Le 3 mars, la Commission a indiqué que les règles du pacte de stabilité resteraient suspendues au moins jusqu’en 2022, indiquant par là son soutien à une politique fiscale expansionniste pour les années à venir. La Commission a aussi posé la question d’une réforme du pacte.
La Commission avait lancé juste avant l’explosion de l’épidémie une consultation en vue d’une éventuelle réforme du pacte, tant il est vrai que celui-ci ne satisfait personne. La crise économique a tout simplement rendu ses paramètres caducs : la conjoncture impose de mener des politiques fiscales ultra-expansionnistes et le legs de cette politique sera un niveau de dette publique sans lien aucun avec le critère des 60 % du PIB. Dernier élément, le basculement des économistes mainstream et des institutions gardiennes de l’ordre économique international en faveur de l’expansion fiscale, contrairement à ce qui s’était passé en 2008-2009 après la crise financière. Le FMI recommande désormais aux États de ne pas revenir vers l’austérité et de continuer à dépenser.
Tout le monde discute aujourd’hui de cette réforme. Du côté des économistes « de cour », on peut signaler une contribution1 co-écrite par Olivier Blanchard (ancien économiste en chef du FMI et conseiller de Macron) proposant de remplacer les critères rigides du pacte par des « standards » généraux de bonne gestion fiscale qui accroîtraient la part laissée à la discrétion des politiques dans l’évaluation de la conformité des politiques des États-membres avec le pacte.
Du côté des économistes de gauche, on peut signaler la contribution de Thomas Piketty2 et de ses co-auteurs du Traité de démocratisation de l’Europe où ils proposent de « refondre le Pacte de stabilité pour amplifier les investissements publics », en faisant adopter une « règle d’or » qui exclurait les investissements publics du calcul des déficits, tout en maintenant un objectif de trajectoire de réduction des dettes publiques.
Globalement, le débat porte sur la manière dont il faut modifier le pacte pour favoriser une gestion plus keynésienne et pour restaurer un niveau d’investissement public qui a pâti des politiques d’austérité fiscale. Il y a donc une prise de conscience du fait que les règles fiscales définies dans les années 1990 – qui ont essentiellement constitué une police fédérale des déficits et de l’endettement nationaux, dans le but de mettre la pression sur les États-membres d’Europe du Sud pour qu’ils poursuivent une politique d’ajustement structurel – sont un obstacle à la poursuite de politiques adaptées à la conjoncture actuelle et aux défis des transitions structurelles (énergétique, numérique) de la période.
Or, si cela est positif, cela devrait fournir l’occasion pour poser la question de l’utilité même d’un système de règles de coordination macroéconomique dans l’Union européenne.
Lorsque la perspective de l’Union monétaire fut débattue officiellement pour la première fois dans les années 1970 sont apparues deux grandes conceptions au sujet de ses implications en termes de politique économique.
Le rapport Werner de 1970 a formulé la première : la coordination macroéconomique. Le rapport proposait qu’un « centre de décision pour la politique économique exerce[ra] de façon indépendante, en fonction de l’intérêt communautaire, une influence décisive sur la politique économique générale de la Communauté. Étant donné que le rôle du budget communautaire comme instrument conjoncturel sera insuffisant, le centre communautaire de décision devra être en mesure d’influencer les budgets nationaux, notamment en ce qui concerne le niveau et le sens des soldes, ainsi que les méthodes de financement des déficits ou d’utilisation des excédents »3. Pour le dire autrement, à défaut d’un budget fédéral substantiel, une politique fiscale « optimale » serait définie pour l’ensemble de l’Union et à partir de là, les politiques nationales s’adapteraient pour produire de manière coordonnée cette politique d’ensemble. Le niveau fédéral pourrait contraindre les États-membres à diminuer à la fois leurs déficits et leurs excédents budgétaires. Si, par exemple, l’Allemagne avait un excédent budgétaire tandis que l’Italie avait un déficit, le niveau fédéral pourrait contraindre la première à dépenser plus (pour diminuer son excédent) et la seconde moins (pour réduire son déficit) de manière à obtenir un équilibre global.
On note ici deux différences capitales avec le pacte de stabilité. D’abord, les politiques nationales sont conçues en fonction d’un objectif global ; ensuite, les décisions du niveau fédéral sont contraignantes pour tous les États-membres, qu’ils doivent diminuer leurs déficits ou leurs excédents.
La deuxième conception se retrouve dans le rapport MacDougall de 1977 : c’est le fédéralisme fiscal. Le rapport évoque la nécessité d’un budget fédéral de l’ordre de 7 % du PIB. Un tel budget serait de taille suffisante pour remplir des fonctions de stabilisation interrégionale et macroéconomique, mais aussi d’investissement, dans des domaines prioritaires définis au niveau fédéral. Cette proposition ressemble fort au plan de relance NGEU. Ce plan serait constitué par des ressources fédérales (endettement de la Commission) qui seraient par la suite canalisées vers les États-membres les plus en difficulté (stabilisation) afin de financer des investissements dans les transitions énergétique et numérique (investissement).
Le budget de l’Union n’ayant pas évolué de sorte à pouvoir jouer le rôle envisagé dans le rapport MacDougall, la question est de savoir comment on est passé du rapport Werner au pacte de stabilité.
Lorsque le débat sur la monnaie unique s’est formalisé à la fin des années 1980, les partisans de la monnaie unique ont compris qu’insister pour un big bang en matière fiscale risquait de faire échouer le projet. Tout faire d’un coup était hors de portée : une transformation si radicale ne passerait très probablement pas en France où les réflexes gaullo-souverainistes étaient toujours très présents (on oublie un peu vite aujourd’hui que le RPR fit campagne contre le traité de Maastricht en 1992, sans parler de l’obstacle chevènementiste à gauche). Quant au Royaume-Uni, il ne laisserait jamais le budget de l’UE croître substantiellement, et encore moins l’Union acquérir des pouvoirs fiscaux.
Or, on ne pouvait pas non plus faire la monnaie unique sans poser un minimum de règles de coordination macroéconomique. Mais en réalité, les règles adoptées (les critères de convergence devenus pacte de stabilité, ainsi que les articles 123 et 125 du TFUE interdisant la monétisation des dettes publiques et la mutualisation de la responsabilité fiscale des États-membres) ont codifié l’exigence allemande de convergence des performances macroéconomiques des États-membres sur celles de l’Allemagne qui s’était imposée depuis 1970. Le Système monétaire européen (SME), en faisant de la monnaie allemande le pivot du système, obligeait les nouveaux États-membres d’Europe du Sud à fournir des efforts d’ajustement macroéconomique similaires en substance à ceux consentis en 2010-2015.
Le gouvernement allemand a jugé dans le cadre des négociations du traité de Maastricht que la codification de cette « contrainte extérieure » servirait non seulement à gagner son opinion publique à la monnaie unique, mais garantirait aussi une bonne gestion fiscale qui éliminerait le risque de devoir voler au secours d’un État-membre en difficulté sur les marchés financiers, et ainsi éviterait de tomber dans une « union des transferts ». Le second volet du système, l’interdiction de la mutualisation fiscale par les deux articles évoqués plus haut, était censé dissuader les États-membres latins de « se laisser aller » une fois la monnaie unique introduite et de signaler aux investisseurs que l’Allemagne n’assumerait pas leurs dettes en cas de difficulté. Cela devait conduire ces derniers à jouer la police macroéconomique en faisant jouer les différences des taux d’intérêt sur les dettes publiques – bref, à instaurer un système basé sur la discipline de marché.
La généalogie du pacte de stabilité montre en quoi celui-ci diffère foncièrement du schéma du rapport Werner. Le pacte n’a pas été conçu pour garantir une coordination en fonction d’une politique européenne. Le pacte ne comporte aucun moyen permettant de contraindre les États-membres du Nord à dépenser plus afin de rééquilibrer l’économie européenne. Il ne s’agit que d’un système de police visant d’abord et avant tout les États-membres d’Europe du Sud.
À Bruxelles, on parle couramment d’asymétrie du pacte de stabilité. Cette asymétrie était d’ailleurs directement en cause en 2011-2013, car elle a plongé l’économie européenne dans une seconde récession totalement évitable et produite par la non-coordination des politiques des États-membres. La crise ayant donné enfin l’occasion à l’Allemagne et ses alliés d’imposer une cure sévère d’ajustement structurel aux États-membres du Sud, celle-ci a été menée sans qu’en parallèle les États-membres du Nord ne donnent un coup de fouet de fiscalité expansionniste qui faciliterait l’ajustement dans les pays méditerranéens. Par conséquent, la politique économique européenne dans son ensemble était pro-cyclique dans un contexte récessif.
La Commission a voulu renouer avec la logique du plan Werner en 2015. Mais le pacte ne prévoyant que des recommandations et non pas des décisions fédérales contraignantes, les recommandations répétées à l’Allemagne d’augmenter les dépenses publiques (et les salaires) sont restées lettre morte. Le gouvernement allemand a même objecté publiquement en 2016 que le pacte s’appliquait aux États-membres de manière individuelle, et que la Commission ne disposait pas du pouvoir de demander à un État-membre d’augmenter ses dépenses pour réduire ses excédents (et encore moins d’augmenter les salaires).
Voilà donc qui souligne le vrai problème avec le pacte. Quand bien même la Commission souhaiterait procéder en partant de ce qui serait une politique économique européenne optimale et territorialement équilibrée, elle ne dispose d’aucun moyen pour contraindre l’ensemble des États-membres à mettre en œuvre les politiques correspondantes.
La seule réforme qui puisse garantir donc la mise en place d’un système de coordination efficace serait de donner à la Commission de tels pouvoirs. La Commission aurait le pouvoir de proposer au Conseil une politique économique d’ensemble qui, une fois adoptée, lui donnerait le pouvoir de la décliner État-membre par État-membre, en particulier en termes de niveau des soldes budgétaires. La Cour de justice de l’Union européenne serait chargée de sanctionner tout État-membre ne mettant pas en œuvre les injonctions de la Commission.
Même un tel système serait insuffisamment efficace car la Cour ne pourrait agir qu’a posteriori. Or, il est bien connu que tout système de mise en œuvre qui intervient a posteriori ne fonctionne guère. La sanction intervient trop tard. Le système produirait des conflits entre institutions fédérales et États-membres.
Mais le plus grand problème avec un tel système se trouve ailleurs. Quand bien même un tel système impliquerait l’accord du Parlement européen et jouirait donc de la légitimité démocratique que cela confère, il déposséderait partiellement les États-membres de leurs pouvoirs en matière budgétaire. Or, cela est difficilement envisageable d’un point de vue démocratique. Un tel système tendrait beaucoup trop vers le centralisme autoritaire.
Nous voilà donc ramenés au débat des années 1970 ! Très clairement, le fédéralisme fiscal est l’option optimale. Faire adopter et exécuter un budget fédéral d’environ 7 % du PIB ne présente pas de difficulté politique particulière. La Commission propose un budget et le Conseil et le Parlement l’adoptent à la majorité, respectivement qualifiée et simple. Les clivages politiques que ce processus engendrerait seraient des clivages politiques classiques autour de l’axe gauche-droite, ce qui ne peut dresser des obstacles à l’exécution de la politique décidée.
Le fédéralisme fiscal ne présente pas non plus de difficulté démocratique, si la procédure législative par laquelle cela doit avoir lieu est la procédure législative ordinaire (co-décision Parlement-Conseil). Cette procédure octroierait la légitimité démocratique qui découle de la participation pleine et entière (vote aussi bien des recettes que des dépenses avec pouvoir d’amendement) du Parlement dans la définition de la politique fiscale fédérale.
La règle de l’unanimité constitue également un obstacle politique majeur car elle conduit à des compromis fondés sur la logique du plus petit dénominateur commun. Le plan de relance illustre cela très clairement, car le compromis imposé par les États-membres dits « frugaux » est insuffisant en termes de volume du fonds et de modalités de distribution des ressources (seulement un peu plus de la moitié seront distribuées sous forme de transferts, le reste sous forme de prêts).
L’adoption du plan de relance modifie donc profondément le débat sur la réforme du pacte de stabilité. Ce plan fournit l’occasion de dépasser l’impasse que constitue le choix d’organiser la politique économique européenne sur la base d’un système de coordination macroéconomique. Ce choix s’est régulièrement révélé incapable de déboucher sur une politique économique européenne d’ensemble optimale, d’organiser l’effort de redistribution interrégionale que requiert la stabilité d’une économie européenne intégrée, de garantir un niveau suffisant d’investissement public, et même d’éliminer les querelles politiques entre États-membres et leurs effets délétères (aiguisement du nationalisme).
Même si les réformes du pacte de stabilité proposées de toutes parts sont les bienvenues, elles sont foncièrement insuffisantes car elles ne s’attaquent pas au problème de base qui est l’insuffisance même d’un système de coordination macroéconomique. Le plan de relance peut être le début d’une réforme radicale qui débouche sur un budget fédéral substantiel financé par une fiscalité européenne.
Comment une telle réforme se réaliserait-elle ? En révisant les traités pour soumettre les recettes et les dépenses du budget de l’UE à la procédure législative ordinaire dans l’objectif explicite de pérenniser et accroître l’effort fiscal commun que représente le plan de relance. Une telle réforme serait autrement plus radicale et donc plus appropriée aux défis qui se posent aujourd’hui qu’un ajustement à la marge ou même une refonte complète du pacte de stabilité.
Christakis Georgiou
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