« Je ne peux m’empêcher de voir dans l’actuel déferlement de haine contre l’UNEF un vertigineux retour en arrière »

samedi 27 mars 2021.
 

L’actuel déferlement de haine contre l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), parce que ce syndicat organise en son sein des réunions non mixtes, me terrorise. Séparatisme, racisme, fascisme, je ne peux m’empêcher d’y voir un vertigineux retour soixante ans en arrière. Pour me faire comprendre, je vais raconter très simplement quelques-unes de mes expériences de ces années-là.

Dans les années 1970-1980, le Mouvement de libération des femmes (MLF), organisation non mixte, est apparu dans la foulée de Mai 68, et a secoué fortement toutes les structures de partis politiques, extrême gauche comprise, très machiste, dans la tradition française – la politique est une affaire d’hommes. La lutte pour la contraception et le droit à l’avortement, déjà présente avant 1968, a pris, sous l’impulsion du MLF, une importance considérable dans toute la France, avec des pratiques « révolutionnaires », revendications publiques et pratiques médicales de l’avortement, en toute illégalité.

J’étais alors à la CFDT, et la Centrale a été fortement secouée par la lutte des femmes. Jeannette Laot, secrétaire générale adjointe de l’organisation, est devenue présidente du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), et le bureau national en a pris acte. Pas mal pour une organisation fortement marquée par la culture chrétienne.

Notre combat principal a été de créer dans l’organisation des lieux où la parole des femmes travailleuses pourrait s’exprimer librement. Nous avons mis en place une commission « travailleuses » au niveau confédéral, et des sessions de formation et d’échange non mixtes. Cela n’a pas été facile. Nous étions accusées de briser l’unité de la classe ouvrière, sans doute censée être incarnée dans l’organisation syndicale. C’était la version 1970 de l’actuelle accusation de séparatisme. Nous nous sommes battues, et parce que le MLF existait alors, nous avons gagné.

Souvenir tragique et indélébile

Notre première session de formation non mixte me laisse un souvenir tragique et indélébile. Nous étions une trentaine de femmes. Trois d’entre elles avaient été envoyées par leurs structures hostiles à la « non-mixité » pour nous « ramener à la raison ». Les travailleuses ont commencé à raconter leurs conditions de travail comme elles ne l’avaient encore jamais fait. Je raconte une seule expérience, celle des ouvrières d’une usine textile dans le Nord, à proximité d’un bassin minier. Elles étaient majoritairement des filles de mineurs.

Dans l’entreprise, on les appelait les « culs noirs », parce que la mine et les mineurs sont sales, et que, disaient les contremaîtres, les filles de mineurs ne portent pas de culotte. Quand une nouvelle ouvrière arrivait de la région minière, les contremaîtres jouaient à celui qui arriverait le premier à lever sa jupe pour vérifier si elle portait une culotte. En avaient-elles déjà parlé au syndicat ? Non, jamais. Pourquoi ? Parce qu’au syndicat ce sont des hommes, on n’oserait pas, ils ne comprendraient pas. Et puis, les contremaîtres sont syndiqués.

Des anecdotes comme celle-là, il y en a eu des dizaines en quelques jours. La parole libérée, pour la première fois, entre femmes. Et puis le quatrième jour, une des trois « envoyées spéciales contre la non-mixité » a pris la parole, elle a fondu en larmes, et a raconté les gestes et les paroles sexistes des responsables syndicaux eux-mêmes, très majoritairement hommes dans cette branche où domine la main-d’œuvre féminine. Les mœurs dominantes dans la profession se retrouvaient à l’identique dans la structure syndicale. Nous étions toutes bouleversées de vivre ce moment, et j’y repense souvent. réalité des rapports sociaux

Réalité des rapports sociaux

Ces groupes de parole avaient-ils vocation à dorloter des victimes, à les conforter dans leur « victimisation » ? Absolument pas. Leur seul rôle était de permettre un passage à l’action ajusté à la réalité des rapports sociaux vécus. Quand le MLF (non mixte) a perdu en intensité, les commissions féminines syndicales ont décliné, le syndicalisme y a beaucoup perdu.

Alors, ne pas diviser la classe ouvrière ? Oui, mais comment ? En faisant taire ces femmes ? L’universalisme oui, mais lequel ? Celui qui consiste à faire taire les plus exploités, les plus écrasés, ou celui que l’on construit lentement, difficilement, à travers la confrontation des expériences pour trouver des avancées communes ?

Pas pareille la situation des travailleurs immigrés ? Mais si, bien sûr. Je viens d’écrire un roman sur une vague d’assassinats de travailleurs immigrés à Marseille et en France en 1973. Face à cette vague, qu’ont fait les syndicats ? Rien. Les morts n’étaient sans doute pas syndiqués. Un mouvement s’est créé en 1973, le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) qui a organisé une grève extrêmement suivie à La Ciotat, puis sur tout le département des Bouches-du-Rhône. La vague d’assassinats est retombée. Mais les syndicats n’ont pas cherché le dialogue avec le MTA, on ne discute pas avec ceux qui menacent l’unité de la classe ouvrière. Une unité assez restreinte autour d’un noyau de travailleurs français (de nos jours, on dirait « blancs ») masculins…

Dangereux sectaires

Aujourd’hui, une flopée d’hommes politiques et de membres du gouvernement réclament à grands cris la dissolution de l’UNEF parce qu’elle organise, en son sein, des réunions ponctuelles non mixtes de femmes « non blanches ». Et alors ? Ils sont sans doute absolument convaincus que ces femmes parleraient en toute tranquillité de leur sexualité (avec de multiples annexes, excisions, rapports familiaux, machisme, etc.) et des conséquences dans leur vie universitaire, comme de leurs problèmes éventuels de sexisme de la part de leurs enseignants blancs, mais monsieur Blanquer, qui sait tout, nous affirme que la couleur de la peau ne joue aucun rôle là-dedans.

Et nos hommes politiques préfèrent faire de multiples lois, contre la reconstitution de virginité par exemple, qui les affichent comme de grands défenseurs de la cause féminine, plutôt que de laisser la parole à celles qui s’estiment concernées et ont envie d’en parler.

Nos farouches défenseurs de l’universalisme naviguent dans l’air éthéré de l’abstraction et sont de dangereux sectaires. Revenez sur terre, avant de tout casser.

Marie-Noëlle Thibault (Ancienne syndicaliste CFDT)

• Le Monde. Publié le 25 mars 2021, mis à jour à 06h00 :


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