Le passé prouve que l’avenir n’est jamais joué d’avance

jeudi 19 août 2021.
 

À chaque lutte sociale, des fragments du passé remontent à la surface : Mai 68, la Commune, la Révolution française… Mobilisées par les commentateurs, ces références tuent la nouveauté. Mais quand les acteurs s’en emparent, elles leur donnent des ailes.

Les couloirs de l’université ressemblent à un corps entièrement tatoué, avec leurs murs recouverts de mots d’ordre placardés à la va-vite et son sol parsemé de livres en libre accès. Le 13 avril 2018, trois historiens étaient venus donner un cours sur « L’histoire comme outil d’émancipation » dans la fac de Tolbiac occupée. Et soudain, dans un amphithéâtre bondé, ils ont entonné l’hymne des femmes devant la masse compacte des étudiants venus assister à leur séminaire alternatif. « Nous qui sommes sans passé, les femmes, nous qui n’avons pas d’histoire… », chantent-ils avec la salle, visiblement ravis d’avoir été invités.

« Pas Mai 68 mais 1793 »

Le couplet n’a pas été choisi par hasard : « Au moment où cet hymne est rédigé, s’ouvrent les premiers séminaires et colloques d’histoire des femmes. Pour armer la lutte féministe, le MLF a eu besoin de mobiliser le passé », rappelle l’historienne des révolutions Mathilde Larrère, sur l’estrade ce jour-là aux côtés de Laurence de Cock et Guillaume Mazeau. Intuitivement, les étudiants en lutte, vent debout contre ParcourSup – la réforme de l’accès à l’université –, le savent. Sinon, leur mouvement ne serait pas aussi pétri de références historiques bricolées. Tandis que les cinquante ans du joli moi de Mai s’invitaient au théâtre de l’Odéon, eux taguaient un rageur « Mai 68. Ils et elles commémorent, nous recommençons ». On pouvait aussi lire sur une banderole « Tu veux vraiment te battre ? Souviens-toi il y a cinquante ans ».

Mais ce n’est pas la seule référence, elle est même contestée par certains. Ainsi, une autre inscription – « On ne veut pas Mai 68 mais 1793 » – manifeste une préférence pour la Révolution française, quand ce ne sont pas les événements de 1871 qui sont convoqués par les collectifs autoproclamés « Commune » de Tolbiac, Censier, Nantes ou Lyon. Sur Twitter, sous les hashtags #blocage #OccupeTaFac #NonÀLaSélection, les portraits de Louise Michel, Jules Vallès, Léon Mabille et d’autres composent un visuel dont le titre sonne comme une promesse : « La Commune de Tolbiac refleurira ». Plus près, « ce mouvement va chercher dans les grèves de 1995 ou dans les luttes de 2006 contre le CPE [Contrat première embauche]. Pour eux, c’est déjà de l’histoire… Ils étaient enfants ! Ces références sont en circulation de manière plus ou moins consciente », signale Laurence de Cock.

« Le passé sert : il sert avant tout de repère, parfois pour affaiblir l’étincelle de l’événement, le ramener à du déjà-vu et rassurer celles et ceux que sa radicalité inquièterait. »

Ludivine Bantigny, historienne

Renvoyer 68 au passé ?

De toute évidence, les luttes actuelles se ressourcent auprès du passé et se bricolent une identité à partir de filiations éparses. À première vue, ce n’est pas forcément une bonne nouvelle. Comment se hisser vers l’avenir quand on est lesté des expériences d’hier ? Peut-on espérer créer la nouveauté et le changement tout en inscrivant ses pas dans ceux de ses ancêtres ?

Le sociologue Geoffroy de Lagasnerie s’en prend, dans un entretien à Politis, « à une certaine façon, pour nous, de faire fonctionner Mai 68 au présent, qui nous empêche de lutter efficacement, c’est-à-dire de faire vivre de nouvelles manières d’être actifs et radicaux ». « Il y a des mythes qui font agir, mais il y en a aussi qui paralysent. Je me demande si le fait de "coller" à Mai 68 et de le constituer comme un moment idéal ne nous conduit pas à forclore le présent, à ne pas voir ce qui s’y passe et à mutiler notre capacité d’action », avance-t-il. Et de s’interroger : « N’est-il pas nécessaire, aujourd’hui, de renvoyer Mai 68 au passé ? Après tout, si nous perdons tous nos combats depuis plus de trois décennies, c’est peut-être parce que – du point de vue des formes et des types de lutte, des acteurs, des discours, etc. – Mai 68 a instauré une imagerie qui nous empêche de faire exister un présent puissant ».

Surtout si le passé se constitue en modèle idéal, cadre unique d’interprétation. C’est l’usage récurrent qu’en font les commentateurs et les observateurs lorsqu’ils tentent d’analyser les soubresauts de l’actualité. Pour comprendre, ils comparent aujourd’hui à hier. Ce faisant, ils affaiblissent le présent et enterrent l’idée de nouveauté. « Le passé sert : il sert avant tout de repère, parfois pour affaiblir l’étincelle de l’événement, le ramener à du déjà-vu et rassurer celles et ceux que sa radicalité inquièterait », précise l’historienne Ludivine Bantigny dans un ouvrage collectif codirigé par Claudia Moatti et Michèle Riot-Sarcey, Pourquoi se référer au passé ? (éd. L’Atelier, 2018).

« L’invocation permanente de 68 dans les médias peut être un moyen de nier la portée novatrice d’un mouvement social. Cela permet d’écrire la chronique de sa mort annoncée. »

Mathilde Larrère, historienne

Dépolitisation du présent

Les acteurs eux-mêmes ne sont pas dupes. Les étudiants organisent des ateliers autour de Mai 68, en débattent sur les réseaux sociaux, mais pressentent le piège : « C’est en débat entre eux, à Tolbiac, une partie des étudiants a voulu se désaffilier de ce poids du passé, ils ont compris que ça pouvait être un écran qui empêche d’agir en 2018. Car Mai 68 fait partie d’un passé contestataire qui peut être détourné, instrumentalisé, patrimonialisé. Or ces visions sont faites pour démobiliser et dépolitiser le présent », estime Guillaume Mazeau, maître de conférences à l’université Paris 1, qui se souvient d’une étudiante de Tolbiac lasse qu’on lui « colle au dos » l’héritage de Mai 68. « L’invocation permanente de 68 dans les médias peut être un moyen de nier la portée novatrice d’un mouvement social. Cela permet d’écrire la chronique de sa mort annoncée », reconnaît Mathilde Larrère qui propose une chronique diffusée sur le site Arrêt sur images, dans laquelle elle étudie les références à l’histoire dans les discours publics.

Pour autant, les étudiants n’ont pas renoncé à puiser dans l’histoire matière à penser l’avenir. Leurs slogans et discussions prouvent que le passé est autre chose qu’un vestige dévitalisé, relégué aux grimoires, figé dans des statues, enfermé dans des célébrations officielles. « Dans tout mouvement social et révolutionnaire, la citation est omniprésente. Il ne s’agit pas de refaire la même chose, mais de s’inscrire dans une filiation et de jouer avec sans s’enfermer dedans », explicite Mathilde Larrère. Autrement dit, quand les politiques commémorent, les acteurs se remémorent. Et depuis quelque temps, des chercheurs s’intéressent de plus près à ce rôle mobilisateur du passé.

Histoire vivante contre mausolées

Il y a encore une dizaine d’années, l’heure était à la dénonciation : en 2005, une poignée d’historiens, heurtés par les instrumentalisations politiques de l’histoire, lançaient le Comité de vigilance contre les usages publics de l’histoire (CVUH). Alors qu’une loi préconisait d’enseigner aux élèves les « effets positifs » de la colonisation, ils refusaient que leur discipline cautionne un « roman national » aujourd’hui porté par des figures médiatiques comme Lorànt Deutsch ou Stéphane Bern. « Au moment où CVUH a été créé, des historiens intervenaient dans l’espace public, mais ce n’était pas ceux que nous avions envie d’entendre. Ils étaient là pour porter les gloires de la France perdue et l’idée d’une civilisation décadente. Une vision très réactionnaire de l’histoire qui nourrit le politique », affirme Laurence de Cock, auteure de Sur l’enseignement de l’histoire (éd. Libertalia, 2018). Au début des années 2000, quelques historiens engagés ont donc décidé de battre le fer contre la réduction de l’histoire à la mémoire – une vision initiée par Pierre Nora vingt ans plus tôt avec Les Lieux de mémoire.

Aujourd’hui, un cap a été franchi : après avoir critiqué ce goût pour les mausolées qui embaument les morts, ils s’attellent désormais à interroger une histoire vivante dans laquelle ils voient moins un frein qu’un combustible pour les luttes actuelles. Il existe d’ailleurs un mouvement éditorial au diapason de cette nouvelle préoccupation, auquel participent des ouvrages comme Les Luttes et les rêves (éd. Zones) de Michèle Zancarini-Fournel, Une histoire populaire de la France de Gérard Noiriel, à paraître en septembre chez Agone, l’Histoire mondiale de la France (éd. Seuil) dirigée par Patrick Boucheron qui a aussi publié avec François Hartog L’Histoire à venir (éd. Anacharsis), la bande dessinée d’Etienne Davodeau La Balade nationale (éd. La Découverte), ou encore Pourquoi se référer au passé ? codirigé par Claudia Moatti et Michèle Riot-Sarcey.

Germes de révolution

Le passé « relance sans cesse l’idée d’expérience et, ce faisant, la rend possible à nouveau », écrit ainsi Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, dans L’Histoire à venir. Il montre que tout n’est pas joué d’avance, que la fin de l’histoire n’est pas pour demain. « Les acteurs contemporains actualisent des principes comme la liberté ou la démocratie, en se réappropriant des événements restés inachevés ou incompris. On retrouve ainsi dans les soulèvements populaires du Maghreb et du Proche-Orient de 2011 cette liberté qui était présente en germe dans les révolutions européennes de 1848. Et dans Nuit debout un écho aux révolutionnaires de Juillet 1830 qui auraient, selon certains écrits, tiré sur les horloges pour arrêter le temps », analyse pour sa part l’historienne Michèle Riot-Sarcey. Son dernier livre met à l’honneur l’espoir contenu dans les germes de révolutions qui cherchent sans cesse à s’actualiser. La volonté de donner une suite à des expériences inachevées. On y apprend que des sécessions de la plèbe antique à celles des antifascistes du début du XXème siècle, de la Révolution française à Mai 68, de la Commune aux Indignés, le passé a toujours été convoqué de manière plus ou moins consciente comme moteur d’action. Pour rallumer l’étincelle.

La société des Anciens a ainsi nourri la Révolution française, dont le souvenir a inspiré à son tour la Fédération des étudiants révolutionnaires en Mai 68, parmi d’autres références à la Commune ou au Front populaire. Et quand des manifestants contre la loi El Khomri portent un badge « Non à Germinal », c’est encore une autre manière de se remémorer le passé. En tout état de cause, le mythe de la table rase a fait long feu. Et même le « présentisme », ce régime d’historicité ayant pour seul horizon un présent désaffilié, dont François Hartog fait remonter l’origine à l’année 1968, semble être aujourd’hui contredit.

« Les zapatistes ont défini leur lutte comme une rébellion de l’histoire contre le présent perpétuel, une révolte de la mémoire contre l’oubli. »

Jérôme Basche, historien

Mémoire populaire et subversive

Chez les zapatistes, la remémoration est un processus très conscient, théorisé depuis 1994. Pour eux, la mémoire est une porte vers le futur, c’est le sol qui permet de cheminer sans tomber. Dans un texte pratique, l’Armée zapatiste de libération nationale explique ainsi que l’histoire « pousse à croire (et à lutter) qu’un autre aujourd’hui est possible ». Cette alliance entre hier et demain est pensée comme une stratégie : « Les zapatistes ont défini leur lutte comme une rébellion de l’histoire contre le présent perpétuel, une révolte de la mémoire contre l’oubli », insiste l’historien Jérôme Baschet dans Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits (éd. La Découverte, 2018).

Une mémoire populaire, dotée d’une force subversive, qui se construit en opposition à une mémoire officielle, muséifiée, statufiée qui « commémore un passé vidé de sa substance ». Cette politique ne transparaît pas seulement dans les textes publics, elle irrigue aussi les pratiques quotidiennes des territoires rebelles où les écoles autonomes enseignent les luttes menées ici et ailleurs. Jérôme Baschet ajoute : « On peut en saisir un indice lorsque, par exemple, le Conseil de bon gouvernement du village d’Oventic termine l’une de ses lettres par le vœu : "Que vive la mémoire et que meure l’oubli !" Ou encore lorsque telle commune autonome forme une "commission d’histoire" pour écrire sa propre histoire ». Mais le Chiapas est un cas particulier. Ailleurs, ces réminiscences échappent le plus souvent aux acteurs. « Comme l’inconscient en psychanalyse, des fragments porteurs d’une société juste et bonne, qui restaient tapis dans les mémoires, surgissent de manière inattendue, involontaire », soutient Michèle Riot-Sarcey. « L’histoire circule dans les familles, les films, entre pairs… Je parlerais de sédimentation, une couche géologique, c’est sinueux », complète Laurence de Cock.

« On a compris que pour défendre une vision émancipée de l’espace public, il faut aussi répondre à la demande d’histoires. Ce sont elles qui tissent le commun. »

Guillaume Mazeau, historien

Demande d’histoires

Parmi les références plurielles en forme de rhizome qui s’entrecroisent, certaines affleurent plus que d’autres. Ainsi, la Commune semble mettre tout le monde d’accord, tandis que la Révolution française occupe une position marginale dans les mouvements sociaux d’aujourd’hui. La première n’a pas pris une ride. C’est une référence qui court de 1968 à aujourd’hui, toujours vivante. « Elle est très polymorphe. On peut être internationaliste, marxiste, républicain socialiste, anarchiste et invoquer la Commune », soutient Mathilde Larrère. En revanche, la seconde n’est plus au goût du jour. « Depuis la fin des 1990, la Révolution française a cessé d’être un moment actif de l’histoire. Elle a perdu de sa vitalité. On sait que cet événement nous fonde, mais il est vidé de sa substance politique, aussi parce que l’idée même de révolution, de renverser un régime, n’est plus un slogan politique », admet Guillaume Mazeau qui s’ingénie à recharger l’événement, comme lorsqu’il a travaillé avec le metteur en scène Joël Pommerat sur sa pièce Ça ira. Fin de Louis.

« Ce qui est nouveau, c’est que des historiens décident d’œuvrer en direction d’une histoire émancipatrice plutôt que conservatrice », affirme Laurence de Cock. Face aux mobilisations qui secouent la France ces temps-ci, des étudiants aux cheminots en passant par les infirmiers, une figure de l’historien engagé est en train de se faire jour. Lors des grandes grèves de 1995, c’était un sociologue, Pierre Bourdieu, qui jouait ce rôle. Mais l’inflation des discours sur le roman national titille les spécialistes du passé. « On est sorti de la période post-foucaldienne de la déconstruction des discours et on a compris que pour défendre une vision émancipée de l’espace public, il faut aussi répondre à la demande d’histoires. Ce sont elles qui tissent le commun. Il faut déconstruire les anciens récits et raconter quelque chose de plus complexe, de plus touffus, de plus bouillonnant », suggère Guillaume Mazeau.

En revanche, la pensée de Walter Benjamin est plus que jamais source d’inspiration pour ces historiens engagés dans le présent, qui n’hésitent pas à descendre dans l’arène de l’actualité. Cette « constellation » chère au philosophe, formée par la rencontre entre Autrefois et Maintenant, éclaire leur chemin. « Une certaine génération d’anciens historiens avaient tendance à donner des "leçons d’histoire" aux contemporains, tandis qu’une nouvelle génération, encore minoritaire, s’éveille à la critique et comprend beaucoup mieux les liens vivants entre le présent et le passé », se réjouit Michèle Riot-Sarcey, spécialiste de l’utopie, qui ne s’est « jamais sentie aussi en phase avec [ses] contemporains ».

Marion Rousset


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