Zemmour "une prédilection marquée pour l’excessif et pour le faux"

dimanche 14 novembre 2021.
 

Les travaux de l’historien israélien Simon Epstein ont souvent été mis en avant par la droite national-populiste, et par Éric Zemmour en particulier, pour discréditer la gauche, l’antiracisme, les dreyfusards, réhabiliter leurs adversaires et réécrire l’histoire. L’auteur, qui n’avait jusqu’alors jamais commenté ces usages et mésusages, nous livre son point de vue sur le phénomène Zemmour.

Histoire (France) : Zemmour d’un point de vue juif

J’ai un problème avec Zemmour. C’est un personnage balzacien, qui fait montre d’un culot immen­se. Hérissés de jugements péremptoires et d’assertions tran­chantes, ses livres l’ont rendu célèbre. Il a le sens de la formule, il est cas­sant et réduc­teur, comme on l’est aujourd’hui. Il ne pratique pas la nuance. Il vol­tige avec aisance entre le vrai et le faux, avec une prédilection marquée pour l’excessif et pour le faux. Il est pro­digue en documentation mais n’est pas poin­tilleux – c’est un euphé­misme – dans l’usage qu’il en fait. On a envie de le pasticher tant il crépite de cita­tions historiques, les unes appropriées et les autres non.

Il lui arrive, à ce sujet, de faire référence à deux de mes livres. L’un, [1] qui re­trace le destin insolite des dreyfusards qui vivront assez vieux pour connaître la Seconde Guerre mondiale et l’occupation de la France par les Allemands. L’autre [2], qui tente de comprendre pour­quoi on trouvait tant d’ex-« antira­cistes » (venus de la gauche et de l’extrême gauche) dans la Collabo­ration et tant d’ex-antisémites (ve­nus de la droite et de l’extrême droite) dans la Résistance. Zem­mour me cite parfois à bon escient. Il me cite souvent en accentuant mon propos et en m’at­tri­­buant des conclu­sions qui sont siennes et non pas miennes. Il brandit de temps en temps un « comme l’écrit l’historien Simon Epstein » pour énoncer quel­que chose que je n’ai pas écrit comme il le dit, ou pis encore, que je n’ai pas écrit du tout.

Je ne m’en suis pas formalisé. Avant tout, parce que « frankly my dear, I don’t give a damn »1. Ensuite, parce que Zemmour, dont je pensais qu’il n’était pas un mauvais boug­re, n’était pas seul à bruta­liser l’Histoire : c’était coutumier dans la vie intellectuelle en général et dans les dé­bats politico-médiati­ques en par­ticulier. Enfin, parce que je trouvais drôle, vraiment drôle, que « ce vieux pays gallo-romain »2 qui est aussi « la fille aînée de l’Égli­se »3 ait confié à un Juif – eh oui – la triple tâche de chanter sa gran­deur d’an­tan, de pleurer son identité outra­gée et de hisser, à nouveau, sa vieille bannière. Zemmour avait remplacé Jeanne. C’était à lui, désormais, de ra­masser « le tronçon du glaive »4 et de « sonner la charge »5.

Je ne sais quelle marque (providentielle ou funeste, ou bien, ce qui n’est pas à exclure, fugace et inoffensive, ou bien même, désopilante) il laissera dans l’histoire de France. Ce n’est pas l’ob­jet de ces lignes. Je m’inquiète ici de la place qu’il tiendra, et qu’il tient sans doute déjà, dans la lon­gue et tumul­tueuse histoire des Juifs de ce pays… Les Juifs de France, comme ceux de toute la Diaspora, savent qu’ils s’expo­sent à l’antisémi­tis­me, ce phéno­mène irré­duc­­tible qui alterne ses phases de ré­mission, parfois cour­tes et par­fois longues, ses périodes de hausse, ses flambées d’exacer­bation, puis de nouveau ses phases de ré­mis­sion. Les Juifs savent aussi que cer­tains d’entre eux – minoritai­res, heureu­sement – ne résis­tent pas à la pression et com­posent avec l’an­tisé­mi­tisme. Dans cer­tains cas, ils parti­cipent à sa propaga­tion.

C’était souvent l’extrême gauche qui illus­trait ce principe. J’évo­querai pour mémoire l’hiver 1953, quand les communistes juifs rivalisaient de servilité pour flétrir le noir com­plot des médecins juifs soviéti­ques. Plus récem­ment, dans les mouvances islamo-gauchistes, on trouve des Juifs professant une haine radicale de l’État d’Israël et du peuple juif. Ces Juifs antisionistes sont chargés de faire la leçon aux manifestants « humanitaires », soumis ou insoumis, qui crient « Mort aux Juifs ! » dans les défilés pour la Pales­tine. Ils leur expliquent, avec toute la douceur qui s’impose, qu’il est des revendications qu’on doit se garder, pour d’évi­den­tes raisons tactiques, d’ex­primer en public.

La différence avec Zemmour est qu’il est à l’extrême droite et non à l’ex­trême gauche. Il s’apparente aux « trumpistes » américains et à leurs homologues hongrois et autres, et il est, en France, la figure de proue de cette nouvelle manière de faire de la politique. Ses petites phrases sur Dreyfus (qui, à ses yeux, n’était pas vrai­ment inno­cent) ont une mauvaise odeur de moisi. Son apologie de Pétain (qui, selon lui, n’était pas vraiment cou­pab­­le) le localise dans l’extrême droite post-vichyssoi­se. Elle le positionne aux lisières (qu’il ne fran­chit pas, car Juif, il y serait mal reçu) de l’ultradroite néonazie. Il en va de même pour sa répudiation des lois Pleven et Gays­sot, ces lois dont la suppression laisse­rait le champ totalement libre au racis­me, à l’antisémitis­me et au négation­nis­me. Quant à s’en prendre aux en­fants juifs massacrés à Tou­louse, et qui reposent en terre d’Is­raël, c’est tout sim­plement ab­ject… Lorsque Zemmour fustige les femmes, les im­migrés, les homo­sexuels, les socia­listes, les centristes, les élites, les bobos, il le fait par con­vic­tion profonde, fas­ciné qu’il est par cette rhétorique d’ex­trême droite qu’il a lui-même enrichie, fort copieusement faut-il dire, d’élucubrations nouvelles.

Mais quand il étrille les Juifs, il le fait aussi par ingéniosité médiatique. Sa mission histo­rique, telle qu’il la conçoit, est en effet de récon­cilier la bour­geoi­sie patrioti­que et les classes populaires. En langage décodé, en politique de terrain, cela signifie qu’il mise à la fois, ce qui est difficile, sur les élec­teurs de la droite républi­caine et sur ceux de l’ex­trême droite po­puliste. Or qu’il soit lui-même juif, voilà qui rassure les pre­miers (il n’est pas un fasciste, on peut voter pour lui). Et qu’il soit juif tout en malmenant les Juifs, voilà qui aguiche les seconds (il n’est pas un « vendu », on peut compter sur lui). Les premiers apprécient qu’il invoque Péguy et encense de Gaulle. Les se­conds goûtent qu’il dénigre Zola et réhabilite Pétain… Son origine juive, dont il ne fait pas mys­tère, l’aide à program­mer une marche sur Paris qui, en toute plasticité doctri­nale, passerait à la fois par Londres et par Vichy.

Si la tendance révélée par les der­niers sondages se confir­mait, en d’aut­res termes, s’il parvenait à fidéliser durablement les deux apports électoraux dont l’as­semblage est essentiel à sa percée, et s’il leur ad­joignait les abstentionnistes que son esbroufe a tiré de leur apathie, il dispose­rait d’une masse de suffrages am­­ple­ment suffisante à bouleverser la présidentiel­le de 2022. Sous certaines con­­di­tions, et avec un peu de chance, il serait en mesure de faire ce que les deux Le Pen, chacun en son style, n’avaient pas réussi à faire, à savoir séduire les votes républi­cains sans perdre les votes antirépublicains, et réciproquement. Il serait à même de briser, ou tout au moins de fis­surer le fameux « plafond de verre » qui, depuis de longues années, faisait ob­stacle à l’extrême droite françai­se. Ce ré­sul­tat, il le dev­rait à son bagout, à son savoir-faire stratégique et à son opi­niâtreté. Il le devrait, aussi, à son ori­gine juive, car « il est difficile de le qualifier de nazi ou de fasciste. Cela lui donne une plus grande liberté »6.

Zemmour n’aura donc pas à se demander si « Paris vaut bien une messe »7. Historique­ment, il est de la lignée d’Arthur Meyer, le directeur du Gau­lois, qui se con­vertit au catholi­cisme en 1901. Il prolonge aussi Edmond Bloch, qui fré­quenta l’ex­trême droite française des années trente et qui, lui aussi, finit par se con­vertir au catho­licisme. Mais Zemmour, qui aspire à un destin national quand ses deux devan­ciers n’avaient joui que d’une noto­riété pas­sagère, n’aura pas à les suivre jusqu’au bénitier. Loin d’être un handicap dans sa « résistible ascen­sion »8, sa ju­déité lui sert, en quelque sorte, de joker imparable… C’est du grand-art et du jamais-vu, reconnais­sons-le. Au plan politique, c’est passionnant à observer. Au plan juif, « j’avoue que je suis épouvanté »9.

Simon Epstein, historien

Notes :

[1] Comme disait Rhett Butler.

[2] Comme disait Xavier Vallat.

[3] Comme disaient les rois de France.

[4] Comme disaient Paul et Victor Margueritte.

[5] Comme disait Paul Déroulède.

[6] Comme disait Jean-Marie Le Pen, tout récemment.

[7] Comme disait Henri de Navarre.

[8] Comme disait Berthold Brecht.

[9] Comme disait Léon Blum.

• LEDDV. 2 novembre 2021 :


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