Le grand n’importe quoi Darmanin – Avec les policiers contre la justice, plainte contre Audrey Pulvar pour une opinion politique

dimanche 30 mai 2021.
 

En annonçant porter plainte contre Audrey Pulvar pour une opinion politique, le ministre de l’intérieur sombre une nouvelle fois dans la polémique stérile. À l’image du pouvoir exécutif, il rivalise de démagogie, renie les principes fondamentaux et montre toute l’étendue de sa faiblesse.

On pensait avoir touché le fond la semaine dernière, en apercevant un ministre de l’intérieur dans une manifestation de policiers durant laquelle l’institution judiciaire a été huée, sous les fenêtres de l’Assemblée nationale. C’était sans compter la capacité de Gérald Darmanin de creuser encore. Dimanche 23 mai, le locataire de la Place Beauvau a annoncé sur Twitter porter plainte « au nom du ministère de l’intérieur » contre Audrey Pulvar, adjointe à la mairie de Paris et tête de liste des socialistes aux élections régionales en Île-de-France.

« Les propos de Madame Pulvar dépassent le simple cadre d’une campagne électorale et viennent profondément diffamer la police de la République », a-t-il écrit dans la soirée, sans autres précisions. Ces dernières ont été apportées, dans un deuxième temps et non sans difficultés, par son entourage : il s’agit d’une plainte pour « diffamation » qui vise « une succession de propos », certains tenus par la candidate samedi, sur France Info ; d’autres il y a un an, lors d’une manifestation organisée en hommage à George Floyd.

Dans une vidéo exhumée ce week-end par un proche de Valérie Pécresse, candidate à sa réélection en Île-de-France, Audrey Pulvar dénonce « le racisme dans la police », citant l’affaire du métro de Charonne en 1962, mais aussi Malik Oussekine, Zyed Benna et Bouna Traoré, Théo Luhaka et Adama Traoré. Interrogé sur la prescription frappant ces propos déjà anciens – le délai est de trois mois en matière de diffamation –, l’entourage de Gérald Darmanin s’est contenté de répondre qu’ils pouvaient « être versés en accompagnement de la plainte pour l’étayer ».

Cette plainte vise donc essentiellement l’interview de samedi, durant laquelle la candidate a évoqué la manifestation du 19 mai. « Une manifestation soutenue par l’extrême droite, à laquelle participe un ministre de l’intérieur, qui marche sur l’Assemblée nationale pour faire pression sur les députés en train d’examiner un texte de loi concernant la justice, c’est une image qui pour moi était assez glaçante », a-t-elle indiqué, ajoutant qu’elle aurait « pris part avec beaucoup de plaisir et en soutenant avec beaucoup de force les policiers » à un « rassemblement citoyen » organisé différemment.

En annonçant porter plainte contre une déclaration, dont les juristes peinent à comprendre le caractère diffamatoire, Gérald Darmanin sombre une nouvelle fois dans le grand n’importe quoi. Sous pression d’une partie de la majorité, qui n’a guère goûté sa présence au rassemblement policier, le ministre de l’intérieur fait sien le théorème désormais célèbre de Charles Pasqua : « Quand on est emmerdé par une affaire, il faut susciter une affaire dans l’affaire, et si nécessaire une autre affaire dans l’affaire de l’affaire, jusqu’à ce que personne n’y comprenne plus rien. »

Il le fait sien et le met au goût du jour, en se précipitant sur la moindre polémique montée en épingle par la droite extrême et l’extrême droite sur les réseaux sociaux. Le ministère de l’intérieur a souvent été taxé de ministère de la parole. Il est désormais celui du tweet. Dans la foulée de celui posté par Gérald Darmanin dimanche soir, la liste « Île-de-France en commun » a dénoncé une « tentative d’intimidation » et indiqué porter plainte à son tour pour « diffamation » et « dénonciation calomnieuse ».

Les soutiens politiques se sont multipliés, du chef de file de La France insoumise (LFI) Jean-Luc Mélenchon à la maire de Paris Anne-Hidalgo, en passant par le premier secrétaire du Parti socialiste (PS) Olivier Faure et le maire de Grenoble (Isère) Éric Piolle. « Je demande au président de la République, garant des institutions, de rappeler à l’ordre son ministre. En utilisant son ministère à des fins électorales, Gérald Darmanin abîme l’État, autant que la démocratie, a écrit l’écologiste. Gérald Darmanin sait que le tribunal le débouterait s’il devait être saisi. Mais il est prêt à marcher sur l’État de droit, à insulter nos traditions républicaines, pour faire taire son opposition. Cela doit cesser. »

Du côté de la majorité, personne ne s’est franchement bousculé pour applaudir l’initiative du ministre de l’intérieur, qui a persisté, lundi, devant la presse : « Lorsqu’on dit que les policiers auraient un système finalement de racisme généralisé, lorsqu’on dit que les policiers marcheraient sur les institutions de la République, alors qu’ils en sont les protecteurs, et qu’ils meurent parce qu’ils nous protègent, je ne peux pas laisser, même en campagne électorale, des gens tenir de tels propos diffamants, a-t-il dit. Mon travail, de ministre de l’intérieur, c’est de protéger ceux qui nous protègent. Le débat politique, électoral, il ne peut pas se faire en crachant à la figure des policiers. »

Gérald Darmanin n’a certainement pas très bien lu sa fiche de poste. Car contrairement à ce qu’il répète depuis son entrée Place Beauvau, son travail ne consiste pas à défendre aveuglément les forces de l’ordre, mais à garantir la sécurité publique, celle des citoyens. Une mission qui nécessite de commander ses troupes et non pas de se laisser conduire par elles. Or, comme ses prédécesseurs avant lui, l’actuel ministre de l’intérieur a choisi le soutien sans nuance et son corollaire : le déni de réalité. Il s’y enfonce à tel point qu’il ne souffre plus qu’on la lui rappelle.

À ses yeux, comme à ceux d’Emmanuel Macron du reste, les violences policières n’existent pas. Quand des coups de poing, de pied et de matraque pleuvent sur le producteur de musique Michel Zecler, lui préfère parler de « gens qui déconnent ». « Quand j’entends le mot “violences policières”, personnellement, je m’étouffe », avait-il affirmé en juillet 2020, répondant à l’injonction que le président de la République avait lui-même lancée, au printemps 2019 : « Ne parlez pas de “répression” ou de “violences policières”, ces mots sont inacceptables dans un État de droit. »

Mais dans un État de droit, justement, une candidate, comme quiconque d’ailleurs, devrait pouvoir exprimer librement un point de vue sur la police, sans crainte de représailles d’un ministre de l’intérieur, par ailleurs chargé des élections et lui-même candidat aux départementales. C’est le principe même de la liberté d’opinion et d’expression. Comme le disait Gérald Darmanin, il y a quelques mois : « Il y a plein de gens dont je considère que ce qu’ils disent est idiot, cependant je me battrai jusqu’à la mort pour qu’ils puissent le dire. » Avoir à le rappeler si souvent est assez glaçant.

Les temps sont aussi durs pour les principes fondamentaux qu’ils sont favorables à l’inversion des valeurs. Désormais, un ministre de l’intérieur peut attaquer une adversaire politique issue des rangs socialistes pour une opinion, tout en évitant de condamner clairement les propos de syndicats policiers, quand ceux-ci expliquent que « le problème de la police, c’est la justice » ou espèrent que « les digues cèderont, c’est-à-dire les contraintes de la Constitution, de la loi ». Il peut juger Marine Le Pen « trop molle », recycler le vocabulaire de l’extrême droite et débattre avec Éric Zemmour, sans jamais se soucier de sa condamnation pour injure et provocation à la haine.

Il peut aussi balayer d’une pirouette humoristique une tribune de militaires favorables à une reprise en main musclée du pays et ne rien trouver à dire lorsque Philippe de Villiers « appelle à l’insurrection » à la une de Valeurs actuelles, hebdomadaire d’extrême droite auquel il continue d’accorder des entretiens. Il peut enfin sombrer dans le populisme le plus abouti en disant préférer « le bon sens du boucher-charcutier de Tourcoing » aux enquêtes de victimation de l’Institut national de la statistiques et des études économiques (Insee), personne ne lui dira jamais rien.

Personne, à commencer par Emmanuel Macron, qui voit là une façon de draguer cet électorat de droite extrême qu’il aimerait faire sien. Dans ce contexte de peur et de cynisme, plus un jour ne passe sans qu’une expression terreuse ne vienne effacer un article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. La manifestation du 19 mai avait rendu caduc l’article 12. Deux jours plus tard, en marge d’un déplacement dans la Nièvre, c’est à l’article 1er – « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits… » – que le président de la République s’est attaqué, en déclarant au sujet des sans-papiers : « Vous avez des devoirs, avant d’avoir des droits. »

La précipitation, la caricature, la polémique, la démagogie et la politique à courte vue ont supplanté la prétendue « pensée complexe » d’un pouvoir qui se targue de faire barrage à l’extrême droite, mais lui ouvre la voie. Il y a quelque chose de lassant dans cette mécanique quotidienne. Sans doute faudrait-il, en cette fin de quinquennat, cesser de s’agacer à chaque fois qu’un membre du gouvernement ou de la majorité trouve une nouvelle ineptie pour faire parler de lui et se drape dans de faux habits républicains, tout en flattant les franges les plus extrémistes de la société. C’est un jeu ridicule qui en dit long sur la faiblesse de ceux qui s’y prêtent. Le problème, c’est qu’il est aussi dangereux.

Ellen Salvi

• MEDIAPART. 24 mai 2021 :


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