La gauche en quête de sens

lundi 15 novembre 2021.
 

La gauche évitera-t-elle le désastre au printemps prochain ? Quelle que soit l’issue de la compétition, l’ampleur de la reconstruction sera considérable. Encore devra-t-on comprendre ce qui a plongé la gauche dans un tel marasme. Analyse de Roger Martelli.

Il fut un temps où le peuple avait en son cœur un groupe central, les ouvriers. Ce groupe s’étendait continûment, par les vertus de l’industrialisation et de l’urbanisation. Son organisation en « mouvement ouvrier » tendait en outre à l’unifier peu à peu, l’installant en classe objective et subjective. Le mouvement lui-même s’entremêlait enfin avec les fluctuations d’un large courant d’idées : il est né au cœur de la Révolution de 1789-1794 ; il a été relancé par les trois révolutions populaires du XIXème siècle (1830, 1848, 1871) ; il a alimenté les représentations d’une gauche proprement politique. Un groupe central, un mouvement ouvrier, une gauche bien identifiée…

Le mythe du « bloc » social, bourgeois ou populaire

La gauche ne se réduisait pas à un ensemble de partis politiques. Elle se présentait plutôt comme un vaste complexe associant, de façon mouvante, du social, du politique et du symbolique. Jusqu’à la fin du siècle dernier, elle reliait de la contestation, plus ou moins massive, violente et radicale, à quelque chose qui relevait d’une espérance sociale, centrée sur les notions d’égalité et de justice. Elle s’exprimait sous des formes différentes, la « Sainte Égalité » des sans-culottes, la « République démocratique et sociale » des années 1848-1871 et, plus simplement, la « Sociale » du mouvement ouvrier. C’est cette articulation de la critique et d’un horizon de rupture nécessaire et possible qui faisait que la colère, même explosive, pouvait échapper au déferlement du ressentiment. On lui doit cette capacité à modeler le système capitaliste dominant qui, des années 1930 aux années 1980, a imposé les ajustements régulateurs de « l’État-providence ».

Cette longue séquence historique est forclose, dans sa cohérence tout au moins. La phase d’unification relative autour du référent ouvrier a laissé la place à un phénomène inverse d’émiettement des groupes dominés. Comme l’annonçait le Manifeste du parti communiste en 1848, le capitalisme s’est universalisé ; mais il ne s’est pas simplifié en se mondialisant. Si la polarité produite par la distribution inégale des ressources reste de règle, elle traverse tous les territoires, toutes les sociétés et tous les groupes qui les composent. Il n’y a donc pas aujourd’hui un Nord et un Sud, un centre et une périphérie, un peuple et une élite. Le « bloc » social, bourgeois ou populaire, est un mythe.

Le mouvement social orphelin du politique

De son côté, l’espérance sociale a été ébranlée par les remous tragiques du XXème siècle. Le communisme politique a pâti de l’enlisement d’un modèle soviétique, volontariste et étatiste, dont il a fait trop longtemps une base majeure d’identification. Les dissidences du mouvement communiste, enfermées dans les souvenirs fantasmés du bolchevisme russe, n’ont jamais pu sortir de la marginalité. Le tiers-mondisme, enserré dans les filets du néocolonialisme et de ses succédanés, n’a pas produit un modèle émancipateur alternatif. Quant au socialisme européen, qui a fait longtemps son miel de l’État-providence, il n’a pas réussi à se relancer durablement après l’effondrement des équilibres d’après 1945.

Au total, la gauche n’a pas su reformuler le socle symbolique qui l’avait soutenu pendant au moins un siècle. Quant au mouvement ouvrier – qui a trouvé en mai-juin 1968 son apogée en même temps que son chant du cygne –, il n’a cessé d’hésiter entre renoncements et nostalgie. Du coup, s’il n’a pas disparu, il n’est plus en état de colorer l’ensemble des insatisfactions, des colères et des attentes, au sein de sociétés engagées dans d’autres voies que celles de la croissance industrielle et urbaine. Il est vrai que cette croissance avait à la fois ses douleurs et ses drames, mais aussi ses espoirs dans un progrès continu, porté par la science et la déferlante des luttes des dominés. Or cet optimisme n’est plus de rigueur. La place est donc libre pour les amertumes, les incertitudes et la peur.

La conflictualité sociale est toujours là – on se reportera sur ce site aux analyses très documentées d’Alain Bertho. Extrêmement combative, parfois violente, elle se distingue toutefois des mobilisations du passé. La lutte peut relever d’une cause : le climat, le refus des discriminations de race ou de genre, la dénonciation des violences sexistes. Elle peut être plus globale et plus nettement interclassiste, comme le mouvement des Gilets jaunes. Dans ce dernier cas, le plus nettement populaire, le refus exacerbé de la mise à l’écart et du mépris social a été le moteur le plus partagé de l’engagement des individus.

Mais, à la différence des mobilisations du mouvement ouvrier, celles du temps présent ne trouvent pas le coagulant symbolique qui adossait la colère à l’attente d’une logique sociale plus égalitaire et plus attentive à la dignité de chaque individu. Faute du « Principe Espérance », cher au philosophe allemand Ernst Bloch, et faute d’une identification claire de la cause des maux sociaux, la colère peine à se fédérer, se tourne volontiers contre le bouc émissaire et peut dériver vers un ressentiment de repli et d’exclusion. Sans qu’il y ait manipulation directe et massive, les conflits le plus récents se sont ainsi glissés dans une évolution politique plus favorable à l’extrême droite qu’à une gauche de critique sociale assumée.

La place est libre pour les amertumes, les incertitudes et la peur.

L’extrême droite a imposé son terrain

De fugaces espoirs en cruelles désillusions, la gauche a perdu la main sur la marche des idées. En peu de temps, l’air du temps a changé de camp. Tout a commencé dans les années 1970. Quand s’essouffle la grande croissance de 1945-1975 émerge un constat de crise de la démocratie occidentale, accusée de ne pouvoir traiter la masse croissante des demandes sociales, portées par des sociétés de masse et de consommation. Sous les auspices d’un club mondial très élitiste – la Commission Trilatérale [1] – s’ébauche dès 1975 la notion de « gouvernance », empruntée au monde de la grande entreprise privée. La démocratie souffrant d’une grave carence d’autorité qui la rend « ingouvernable », seule une régulation par les « compétences » serait à même de conjurer le risque de l’explosion sociale et de retrouver les chemins de l’efficacité. La logique technocratique des sachants devrait prendre le pas sur les équilibres fragiles des représentants.

À peu près au même moment, une autre conviction s’installe du côté de l’extrême droite française. Un des premiers, Alain de Benoist, philosophe pionnier de la « Nouvelle Droite », théorise l’hypothèse selon laquelle, après deux siècles dominés par la thématique de l’égalité, le XXIème siècle devrait voir l’expansion irrésistible d’un désir d’identité [2]. La Trilatérale et la Nouvelle Droite ont un point commun : la certitude que les inégalités d’accès aux biens, aux savoirs et aux pouvoirs et les distinctions de fonction qui en découlent sont une condition de toute progression sociale. Il restait à trouver la conjoncture qui pouvait les réunir pleinement. C’est chose faite à la charnière des deux siècles.

L’islam est le nouvel ennemi principal et son vecteur le plus puissant se trouve dans les mouvements migratoires.

Une fois démantelé le système soviétique européen, alors que semble l’emporter l’idée que le libéralisme a triomphé du communisme, le même Samuel Huntington qui « inventa » la gouvernance en 1975 impose dans les années 1990 le concept du « choc (clash) des civilisations ». Il suggère que toute l’histoire repose désormais sur l’affrontement d’un Occident qui dispose de la richesse, mais décline démographiquement, et d’un islam qui n’a pas les attributs de la puissance, mais qui a pour lui l’élan démographique et le mordant d’une doctrine. Un peu plus tard, en 2004, il expliquera que la paix civile étasunienne est menacée par la montée des minorités, notamment hispanophones, qui viennent perturber l’hégémonie historique du noyau fondateur, blanc et anglophone [3]. Le choc des civilisations aurait pris le pas sur la lutte des classes, les conflits entre impérialismes et la guerre froide…

Après le 11 septembre 2001, le « choc » tourne à « l’état de guerre », qui justifie « la guerre globale contre la terreur » et autorise le recours à « l’état d’exception ». En se globalisant, la guerre devient plus que jamais la norme et met en avant « l’obligation internationale de protection » (ONU, décembre 2004). En 1977, Alain de Benoist récusait « l’angélisme » et écrivait que « les identités peuvent s’affronter entre elles ». Il ajoutait qu’il « est parfaitement normal de défendre sa propre appartenance ». Avec le XXIème siècle naissant, une nouvelle doxa est ainsi solidement en place, qui ne fait que prolonger l’intuition de la droite extrême : l’Occident est fragilisé parce que des forces expansives érodent son identité ; il peut mourir, parce qu’il ne sait plus ce qu’il est et que d’autres agissent pour qu’il ne soit plus ce qu’il était.

Alors que la sécurité redistributrice était le drapeau de l’État régulateur des Trente Glorieuses, l’insécurité et le besoin de protection sont des facteurs de légitimité maximale pour un État qui se veut « modeste ». Un sentiment recouvre les peurs : « nous ne sommes plus chez nous » et « notre identité est menacée ». L’islam est le nouvel ennemi principal et son vecteur le plus puissant se trouve dans les mouvements migratoires. On redoutait naguère les effets des migrations sur la masse salariale et sur l’emploi ; désormais, la nouvelle apocalypse se fixe sur le « grand remplacement », inéluctable si un sursaut national et protectionniste ne vient pas l’enrayer.

La gauche a perdu la bataille des idées

Affirmer sa puissance contre toutes les autres, protéger son identité, assurer sa sécurité : la trilogie de la peur ordonne désormais le débat d’idées. Le problème est que la gauche a globalement capitulé. Elle a pu le faire, par défaut, en expliquant que le vrai débat était du côté du « social ». Elle l’a fait aussi au nom du postulat qu’il ne faut pas laisser le terrain à la droite et à l’extrême droite.

Or l’investissement du terrain par la gauche s’est fait bien souvent en se soumettant à des normes prédéfinies. Le premier recul s’est opéré sur la tentation sécuritaire. Entre 1997 (Assises de Villepinte) et 2002 (loi sur la sécurité quotidienne), le Parti socialiste s’est mis à assurer que le « laxisme » et « l’angélisme » étaient des legs dépassés de la gauche. Plus tard, en novembre 2014 puis en 2015, une majorité parlementaire de gauche a décidé de « renforcer les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme » et d’étendre sans précédent les procédures d’écoute et de contrôle des individus. Avec le temps, sans que toute la gauche en ait conscience et s’insurge, s’installe le long cheminement judiciaire et policier qui, en un siècle, fait passer du criminel « responsable » au criminel « né », puis au criminel « potentiel » que l’on doit dépister et détecter avant même qu’il ne passe aux actes. Individus, territoires, populations à risque, que l’on trace, contrôle, parque et isole… De même que la nation des années 1880-1914 s’était enlisée dans le nationalisme belliciste le plus échevelé, de même la sécurité s’est fondue après 2001 dans le magma d’un sécuritaire globalisé et théorisé. Et, comme en 1914 face au délire cocardier, la gauche en bloc n’a pas su résister.

À l’arrivée, s’installe dans le débat public un étrange continuum qui relie une extrême droite conquérante, une droite déboussolée et une partie de la gauche, fût-elle « radicale », à la recherche du « peuple » qui l’a délaissée.

Une partie de la gauche a de même capitulé sur la question de l’identité. En 2014, Christophe Guilluy [4] oppose en bloc la France « métropolitaine » » et la « périphérique ». Il ajoute que les gouvernants ont eu le tort de porter leurs efforts sur les « quartiers » des métropoles – à forte concentration immigrée – au détriment des « natifs » de la France périphérique. En 2015, Laurent Bouvet [5] met certes en garde contre le « piège identitaire », mais il en fait porter la responsabilité sur les « minorités » qui, en insistant sur la « diversité » et en récusant « l’intégration », attisent les crispations identitaires de la « majorité ». L’invisibilité des discriminés deviendrait ainsi la clé de toute paix sociale future, comme l’étaient jadis le cantonnement des « classes dangereuses » et l’invisibilité des ouvriers dans la cité industrielle en expansion.

Ce retour au « monde que nous avons perdu » [6], alimenté par les désordres de la « mondialisation » capitaliste, pousse certains à opposer, au « bougisme » du temps présent, les vertus de l’immobilité et de la sédentarité villageoise du passé. Poussant très loin la métaphore du « village », au nom d’une critique radicale de l’idée de progrès, le philosophe Jean-Claude Michéa récuse la mobilité et la modernité du capitalisme marchand et des « élites », en vantant les vertus apaisantes et figées de la décence et de la tradition, présentées comme des attributs populaires primordiaux [7].

De l’hypothèse théorique à la pratique politique, le chemin est de plus en plus court. De même que le raidissement intellectuel d’un Alain Finkielkraut a préparé la radicalisation de la droite classique, de même les brûlots d’intellectuels venus de la gauche ont nourri l’inflexion vers la droite de bien des discours de la gauche officielle. À l’arrivée, s’installe dans le débat public un étrange continuum qui relie une extrême droite conquérante, une droite déboussolée et une partie de la gauche, fût-elle « radicale », à la recherche du « peuple » qui l’a délaissée. La République est convoquée pour délégitimer les combats contre les discriminations, la laïcité est encensée pour vanter l’uniformité des croyances et des mœurs, l’universalisme sert à prôner l’intégration pure et simple des « minorités » dans le moule de la « majorité ». Quant à l’immigration, elle est presque toujours un risque, qu’il convient de canaliser quand il ne s’agit pas de la stopper. Le temps est venu de ce « confusionnisme » que décortique avec bonheur le sociologue Philippe Corcuff [8].

Si vouloir rassembler la gauche reste un objectif nécessaire, il est vain de sous-estimer les contradictions épaisses que cela implique de traiter. Chercher à y parvenir le plus vite possible est un état d’esprit raisonnable. Il est tout aussi pertinent de mesurer ce que cela suppose de patience, de tolérance et de désir d’innovation radicale. L’avenir de la gauche passe avant tout par sa refondation, intellectuelle, symbolique, pratique et organisationnelle. Voilà qui devrait relever de la mise en chantier, pas de la proclamation.

Réflexions prudentes sur une prospective

1. En 2017, la gauche est entrée dans ses basses eaux, présidentielles et législatives. Au fil des élections, depuis 1981, elle a perdu le socle sociologique qui avait fait sa force dans les décennies précédentes. Ouvriers et employés votaient majoritairement à gauche en 1981 ; en avril 2017, 70 à 75% des ouvriers qui votent vont vers l’extrême droite et moins d’un tiers vers la gauche. Du coup, à l’automne 2021, les sondages enferment la gauche dans une fourchette modeste d’un quart à moins d’un tiers des intentions de vote.

2. Contrairement aux constats trop simples, ce n’est pas que la société ait massivement viré à droite. À bien des égards, la société n’est ni à droite ni à gauche. Elle distribue les représentations et les comportements sur une pluralité d’axes possibles : acceptation ou refus de l’ordre social, appartenance de classe, haut ou bas, confiance ou méfiance, ouverture ou fermeture, etc. Dans l’espace politique, c’est le face-à-face de la droite et de la gauche, autour du couple de l’égalité et de la liberté, qui a ordonné la dynamique des conflits. Aujourd’hui, le dualisme est contesté ; il n’en continue pas moins d’être le déterminant le plus solide du vote et du non-vote. Force est alors de constater que, si la gauche et la droite ont toutes deux perdu de leur sens, la gauche s’est trouvée la plus affaiblie. Aux yeux de nombre de ses partisans, elle a perdu massivement ses repères au fil des décennies, confondant trop souvent la fidélité et l’immobilisme ou la mobilité et le renoncement. Au fil des conjonctures, des courants de gauche ont fini par oublier que le souverainisme n’est que la caricature du désir de souveraineté, que le protectionnisme finit par contredire le souci de la protection et que la crispation identitaire est la pire ennemie du libre choix des appartenances.

Le communisme français, qui a longtemps donné le ton, s’est affaibli, puis marginalisé. Le PS mitterrandien a pris un temps la relève, mais s’est abîmé, dans les tournants de 1982-1984, puis dans les impasses européennes du social-libéralisme. La France insoumise s’est glissée en 2017 dans les habits du socialisme-communisme d’hier, mais n’a pas compris les ressorts du vote Mélenchon et a érodé les vertus rassembleuses de sa campagne présidentielle. Quant aux écologistes, en principe dopés par la montée des angoisses climatiques, ils ne parviennent pas à sortir, depuis le milieu des années 1980, du balancement entre réalisme et rupture.

À gauche, l’éparpillement et l’exacerbation des concurrences ne sont que des symptôme d’une carence de projets.

3. En longue durée, de grandes représentations du monde et des sociétés structurent plus ou moins les familles politiques. Aujourd’hui, le pouvoir en place et l’extrême droite s’appuient sur une cohérence lisible. D’un côté, un projet économiquement libéral, autoritaire et ouvert sur l’extérieur (Europe, monde) ; de l’autre côté, un projet à la fois « illibéral », protectionniste et excluant. Le fait nouveau est que l’émergence d’Éric Zemmour vient perturber l’incarnation du second projet, jusqu’alors trusté par la personnalité de Marine Le Pen.

Il n’est pas sûr pour autant la gauche éparpillée et la droite parlementaire écartelée entre macronisme et extrême droite puissent tirer profit de l’intrusion. À gauche, en tout cas, l’éparpillement et l’exacerbation des concurrences ne sont que des symptôme d’une carence de projets.

4. Or ni l’accumulation de propositions ni même leur rassemblement en programmes ne peuvent servir de substitut au projet qui donne sens. Seul un récit cohérent peut redonner aux gauches leur pouvoir d’attraction, en reliant une visée, une méthode et le processus politique complexe qui les fait vivre dans la durée. Il ne suffit pas dès lors de se réclamer de l’inévitable « changement de paradigme » autour duquel tout devrait se réorganiser. La société est un tout et nulle rupture, qu’elle soit sociale ou civilisationnelle, ne dérive de l’action sur un maillon unique, même s’il est marqué du signe de l’urgence, écologique ou sociale.

Aucun projet subversif et réaliste ne peut se dispenser de raisonner continûment en termes de processus et de contradictions. Rien ne change sans la mobilisation concrète et immédiate des individus ; mais cette mobilisation est fragile si elle reste corsetée par les logiques qui régissent la distribution des avoirs, des savoirs et des pouvoirs. Il n’y a pas de changement humainement soutenable si l’accumulation prédatrice des biens prime toujours sur le développement sobre des capacités humaines ; mais aucun changement profond et durable n’est pensable sans majorité pour le vouloir et le conduire et aucune majorité n’est possible sans travail dans la durée pour la construire et la maintenir. En bref, on ne peut espérer améliorer les choses sans rupture tangible et immédiatement perceptible ; mais il ne sert à rien d’évoquer la rupture sans le temps long de sa construction collective. Les contradictions sociales ne se nient pas : elles s’assument. C’est la fonction du projet que de mettre en scène cette ambition.

On peut récuser la mondialisation et se réclamer de la mondialité, ne pas tourner le dos à la nation et se méfier du souverainisme.

5. Une stratégie de changement radical ne repose ni sur d’improbables cartels de gauche ni sur la constitution d’illusoires blocs sociaux. Elle suppose de rassembler une majorité de dominés, autour d’une visée cohérente servant de pivot à la construction d’un pôle dont le maître mot est l’émancipation. Politiquement, il s’agit d’articuler de façon nouvelle le rassemblement du « peuple », celui de la gauche et la promotion d’une gauche bien à gauche. Inutile pour cela de rêver du retour à un passé fantasmé. Le monde et la société restent régis par les logiques de dépossession, mais ne sont plus ce qu’ils étaient. L’inégalité ne peut plus s’analyser sans la discrimination qui la modèle et la légitime. La mise en commun ne dérive pas de la seule juxtaposition des communautés, du recours à un universalisme abstrait ou de la confusion entretenue entre le public et l’État. On peut récuser la mondialisation et se réclamer de la mondialité, ne pas tourner le dos à la nation et se méfier du souverainisme. Il ne s’agit plus de balancer perpétuellement entre l’individu et le collectif, mais d’en repenser radicalement les contours et l’articulation.

La gauche historique avait fini par réconcilier la République et le monde ouvrier. Elle a pu le faire en raccordant la dynamique sociale, la construction politique et le travail intellectuel et culturel. Or l’histoire a dissocié ces champs, pour de bonnes et de moins bonnes raisons ; comprendre ce qui a défait les liens et imaginer ce qui peut les retisser est ainsi tout aussi stratégique que de retrouver un langage commun dans le champ des partis. Cela ne se règle ni par l’inflation des mots nouveaux (l’« intersectionnalité » est de ceux-là) ni par le montage de savants meccanos.

En bref, si vouloir rassembler la gauche reste un objectif nécessaire, il est vain de sous-estimer les contradictions épaisses que cela implique de traiter. Chercher à y parvenir le plus vite possible est un état d’esprit raisonnable. Il est tout aussi pertinent de mesurer ce que cela suppose de patience, de tolérance et de désir d’innovation radicale. L’avenir de la gauche passe avant tout par sa refondation, intellectuelle, symbolique, pratique et organisationnelle. Voilà qui devrait relever de la mise en chantier, pas de la proclamation.

Roger Martelli

Notes

[1] C’est un think tank international des années 1970. D’inspiration étasunienne, il associe des responsables politiques, des chefs d’entreprise et des intellectuels : du côté français, Raymond Barre, Roland Dumas, Jacques Delors, Alain Poher et Jacques Chirac participeront à ses travaux. En 1975, la Trilatérale publie un rapport remarqué, intitulé La Crise de la démocratie, rédigé par trois universitaires réputés : le Français Michel Crozier, le Japonais Joji Watanuki et l’Américain Samuel Huntington.

[2] Alain de Benoist, Vu de droite. Anthologie critique des idées contemporaines, Copernic, 1977 (en 1978, l’Académie française lui décerne le Grand Prix de l’essai)

[3] Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 1997. Du même, Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures, Odile Jacob, 2004.

[4] La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014

[5] L’Insécurité culturelle, Fayard, 2015

[6] Jean-François Sirinelli, Ce monde que nous avons perdu. Une histoire du vivre-ensemble, Tallandier, 2021

[7] Jean-Claude Michéa, Les mystères de la gauche : De l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, Climats, 2013

[8] Philippe Corcuff, La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Textuel, 2021


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message