1931-1945. Mandchoukouo, le labo du fascisme à la japonaise

mercredi 13 octobre 2021.
 

C’est l’histoire d’un État éphémère et fantoche mais qui, en dépit de sa courte existence, reste un modèle de folie expérimentale semblable aux fascismes européens. Bienvenue au Mandchoukouo, fabrique industrielle des sombres desseins de l’expansionnisme japonais, entamé le 18 septembre 1931, avec l’invasion de la Mandchourie.

Si, pour les Européens, la Seconde Guerre mondiale débute le 1er septembre 1939 avec l’attaque allemande de la Pologne, pour les Chinois, elle commence le 18 septembre 1931, par une provocation des Japonais qui permet à ceux-ci d’entamer dès le lendemain l’invasion de la Mandchourie et d’en prendre le contrôle en seulement quelques semaines. Le Japon lui-même parlera de «  guerre de quinze ans  ». Elle ne s’acheva, de fait, que le 2 septembre 1945, avec la capitulation de l’Empire après les bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki, et la libération éclair de la Mandchourie par l’Armée rouge.

Déguisés en coolies chinois

Les Russes avait obtenu, en 1896, une concession ferroviaire à travers la Mandchourie prolongeant ainsi le Transsibérien jusqu’à Port-Arthur (Lüshunkou), importante base navale de la flotte tsariste du Pacifique. Quand, en 1905, le Japon défia les Russes, il récupéra les deux tiers de cette voie ferrée. Un an plus tard, Tokyo crée la Société des chemins de fer de la Mandchourie du Sud, plus connue sous son acronyme anglais SMR (South Manchuria Railway) ou son diminutif japonais Mantetsu (« Man  » de «  Manchuria  » et «  Tetsu  » de «  fer  »). Mantetsu était une compagnie d’État. Le Japon obtint que ses troupes stationnent aux alentours de la voie ferrée  : sous le nom d’armée du Guandong (du nom de la péninsule où elle était basée), cette dernière devint rapidement l’unité la plus prestigieuse et la plus efficace de l’armée impériale.

Le 18 septembre 1931, une dizaine d’officiers de cette armée, déguisés en coolies chinois, placèrent une bombe artisanale sur la voie ferrée à la sortie de la gare de Moukden (aujourd’hui Shenyang). Les dégâts furent mineurs. Vingt minutes après l’explosion, un train express y circulait. Le but n’était évidemment pas de détruire la voie. Le Japon dénonça immédiatement un acte de terrorisme chinois. Les onze mille hommes de l’armée du Guandong prirent en quelques heures douze villes de Mandchourie traversées par la voie ferrée. La loi martiale fut instaurée.

L’idée nazie de “Lebensraum”

Le colonel Seishirō Itagaki, le lieutenant-colonel Kanji Ishiwara, le colonel Kenji Doihara et le major Takayoshi Tanaka avaient mis au point la provocation dès le mois de mai 1931. Ishiwara est, pour Bruno Birolli, ancien correspondant du «  Nouvel Observateur  » en Asie, «  l’homme qui déclencha la guerre  » (1). Dans un entretien, il explique  : «  C’est lui qui pousse à organiser cet attentat, qui le planifie et qui va sans doute le plus loin pour en comprendre les implications. (…) (Il) synthétise le mieux les objectifs de cet attentat. D’abord, la conquête de la Mandchourie pour avoir un espace vital qui manque au Japon – la Mandchourie représente cinq fois le Japon  ! On y retrouve l’idée nazie de “Lebensraum”  » (2).

À l’époque, la Mandchourie était contrôlée non par le gouvernement de Pékin, dirigé par Tchang Kaï-chek, mais par un seigneur de guerre local, Zhang Xueliang. Tout occupé à guerroyer contre les communistes, celui-ci n’opposa guère de résistance aux Japonais. Pékin, jugeant le rapport des forces peu favorable, s’abstint d’affronter l’armée du Guandong et se contenta de protester et de faire appel à la communauté internationale, en l’occurrence à la Société des nations (SDN) à Genève. Celle-ci se contenta d’envoyer une mission d’enquête dépourvue de moyens de pression. Membre de la SDN depuis 1920, le Japon dut se conformer aux règles de la charte qu’il avait signée et accepter la mise en place d’une commission d’enquête internationale dirigée par le comte de Lytton. Celle-ci rendit ses conclusions le 2 octobre 1932, dont il ressortait que c’étaient bien les Japonais qui avaient posé la bombe. Le Japon refusa d’admettre ces conclusions accablantes. Le 27 mars 1933, il quitta la SDN. L’homme qui annonça ce retrait était Matsuoka Yôsuke  ; plus tard, ministre des Affaires étrangères, il signera, en 1940, l’Alliance tripartite avec l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie. Mais Matsuoka avait aussi été vice-président de la SMR. La fameuse SMR, axe de la colonisation de la Mandchourie et pas seulement dans les chemins de fer.

Le commerce lucratif de l’opium

La SMR gère – et profite – des houillères d’Anshan, parmi les plus productives au monde. Elle complète les mines par un complexe sidérurgique  ; elle produit des locomotives dans ses ateliers de Dalian. La SMR est présente dans l’immobilier, dans le bâtiment, les services urbains et médicaux. Elle gère des hôtels. Elle produit de l’électricité, elle prospecte les champs pétroliers de Daqing. Elle se lance dans les engrais, le gaz de ville, l’essence, le caoutchouc synthétique.

La Mandchourie produit un tiers du soja mondial et s’adonne à une autre production bien plus lucrative  : l’opium. Entre 1905 et 1930, ses exportations, tous produits confondus, sont multipliées par 15, ses importations par 12. La production industrielle progresse de 12 % à 20 % annuellement. La SMR en profite pleinement.

Matsuoka veut une Mandchourie japonaise. Pour lui, c’est elle qui permettra au Japon d’accéder au rang de grande puissance mondiale. L’armée impériale est très sensible à ce discours. Il sous-tend la préparation, puis l’exécution de l’incident de Mukden. Il sous-tend l’invasion de la Mandchourie tout entière. Et celle-ci eut été impossible sans les trains de la SMR. De plus, futur général, Ishiwara Kanji peut compter sur le personnel japonais de la SMR – les deux tiers de ses 39 000 employés en 1930. Incorporés dans des milices, ils contrôlent les villes conquises.

Le 18 février 1932, le Japon transforme la Mandchourie en «  Grand Empire mandchou  » – Mandchoukouo. Un État fantoche à la tête duquel Tokyo place Aixinjueluo Puyi, dernier empereur de la dynastie Qing, renversé en 1912 avec la proclamation de la République de Chine par Sun Yat-sen. Pour couronner le tout, est créé un parti unique, Concordia, parti fasciste et militarisé dont l’encadrement est assuré par du personnel de… la SMR. En 1936, les investisseurs privés de la SMR sont forcés de vendre leurs actions à l’armée du Guandong.

Alors le Japon, c’est la Mandchourie ; la Mandchourie, c’est la SMR, et la SMR, c’est l’armée du Guandong. Ayant dévoré la Mandchourie, Tokyo vise maintenant la Chine entière, qu’elle attaque en août 1937.

Guerre bactériologique

Ishiwara comme Matsuoka et d’autres sont convaincus qu’ils devront affronter un jour les États-Unis. Ils s’y préparent. S’y prépare aussi un autre personnage  : le major Ishii Shiro. C’est un médecin de l’armée impériale qui se passionne pour les armes bactériologiques. Avec le soutien de l’empereur Hirohito, il a obtenu d’employer des cobayes humains d’abord à Tokyo puis en Mandchourie, où le «  matériel  » abonde et où, surtout, c’est plus discret.

En août 1932, il prend la direction d’une unité appelée Tôgô, qui a pour mission la mise en œuvre d’un programme de recherche de guerre bactériologique. Un camp est installé à cette fin dans le village de Beiyinhe, près de la ville de Harbin. Les expériences consistent notamment en l’inoculation de la maladie du charbon, de la peste, de la fièvre typhoïde ou du choléra à des victimes chinoises, coréennes ou russes, tout autant qu’à des communistes chinois.


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