Éric Zemmour et la république ultra-libérale

lundi 1er novembre 2021.
 

Éric Zemmour est-il en train de supplanter le Rassemblement national et sa cheffe de file Marine Le Pen à l’extrême droite ? Sur quelles bases ? Mais surtout : comment l’affronter ?

La candidature d’Éric Zemmour marque une rupture avec l’histoire récente de l’extrême droite en France. Marine Le Pen, en effet, a mené avec le FN/RN une stratégie d’usurpation (réactionnaire) du mouvement ouvrier. Franchement anti-libérale dans de nombreux domaines – de la réforme des retraites au libre-échangisme –, elle a constitué sa vitrine politique en terre ouvrière à Hénin-Beaumont. Si ses contradicteurs anticapitalistes l’ont régulièrement accusée (à raison) d’œuvrer à la division des classes populaires au profit du patronat, elle se positionne, elle, comme une protectrice des classes populaires face à une l’immigration déchaînée par le grand capital. La « préférence nationale » fonctionne dans son propos comme un moyen de maintenir l’État-providence à flot en le réservant aux Français.

On ne retrouve pas non plus trace chez elle de l’obsession anti-communiste habituellement constitutive de cette famille politique et dont la référence à l’URSS est un passage obligé : il s’agit de concurrencer la tradition communiste plutôt que de s’en distinguer.

Ainsi, en 2015, face à Pierre Laurent, alors secrétaire national du PCF, Florian Philippot se contentait d’affirmer que le PCF était marginal [1]. Marine Le Pen se comporte de la même manière face à Philippe Poutou lorsqu’il la met en cause lors du grand débat de la présidentielle en 2017. Quant à Jean-Luc Mélenchon et aux insoumis, le FN/RN les range dans les rangs des « mondialistes » crypto-socialistes à qui l’on s’adresse comme à des socialistes.

Éric Zemmour, pour qui « Marine Le Pen a des réflexes de femme de gauche » [2], ne joue pas du tout dans le même registre. En effet, il défend une doctrine largement marquée par les traditions ultra-libérales. La présentation qu’il fait de ses idées, depuis la rentrée 2021, coche toutes les cases :

La dénonciation du modèle social français et de l’assistanat : « Notre problème n’est pas les inégalités, notre problème, c’est la baisse de la production française, c’est la baisse de l’accroissement de la richesse française, et pourquoi ? Parce que notre modèle social est obèse. Et pourquoi notre modèle social est obèse ? Parce qu’il a renoncé à ses deux principes. Le premier, qui est de lier les contributions au travail, nous avons de plus en plus de prestations sociales qui ne dépendent pas du travail mais qui dépendent de l’assistanat, et deuxièmement nous sommes sortis d’un modèle de solidarité nationale, je dis bien nationale, pour un modèle de solidarité universelle. » [3]

Le remboursement de la dette publique et la pression budgétaire sur les politiques sociales : « Ça a été une catastrophe, quand la révolution a refusé de payer la dette, et qu’on a fait la fameuse banqueroute des deux tiers. On l’a payé très cher après. Donc, oui, on rembourse la dette. [Mais aujourd’hui], on s’endette pour financer un État-Providence complètement fou. On a des dépenses sociales qui sont astronomiques. » [4]

La réforme des retraites : « Je suis favorable au report de l’âge légal de la retraite. On peut évaluer 64 ans en 2030, par tranches de 3 mois. Il faut aussi aller vers un alignement [des régimes spéciaux] entre le privé, le public. » [5]

Et même l’Union européenne et le primat du marché : « Nous sommes dans un grand marché, on ne va pas sortir du marché, c’est sans doute le seul avantage de l’Europe. Donc il faut que les entreprises françaises soient compétitives. » [6] S’agissant de l’UE, elle ne lui pose pas de problème fondamental, hors certains ajustements juridiques inspirés de la Pologne. [7]

Son rapport à l’anti-communisme lui-même est différent. De son point de vue, les « islamo-gauchistes » sont les nouveaux staliniens, censeurs, hégémoniques à l’université, soumis au parti de l’étranger. Il en vient même à considérer que les États-Unis, mutatis mutandis, ont remplacé l’URSS à la tête du mouvement international chargé de désagréger l’Occident [8]. Et s’agissant de combattre l’islam, il compare allègrement la méthode qu’il propose avec celle utilisée au XXème siècle pour combattre en France le totalitarisme précédent, communiste [9]. Face à Fabien Roussel, aujourd’hui secrétaire national du PCF, le ton tranche avec celui de Philippot : il parle également de marginalité électorale, mais il est désormais question de goulag, et d’internement en asile psychiatrique [10].

Contrairement à ce qu’affirmaient certaines voix à gauche au lendemain du débat avec Jean-Luc Mélenchon, Éric Zemmour est loin de n’avoir « rien à dire » concernant les questions économiques et sociales. Il se situe, et de manière parfaitement cohérente, dans les pas d’une tradition anti-sociale et anti-communiste bien documentée, qui a connu ses heures de gloire avec Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Il renoue en fait, à tous points de vue, avec le positionnement politique de Jean-Marie Le Pen, vis-à-vis duquel sa fille avait pris ses distances. Il est étonnant que bien peu de monde le remarque. Les choses sont pourtant parfaitement claires depuis des années. Lorsqu’en 2015, il débattait avec Michel Onfray à l’invitation du Point et de Franz-Olivier Giesbert, il déclarait : « Moi, je n’ai pas l’impression d’être antilibéral, ça dépend des définitions. Si le libéralisme, c’est l’économie de marché, je ne suis pas antilibéral. Si le libéralisme, c’est la possibilité, contrairement aux régimes communistes d’antan, de pouvoir créer sa petite entreprise et de pouvoir la faire grossir, je ne suis pas antilibéral. Si c’est le fait d’avoir des relations libres, de pouvoir grossir, avec pas trop de charges, d’impôts, etc., je ne suis pas antilibéral. » [11]

Il n’est pire sourd... Qui est l’incendiaire ?

Il est cependant évident que ces questions sont pour lui subalternes (il le dit d’ailleurs) par rapport au cœur de son propos raciste et sexiste. L’urgence est à empêcher, ou à annuler, l’arabisation et la féminisation de la France. Il s’épanouit notamment, comme le remarque Ugo Palheta, sur fond d’une revendication diffuse, engagée depuis plusieurs décennies, de restauration de privilèges ethniques et masculins de la part de certains groupes fragilisés dans le marché mondial, sur fond de déclassement de l’impérialisme français (dont l’affaire des sous-marins australiens n’est que l’avatar le plus récent). Ceux-là sont sans doute les premiers à avoir délaissé Le Pen au profit de Zemmour, plus radical sur ces thèmes.

Mais qu’en est-il de ses promoteurs et de ses bailleurs de fond ?

On connaît naturellement le rôle décisif joué par le groupe Bolloré pour lancer le « phénomène », et plus généralement pour pousser le débat public à droite. Mediapart ou France Culture ont également mené l’enquête pour lever le voile sur les milieux d’affaires qui s’agitent autour de lui. On peut raisonnablement rapprocher ces mécènes, singulièrement Charles Gave, de ceux que l’enquête du livre La finance autoritaire [12] repère autour des campagnes de Donald Trump et de Boris Johnson, sans parler de Jair Bolsonaro. Il s’agit des fractions les plus spéculatives du capital financier (hedge funds, capital-investissement...) qui, mécontentes des contraintes imposées par le « compromis » néolibéral dans les années 90 puis à l’issue de la crise des subprimes, sont décidées à s’en émanciper coûte que coûte. Leur doctrine, documentée par les auteurs, peut être ramenée à un « libertarianisme autoritaire » sanctionnant le caractère absolu des libertés du commerce, au prix de politiques autoritaires contre les populations qui y résistent. Le cynisme l’emporte chez eux sur l’idéologie : ainsi n’ont-ils pas besoin d’être climato-sceptiques pour contester les traités climatiques internationaux.

De ce point de vue, un Éric Zemmour parfaitement en adéquation avec leur programme économique, et proposant en sus de se donner les moyens d’un véritable État policier, tout en généralisant l’agression contre les classes populaires dans chaque petit détail de la vie (jusqu’aux prénoms des enfants) a tout du bon client. S’agissant de rompre le compromis institutionnel antérieur, il n’a pas de tabous : il revendique par exemple que la France quitte la Convention européenne des droits de l’homme pour pouvoir mettre en œuvre sa politique migratoire [13]. Ajoutons d’ailleurs que ses sponsors, Bolloré en tête, sont directement impliqués dans l’économie néo-coloniale et dans la Françafrique. Le thème de la « grandeur de la France » qui obsède leur poulain n’a rien, pour eux, d’une épopée romantique : il s’agit d’une garantie commerciale.

S’il n’est pas forcément la créature d’une stratégie consciente, son discours touche en tous cas une corde sensible dans certaines fractions du patronat. D’autres, sans adhérer pleinement à son propos, « jouent avec le feu » et le voient comme un épouvantail utile pour rabattre l’électorat vers les équipes en place (Emmanuel Macron lui-même n’hésite pas à lui donner du crédit), l’utilisant dans ce rôle en lieu et place de Marine Le Pen. Éric Zemmour qui, comme tous les pantins, croit au mythe du « grand homme », n’est vraisemblablement qu’un fétu de paille dans les vents de l’Histoire. Qu’il triomphe ou qu’un autre prenne finalement sa place, il n’y peut rien.

Le parachèvement de la Vème République

Dans ce contexte, le « front républicain » jadis tourné contre les partis nostalgiques de l’État Français, du IIIème Reich ou de l’OAS se vide de sa substance. Comment opposer un « front républicain » à Éric Zemmour qui, en réalité, ne cache pas son enthousiasme pour la Vème République ? Ni ses opérations de falsification historique concernant le rôle de Philippe Pétain durant l’Occupation, ni ses références constantes à des théoriciens monarchistes, ne l’amènent jamais à considérer qu’un autre régime est souhaitable : ce n’est pas « la République », en tous cas pas celle-là, qu’il met en danger. Comment, surtout, opposer un « front républicain » à Éric Zemmour quand la plupart des forces sensées constituer ce front républicain partagent l’essentiel de ses points de vue ?

En effet, de l’« identité nationale » de Nicolas Sarkozy au « séparatisme » de Gérald Darmanin en passant par la « déchéance de nationalité » de Manuel Valls, Éric Zemmour se contente de reformuler une doctrine qui le précède largement et qui gouverne depuis longtemps. Loin d’incarner une rupture avec la Vème République, il propose en fait son parachèvement.

Parachèvement raciste mais parachèvement aussi, évidemment, concernant les droits du travail et la sécurité sociale. La liquidation des institutions associées, mise à part la courte parenthèse 1981-1983 qui voit la réalisation de mesures issues de Programme commun, fait l’objet de l’attention constante de tous les gouvernements, au moins depuis les ordonnances Jeanneney en 1967. Le livre de Bernard Friot, Puissances du salariat, synthétise la longue histoire de cette guerre de tranchées contre le prolétariat.

Parachèvement, enfin, au plan démocratique. Depuis plusieurs décennies, l’effort de réforme institutionnelle a méthodiquement généralisé les vices présidentialistes de la Ve République : adossement des élections législatives aux élections présidentielles, « décentralisation » et abolition de l’autonomie des collectivités territoriales, remplacement des administrateurs élus par des technocrates désignés dans un certain nombre d’institutions, etc. Les dispositifs médiatiques, dont la pression constante exercée par les sondages n’est pas le moindre, ont accompagné le mouvement. Ainsi, la portée de l’intervention populaire dans la vie politique est graduellement ramenée au minimum. Dans ce contexte, la restauration du référendum comme levier de gouvernement principal, telle que la propose Éric Zemmour, sanctionnera pour de bon la passivité politique des populations ; c’est d’autant plus vrai avec la « citoyenneté sous conditions » qu’il entend promouvoir. Il ne s’en cache d’ailleurs pas, expliquant s’inspirer directement des « plébiscites » napoléoniens qui couronnaient la privation de droits civiques pour le plus grand nombre. Il ne s’avance naturellement jamais concernant les référendums d’initiative citoyenne.

La république thermidorienne

La référence à Napoléon Bonaparte, à ce point du raisonnement, n’est pas fortuite. Lui-même est venu parachever le régime issu du 9 thermidor An II (27 juillet 1794) et de l’écrasement de la Convention jacobine. Le Comité de salut public, qui a réalisé bon nombre de revendications sociales et démocratiques avant de se couper de sa base sans-culotte, est renversé au profit de la droite de l’assemblée. Épuration des parlementaires, abolition du maximum des prix, suppression de la municipalité de Paris, retour au suffrage censitaire : cette république réactionnaire est conçue comme un antidote à la république révolutionnaire. Le pouvoir exécutif est finalement concentré dans les mains d’un Directoire composé de cinq directeurs, qui œuvrent énergiquement à protéger la propriété et à déraciner la démocratie (identifiée à l’anarchie, qui est une « tyrannie », celle du peuple, et contre laquelle les électeurs et les fonctionnaires doivent désormais prêter serment) [14]. Leur politique anti-sociale désagrège rapidement leur autorité dans le pays, au point qu’ils se sentent finalement obligés d’appeler le jeune général Napoléon Bonaparte en renfort. Lorsque ce dernier prend le pouvoir par la force, à l’initiative du directeur Sieyès, il n’introduit donc pas de rupture et prolonge systématiquement l’œuvre de Thermidor. Il perfectionne l’appareil policier et traque les opposants, place les assemblées sous le contrôle du pouvoir exécutif, grave les inégalités de classe dans le marbre de la loi, rétablit l’esclavage et la sujétion des femmes dans la famille... [15] Sans jamais déchirer l’enveloppe républicaine du régime. Le sénatus-consulte du 18 mai 1804, en particulier, le fait à la fois Empereur des Français (c’est-à-dire monarque) et... chef de la République française. [16]

Cette république thermidorienne, pour mener son œuvre à bien, s’appropriera les concepts, réalisations et revendications de la république jacobine, en inversant leur signification. Ainsi le Code civil napoléonien, promulgué le 21 mars 1804 et résultant de dix ans de luttes réactionnaires, qui place les femmes sous l’autorité absolue de leurs maris, prétend-il « réaliser » le projet de Code civil de la Révolution... Dont le contenu, présenté par Cambacérès à la Convention en 1793, donnait à la mère la même autorité parentale que le père. Cette méthode volontairement confusionniste a tant et si bien permis de « maquiller les lieux du crime » que les commentateurs, plus de deux siècles plus tard, continuent d’attribuer à la république fondatrice les politiques menées par ceux qui l’ont liquidée [17].

Cette inversion généralisée des concepts résonne particulièrement à notre époque où la « laïcité » est mobilisée contre la liberté de conscience, la « valeur travail » embrigadée pour dévaloriser le travail, et la « défense de la démocratie » mise au service de réformes policières. Cette République de moins en moins démocratique, que Gérald Darmanin, Manuel Valls ou Nicolas Sarkozy semblent prêts à défendre à tout prix, et que Éric Zemmour entend parachever, a ceci de « thermidorien » qu’elle a continuellement agi pour défaire ce qu’avait accompli le régime précédent, la IVème République. Cette dernière naît dans le contexte de la Libération, où la classe ouvrière jouit d’un rapport de forces considérable. Elle y conquiert (ou reconquiert) l’ensemble des institutions qui font l’objet de la lutte féroce de la plupart des gouvernements depuis plusieurs décennies : sécurité sociale, statut de la fonction publique, dispositifs démocratiques et autonomie des collectivités territoriales, laïcité. La grève générale de Mai-68 et ses suites, prolongeant tardivement les avancées d’après-guerre, se retrouvent également sous le feu d’une activité institutionnelle frénétique – et, aujourd’hui, des obsessions maladives d’Éric Zemmour comme de Nicolas Sarkozy avant lui.

L’histoire de cette lutte est l’histoire politique de la deuxième moitié du 20ème siècle en France.

À l’arrivée, les classes populaires sont prises dans un moment de grande confusion, coincées entre une république à laquelle elles ont toujours été fidèles et une république homonyme, unilatéralement bourgeoise, synonyme de privations démocratiques et de dispositifs anti-sociaux, qui leur est odieuse. Le quinquennat de François Hollande, surajoutant la crise de la gauche à la crise de la république, a considérablement accéléré ce processus. Ainsi, l’offensive dont Zemmour est aujourd’hui la pointe avancée, mais qui s’enracine profondément dans l’histoire de France (et dans l’histoire du monde !), suscite une tétanie généralisée dont les taux d’abstention récents permettent de mesurer l’ampleur.

De la clarté, citoyens, encore de la clarté !

Il est urgent de sortir de cette bouillie, de faire la clarté sur le caractère anti-social de la république selon Éric Zemmour & co. Il est invraisemblable que personne, à gauche, ne polémique contre lui sur ce thème. Il annonce vouloir supprimer les « charges sociales » tout en payant la dette ? Il faut matraquer, indiquer précisément ce que perdront ceux qui touchent les allocations familiales ou les APL, qui vont chez le médecin (ou l’ophtalmo, ou le dentiste), qui sont à la retraite ou souhaitent y être un jour, qui sont intermittents du spectacle, qui se retrouvent de temps en temps au chômage. Une telle campagne viserait à dévisser « l’alliance entre les classes populaires et la bourgeoisie patriote » dont rêve le polémiste. En parallèle, la dénonciation des politiques migratoires, sécuritaires et autoritaires du gouvernement doit permettre de montrer la cohérence intime entre le « bloc centriste » au pouvoir et l’extrême droite. Tant qu’ils pourront s’appuyer sur la grande confusion idéologique de la période, et que l’un apparaîtra comme l’adversaire principal de l’autre, leur doctrine commune régnera en maître sur le débat public [18] : c’est cela qu’il faut briser.

Vue la profondeur des dévoiements auxquels nous faisons face, et l’impuissance populaire qu’ils installent dans le pays, cette critique doit atteindre, en toute généralité, le régime dont les uns et les autres sont les porte-paroles enthousiastes : la Vème République, thermidorienne, bourgeoise et réactionnaire. Il faut la distinguer nettement de la république émancipatrice qui est le noyau fondamental du mouvement révolutionnaire en France. La difficulté, évidemment, n’est pas nouvelle. C’est pourquoi on a donné des adjectifs au régime que l’on revendique. On parlait de république sociale au 19ème siècle ; de république des soviets au début du 20ème siècle. D’autres formules se sont succédé, et aujourd’hui, il est question de VIème République. C’est un mot d’ordre limité, en cela qu’il donne l’image d’une continuité linéaire entre six constitutions qui partageraient l’essentiel : il s’agirait simplement d’en ajouter une. Mais, dans le contexte dégradé de l’affrontement idéologique où nous sommes, il permet de marquer une coupure, d’exposer le fonctionnement pathologique, anti-démocratique et anti-social du pouvoir. Il permet de défendre une autre voie, in fine une autre organisation sociale, en général et dans le détail. Il est absolument prioritaire de le propager, aujourd’hui, en 2021, ou effectivement, la dialectique morbide de l’élection présidentielle couronnera un nouveau monstre.

On ne saurait d’ailleurs le réduire à un simple slogan. Les antagonismes fondamentaux atteignent chaque détail de l’action publique ; il faut donc être capables de s’expliquer dans chaque domaine, de dévoiler systématiquement les perversions qui dominent la vie politique. Au fond, deux logiques se font face pour résoudre le même problème : il s’agit de résorber la scission entre la société et l’État, caractéristique des sociétés de classe et mise à nu dans les moments de crise. D’un côté, la réaction « thermidorienne » se propose donc d’étatiser la société ; du point de vue de la révolution sociale, au contraire, il s’agit de socialiser l’État. [19] Ainsi, par exemple, également confrontés à la question très actuelle des rapports police/population, les uns proposent d’accentuer le contrôle policier sur les populations ; les autres, d’accentuer le contrôle populaire sur la police. Il faut choisir.

« Socialisme ou barbarie » ?

Passées les exigences politiques immédiates, une question demeure. Y a-t-il d’autres issues, pour la dynamique de l’accumulation capitaliste, que les solutions proposées par Éric Zemmour (et variantes) ? Ces stratégies politiques procèdent-elles simplement de l’excès d’une poignée de dirigeants ou constituent-elles des nécessités vitales pour la reproduction du système tout entier ? À présent que le capital a atteint la domination quasi-planétaire à laquelle il tendait depuis des décennies, où il ne lui reste plus guère de nouveaux territoires à dévorer, peut-il prolonger le cycle de la valeur sans s’affranchir des traités climatiques ? Sans liquider les systèmes de sécurité sociale ? Sans instituer partout des citoyens de seconde zone, livrés à l’exploitation la plus féroce et la plus illimitée ? Et sans suspendre brutalement toutes les libertés qui limitent l’activité du marché ?

On ne peut répondre à cette question « au doigt mouillé ». Elle implique de mesurer précisément l’état du système financier international, ainsi que les progrès et limites de la valorisation capitaliste dans les territoires tardivement ou imparfaitement intégrés au marché mondial. On pense naturellement à la Chine, mais également à l’Inde, où les dernières lois agricoles initiées par le Premier ministre Narendra Modi, parachevant la « révolution verte », couplées à la libéralisation du marché du travail, ont suscité en 2020-2021 la plus grande grève générale de l’histoire du monde.

Il est également possible que la stratégie actuelle du DSA aux États-Unis (le parti de Bernie Sanders) démente cette supposition. En effet, il travaille actuellement à arracher un plan de 3500 milliards de dollars en faveur des classes populaires, bouleversant la répartition des produits du travail et renvoyant dans les cordes les fractions les plus radicalisées de la finance internationale. Un tel événement est susceptible de stabiliser un nouveau compromis capital-travail au cœur du monde capitaliste, à l’image des réformes obtenues par les amis de Jean Jaurès au début du 20ème siècle.

Il faut donc, à cette étape, se contenter d’hypothèses. Supposons donc que les soutiens d’Éric Zemmour agissent de manière parfaitement rationnelle, et qu’il décrive effectivement la seule issue possible pour le capitalisme en crise. Cela signifierait qu’aucune autre issue n’est possible, et qu’en particulier, toute préoccupation environnementale, égalitaire ou démocratique serait vouée à l’illusion ou à la catastrophe tant que les règles de la production et de l’échange ne sont pas mises en cause. On pense naturellement à la formule que Rosa Luxemburg emprunte à Engels : « socialisme ou barbarie » [20], c’est-à-dire que la révolution sociale est le seul recours pour empêcher l’effondrement imminent, à l’exclusion de tous les autres. Elle polémique à l’époque contre les sociaux-démocrates allemands, qui s’imaginent obtenir des mesures salariales sans affronter les fondements du système, et en particulier l’impérialisme déchaîné qui préside à la première guerre mondiale. Effectivement, leur tactique cédant sur l’essentiel, loin d’atténuer la boucherie, l’a amplifiée, durant la guerre et après l’armistice, posant dès la République de Weimar les bases de ce qui deviendra le IIIème Reich.

On constate en tous cas que les revendications minimalistes semblent aujourd’hui de peu de poids face à l’offensive réactionnaire. L’opinion publique elle-même ne leur accorde guère d’attention. Si donc la défense de la propriété privée passe par la réforme « zemmourienne » du capitalisme, alors le seul espoir de l’Humanité réside dans le dépassement de la propriété privée. Dans ces conditions, la transformation collectiviste, authentiquement communiste de la société devient le problème le plus fondamental de la période et prend immédiatement un caractère pratique. La prétention à « socialiser l’État » (et à lever l’ensemble des inégalités et aliénations politiques qui fracturent le corps social) doit donc être envisagée comme un prélude. Il s’agit in fine de se confronter à l’ensemble des institutions qui échappent au contrôle démocratique. Marché et marché du travail, industrie, services, big data, sciences et techniques : l’expropriation des expropriateurs est à l’ordre du jour.

Hugo Pompougnac

Notes

[1] Soirée électorale, CNews, le dimanche 29 mars 2015.

[2] Le Grand Rendez-Vous, Europe 1 et CNews, le 26 septembre 2021.

[3] Débat Mélenchon vs Zemmour, BFMTV, le 23 septembre 2021.

[4] Éric Zemmour, jusqu’où peut-il aller ? Interview sur LCI le 27 septembre 2021.

[5] Éric Zemmour, jusqu’où peut-il aller ? Interview sur LCI le 27 septembre 2021.

[6] Éric Zemmour, jusqu’où peut-il aller ? Interview sur LCI le 27 septembre 2021.

[7] Éric Zemmour face à André Bercoff, Sud Radio, le 11 octobre 2021.

[8] Face à l’info, CNews, le 12 avril 2021.

[9] Le Grand Rendez-Vous, Europe 1 et CNews, le 26 septembre 2021.

[10] Éric Zemmour face à André Bercoff, Sud Radio, le 11 octobre 2021.

[11] Éric Zemmour-Michel Onfray : leur premier débat, Le Point, le 5 juin 2015.

[12] Marlène Benquet et Théo Bourgeron.

[13] On est en direct, France 2, le 11 septembre 2021.

[14] La république sans la démocratie, Le Directoire, Marc Belissa et Yannick Bosc.

[15] Le droit au divorce en particulier, obtenu en septembre 1792, est particulièrement odieux au nouveau pouvoir. Quant aux deux moments de participation électorale des femmes en 1793, sur la Constitution et sur le partage des biens communaux, il n’est pas question de voir de telles expériences se reproduire.

[16] La Deuxième République, que Marx qualifiait de répétition grotesque de la Première, connaîtra un destin comparable en accéléré, de l’écrasement de l’insurrection ouvrière en juin 1848 au triomphe du « prince président » en 1851/1852.

[17] Ainsi Réjane Sénac, dans le premier chapitre de son livre Le mythe de l’égalité à la française, trouve-t-elle la trace de la destruction de l’égalité « aux fondements de la République », en citant Jean-Jacques Rousseau dans le domaine des idées mais, dans le domaine des mesures politiques... l’interdiction faite aux filles de fréquenter les lycées nouvellement créés en 1808, sous l’Empire.

[18] Cela n’implique pas qu’ils sont identiques. Pour évoquer le marronnier des consignes de vote au second tour de l’élection présidentielle, il est parfaitement rationnel de voter pour le « moins pire » ou le moins décidé entre deux candidats qui partagent pourtant les mêmes objectifs politiques.

[19] Lénine parle à cet égard du dépérissement de l’État en tant qu’État de classe, cf L’État et la révolution.

[20] La crise de la social-démocratie, Rosa Luxemburg (signant sous le pseudonyme de Junius).


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