Tunisie : crise politique (1) - Coup de force de Kaïs Saied, comment transformer la faillite de l’Islam politique en chance pour reprendre le chemin de la démocratie

vendredi 8 octobre 2021.
 

Les problèmes dans lesquels s’est enlisée la Tunisie depuis des mois, avec l’arrogance, le cynisme et l’incompétence des gouvernants et de la majorité de la classe politique, avec l’aggravation des problèmes sanitaires, sociaux et économiques, et la multiplication des explosions sociales qui ont culminé en ce jour anniversaire de la proclamation de la République et de l’assassinat, jusqu’ici impuni, du constituant Mohamed Brahmi, ont rendu inévitables et prévisibles les décisions annoncées le soir du 25 juillet 2021 par le Président Kaïs Saied :

révocation du chef du gouvernement,

gel des activités du parlement pour un délai de 30 jours,

levée de l’immunité des députés qui ont des affaires en justice.

Tout en gelant le pouvoir législatif et dirigeant par décrets, il s’est proclamé unique chef de l’exécutif, mais aussi du pouvoir judiciaire pour s’assurer du bon fonctionnement de la justice.

Devant les réactions pointant les dangers d’une telle concentration des pouvoirs, il a renoncé à son autorité sur le Ministère public et multiplié les promesses quant au respect des libertés et des droits humains. Si le gel du parlement est prévu pour 30 jours renouvelable une fois – selon l’article au nom duquel il a justifié son coup de force -, aucun délai n’est annoncé pour la fin de la situation d’exception qui doit durer « jusqu’à la fin des causes qui l’ont exigée ». Ce qui est problématique c’est qu’il est toujours possible de considérer que les causes des décisions prises n’ont pas disparu et de prolonger à souhait l’état d’exception.

Coup d’Etat ?

Les islamistes les plus fidèles à Rached Ghannouchi et leurs alliés intérieurs et extérieurs parlent d’un coup d’État et appellent à la défense de la « légalité » et de la « révolution » contre ce « coup d’État ».

Il est indéniable que nous avons là un coup de force inconstitutionnel qui a tout d’un coup d’État qui en rappelle d’autres : celui de Ben Ali contre Bourguiba, de Sissi contre Mursi pour ne citer que les proches, même si Kaïs Saied n’est ni Sissi ni Ben Ali, et même si la situation de la Tunisie aujourd’hui n’est pas celle de l’Égypte ni celle de la Tunisie à la fin des années 1980.

Ceci étant, quelle solution constitutionnelle était possible dans le cadre du viol quotidien de la Constitution par les islamistes depuis 2014 ?

S’il y avait une Cour constitutionnelle il aurait été possible d’y recourir et éviter un tel coup de force qui pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour le devenir des libertés et des droits arrachés par la Révolution et que les islamistes et leurs alliés n’ont pas réussi à remettre en cause.

Cependant, les islamistes et leurs alliés ont tout fait pour empêcher la mise en place d’une telle Cour afin de continuer à violer la Constitution et se maintenir au pouvoir contre la volonté d’un peuple qui les a vomis et ne supporte plus leur politique conjuguant corruption, arrogance et incompétence.

De même pour le dialogue national, proposé par l’UGTT qui n’est pas non plus une solution constitutionnelle et qui aurait pu être un « coup de force » sinon plus démocratique, du moins non autocratique : le chef de l’État et les islamistes n’en voulaient qu’à leurs conditions ; comme en 2013, les islamistes ne se rallient à un dialogue que lorsque le rapport de force intérieur et extérieur le leur impose et que s’il est un moyen qui leur garantit l’impunité et de « sauver les meubles ». L’absence d’un tel rapport de force et l’intransigeance du Chef de l’État qui a refusé la participation des parties impliquées dans la corruption et dans des crimes contre le pays, n’ont pas permis une issue à la crise par un nouveau dialogue national.

Il ne restait que la solution d’une nouvelle révolution ou un coup de force comme celui opéré par Kaïs Saied qui récuse l’accusation de coup d’État, en rappelant la trahison des « objectifs de la révolution », les violations de la Constitution et le blocage des institutions par les islamistes et leurs alliés. L’action des islamistes

Les islamistes, en concertation avec le Guide général de l’organisation des Frères musulmans installé à Londres, mais aussi avec la Turquie et le Qatar, ont appelé au rejet des décisions de K. Saied en essayant d’appeler les forces de sécurité et l’armée à ne pas y obéir.

Ayant désespéré de ce côté, ils ont fait appel à leurs troupes pour les aider à investir le parlement et en faire leur QG de résistance. Après quelques heures d’attroupement devant l’Assemblée sous protection de l’armée, où ils n’ont réussi à rameuter que quelques centaines de manifestants, ils semblent se résigner et renoncer à toute résistance, en espérant un retour de situation, à la faveur des pressions de leurs protecteurs étrangers et de leurs amis occidentaux qui parlent comme eux d’un coup d’État « contre la démocratie ».

En effet, aux États-Unis, en France et en Europe, les islamistes et leurs amis mènent une campagne de lobbying pour imposer un sauvetage de l’islam politique au nom d’une conception de la démocratie qui ne tient pas compte de ce que réclame le peuple tunisien : fin d’une partitocratie enfonçant le pays dans la corruption et le blocage des institutions et du processus de transition démocratique, prise en compte des revendications qui étaient au cœur du soulèvement contre le régime de Ben Ali et des mobilisations sociales qui ont permis à Kaïs Saied de faire son coup de force débarrassant le pays du système dominé par les islamistes et leurs alliés. Les puissances internationales, États-Unis et France en tête, ne semblent pas avoir tiré les leçons de l’échec de leur stratégie misant sur l’islam politique comme une alternative aux dictatures qu’ils avaient soutenues des décennies durant.

Ils veulent imposer un deal comme celui qu’ils avaient concocté en 2013, avec Rached Ghannouchi et Béji Caïd Essebsi, derrière le dos des mobilisations de la société civile et des forces démocratiques réclamant la fin du règne de la Troïka dominé par les islamistes.

Ils ne veulent pas que la justice poursuive les corrompus et les responsables des assassinats politiques, des crimes terroristes et autres malversations à l’origine de l’impasse dans laquelle se trouve la Tunisie. Ils veulent que le parlement reprenne ses fonctions au plus tôt, sous la présidence de Rached Ghannouchi. L’heure est à la mobilisation

Contre les manœuvres des islamistes et de leurs protecteurs, l’opinion publique internationale et les défenseurs de la démocratie et du droit des peuples à l’autodétermination doivent faire pression sur les gouvernements de leurs pays pour qu’ils cessent leurs ingérences. Ils n’ont pas à monnayer leur aide en cherchant à imposer un nouveau diktat au détriment de la démocratie et de la volonté du peuple tunisien.

Les forces démocratiques, la société civile et toutes les forces politiques et sociales attachées à la souveraineté de la Tunisie doivent se mobiliser pour refuser un tel diktat et exiger de Kaïs Saied de ne tenir compte que de ce que demande le peuple tunisien dont les luttes ont permis la fin de la domination des islamistes et de leurs alliés. Kaïs Saied doit respecter les promesses qu’il a faites aux représentants des corps constitués et des organisations de la société civile : Ouverture de tous les dossiers pour engager des poursuites contre tous les responsables de la corruption, des assassinats politiques, des crimes terroristes commis par des Tunisiens dans le pays ou à l’étranger, et de tout ce qui a nui aux intérêts du pays ; cela a commencé avec l’arrestation des députés et responsables impliqués dans des affaires déjà jugées ou dont les procédures ont été bloquées ; il faut aller jusqu’au bout dans le respect de la loi, du droit de la défense et des droits des personnes impliquées à un procès juste et équitable. Respect des libertés et des droits humains. Organisation dans les plus brefs délais d’élections véritablement démocratiques, sur la base d’une nouvelle loi électorale et d’une révision de la Constitution en vigueur qui fut conçue de façon à empêcher tout recours constitutionnel contre la majorité au pouvoir. Refuser l’allégeance aux prétendus « sauveurs »

Les forces sociales et démocratiques attachées aux objectifs de la révolution de la liberté et de la dignité de 2010-2011 doivent tirer les leçons de l’échec des stratégies d’allégeance rapide, en toute confiance, à ceux qui se présentent comme des « sauveurs » : Bourguiba au lendemain de l’indépendance, Ben Ali en 1987, les « révolutionnistes » qui n’ont pas participé à la révolution et qui en ont profité pour prendre le pouvoir en 2011, Béji Caid Essebsi en 2014.

Il ne faut pas faire la même erreur avec Kaïs Saied qui n’a jamais caché son intention d’instaurer une « démocratie illibérale » plébiscitaire rejetant le pluralisme, dont on connait le conservatisme et le refus de l’égalité totale entre les hommes et les femmes, l’attachement à la peine capitale, l’homophobie et les conceptions qu’il partage avec Orban, Poutine et autres populistes conservateurs. Décider rapidement des actions à prendre

Pour ne pas permettre à Kaïs Saied de profiter du soutien populaire légitime à son coup de force, et pour fermer la porte à toute dérive autoritaire, un dialogue national doit être organisé avant la fin du délai d’un mois pour : fixer la feuille de route et l’agenda de la transition, répondre aux urgences sociales, sanitaires et économiques, organiser le plus rapidement possible des élections à même de doter le pays d’institutions démocratiques.

Kaïs Saied avait conditionné la tenue d’un tel dialogue par l’exclusion des parties impliquées dans la corruption et dans des crimes contre l’État et le pays ; son coup de force répondant aux mobilisations populaires permet aujourd’hui de l’organiser avec les forces sociales et politiques non impliquées dans ce genre de crimes.

(*) : Mohamed-Chérif Ferjani est Professeur honoraire de l’Université Lyon 2, président du Haut conseil scientifique de Timbuktu Institute, African Center for Peace Studies. Lire dans le numéro 49 de ContreTemps « La révolution tunisienne n’a pas dit son dernier mot », entretien avec Mohamed-Chérif Ferjani. P.-S.


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