychosociaux subits et inscrits dans la durée est un élément aggravant. »

Par Manuel Sanson (Le Poulpe)


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