De 2012 à 2017, le gouvernement de François Hollande trahit l’hôpital public

jeudi 25 février 2021.
 

Marisol Touraine réalise « Le pacte de confiance de l’hôpital public » : le management hospitalier est érigé en dogme, une austérité sans précédent est imposée à l’hôpital public. Des milliers de lits d’hospitalisation sont fermés, les urgences sont saturées, la maltraitance institutionnelle devient omniprésente.

Mediapart présente le bilan de la casse du service public de santé sous forme d’un procès en six parties :

Le procès de l’Hôpital public

Introduction - Mise en place de la Sécurité sociale

Chapitre 1 - 1983, Diminution du numerus clausus et dotation globale de financement

Chapitre 2 - 1995, La réforme de la Sécurité sociale

Chapitre 3 - 2000, La loi sur les 35 heures

Chapitre 4 - 2003, mise en place de la tarification à l’activité

Chapitre 5 - 2009, Loi Hôpital Patients Santé Territoire : la logique entrepreneuriale à l’hôpital public

Chapitre 6 : 2012, Le pacte de confiance pour l’hôpital public : une mise à la diète

CHAPITRE 6

Le Procureur : Madame Touraine, vous êtes ministre des Affaires sociales et de la Santé durant tout le quinquennat Hollande, soit du 18 juin 2012 au 10 mai 2017. C’est bien cela  ?

Marisol T.  : Effectivement.

Le Procureur : Votre particularité par rapport à vos prédécesseurs porte sur le fait que vous n’avez pas réalisé de réforme structurelle. Vous avez juste mis en place un “pacte de confiance pour l’hôpital public”.

Marisol T. : Effectivement, aussi je m’interroge sur ma présence dans ce tribunal. De quoi suis-je accusée  ?

Le Procureur : De diète

Marisol T. : Que voulez-vous dire ?

Le Procureur : Pendant cinq ans vous avez mis le service de santé et tout particulièrement les hôpitaux publics à la diète. Une diète sévère, impitoyable, qui a mis notre service de santé à l’agonie.

Marisol T. : J’ai surtout fait disparaître le déficit  ! Ma mission était claire : faire disparaître « le trou de la sécu », diminuer les dépenses. C’est le cap que nous avions fixé pour le quinquennat [1].

Le Procureur : Ce n’est pourtant pas celui annoncé par le candidat Hollande qui promet, lors de son discours du Bourget, de «  combattre le monde de la finance  » et de réaliser une grande réforme fiscale, dont on peut supposer sans trop se tromper, qu’elle aurait contribué à boucher ce « trou de la sécu » qui, chez vous, pourrait bien devenir une obsession.

Marisol T. : Ah, il avait été bon ce jour-là, François. On aurait cru François Mitterrand au congrès d’Épinay en 1971 : «  Celui qui n’accepte pas la rupture avec l’ordre établi, avec la société capitaliste, celui-là, je le dis, ne peut pas être adhérent du Parti socialiste  ».

Le Procureur : Peu après son élection, le président Hollande a mollement, très très mollement, tenté de négocier auprès de Madame Merkel un aménagement de la contrainte budgétaire européenne [2]. En fait, il n’y croyait pas vraiment ?

Marisol T. : Il a considéré que nous n’avions pas d’autre choix que de poursuivre l’objectif fixé au cours des années précédentes, c’est-à-dire l’équilibre budgétaire, la maîtrise et la diminution des dépenses publiques, tout cela afin d’obtenir la validation des budgets par la Commission européenne.

Le Procureur : Et vous, dans votre ministère, vous avez donc accepté de changer de cap à bord de ce formidable pédalo  ? Vous avez adhéré, sans traîner, à la pensée thatchérienne « there is no alternative ».

Marisol T. : Monsieur le Procureur, jusqu’en 2010 les comptes de la sécurité sociale sont déficitaires. À partir de 2010 et la mise en place de la loi HPST (cf chapitre 5), l’objectif fixé pour les dépenses, l’ONDAM, est systématiquement respecté, particulièrement en 2013 où nous avons d’ailleurs réalisé un excédent historique. La progression des dépenses n’a jamais été aussi faible que sous notre mandature [3].

Le Procureur : Précisément. À partir de 2010, l’augmentation de l’ONDAM fut systématiquement inférieure à celle du PIB. Cela permit de progressivement diminuer la part des dépenses publiques allouées à la santé et ainsi parvenir à réaliser votre obsession  : faire disparaître le déficit de la sécurité sociale. Il s’agit là d’un choix politique majeur, débuté lors du mandat présidentiel de Monsieur Sarkozy, que vous avez par la suite perpétué. Comment le gouvernement auquel vous avez appartenu a-t-il procédé ?

Marisol T. : C’est simple, nous avons utilisé tous les outils mis en place par les réformes antérieures accomplies depuis 25 ans. Comme vous l’avez dit en introduction, je n’ai réalisé aucune réforme structurelle, je n’ai eu qu’à actionner les leviers qui étaient à ma disposition, et je n’ai donc pas eu à me confronter à une quelconque contestation sociale. Le premier de ces outils a été le gel des salaires de la fonction publique décidé en 2011.

Le Procureur : vous me rejoignez donc bien sur ce concept de mise à la diète ! Je rappelle qu’en 2019 en France, le salaire des infirmier·e·s (un SMIC et demi) se situe au 28ème rang sur l’échelle des salaires des 32 pays de l’OCDE [4], l’Organisation de Coopération et de Développement Économique.

Marisol T. : Le salaire n’est pas la motivation des soignants, un métier d’une noblesse absolue, que l’on choisit par vocation. « La vertu est à elle-même sa propre récompense », disait Spinoza.

Le Procureur : Oui, c’est cela, merci Madame Touraine. Voulez-vous bien poursuivre sur les moyens que vous utilisez afin de combattre ce fameux déficit  ?

Marisol T. : Dans la continuité de ce qu’a initié Madame Bachelot, nous avons utilisé un deuxième levier en poursuivant la baisse de la valeur des actes.

Le Procureur : De fait, jusqu’en 2019, les tarifs hospitaliers ont régulièrement été ajusté à la baisse [5] (cf chapitre 4). Les hôpitaux ont beau faire toujours plus d’actes pour obéir à votre injonction de réduction des déficits, les recettes n’augmentent pas autant qu’elles le devraient puisque vous ne cessez de diminuer la valeur de ces actes. En fait, les soignants travaillent plus mais pour moins cher !

Marisol T. : Écoutez, félicitons-nous. C’est intéressant en termes de dépenses publiques. Le contribuable français ne peut que s’en réjouir, non  ?

Le Procureur : Ce faisant Madame Touraine, et pour parvenir à diminuer de façon drastique la part des dépenses publiques consacrées à la santé, vous asséchez les hôpitaux. En 2019, le tarif d’une fracture du col du fémur – 3 500 € environ [6] – ne permet plus de couvrir la durée du séjour hospitalier d’un patient si ce dernier présente la moindre complication. Pour le dire clairement, les hôpitaux publics opèrent à perte nos aïeuls fragiles qui se fracturent la hanche, ces derniers étant devenus des fardeaux financiers.

Marisol T. : …

Le Procureur : Avouez Madame Touraine que votre méthode est surprenante. D’un côté vous demandez aux hôpitaux de faire des économies, et de l’autre vous anéantissez les économies réalisées en diminuant les recettes. C’est un processus infernal pour les soignants. Je ne peux m’empêcher de penser au pauvre hamster qui court dans sa roue …

Marisol T. : …

Le Procureur : Pouvez-vous à présent nous parler du troisième levier que vous avez utilisé pour diminuer les dépenses et qui a consisté à affaiblir considérablement l’offre de soin ?

Marisol T. : nous avons en effet mis en place pour les hôpitaux des “plans de retour à l’équilibre". Ces programmes ont été exécutés avec précision et volontarisme par les ARS qui apprécient particulièrement la maîtrise des comptes et la rigueur budgétaire.

Le Procureur : Dans ce cadre, votre gouvernement a demandé aux hôpitaux de réaliser 3 milliards d’euros d’économies en trois ans (2015-2017). Cela s’est traduit par la suppression de 20 000 postes équivalents temps plein (2 % des effectifs [7]), par la suppression de de 15 590 lits d’hospitalisation de médecine et de chirurgie, ainsi que la fermeture de 95 établissements de santé [8] sur un total de 1 350. Vous comprenez, Madame Touraine, ce que cela signifie pour les soignants : travailler plus en gagnant moins ….

Pour parvenir à ce résultat vous avez créé des comités pompeusement désignés COPERMO, “COmités interministériels de la PERformance et de la MOdernisation de l’offre de soins hospitaliers ». « Performance et modernisation »… Curieux vocables pour désigner ce qui s’apparente à une véritable saignée !

Marisol T. : Il faut bien que les économies soient réalisées quelque part, vous comprenez bien. Nous avons mis l’accent sur les soins ambulatoires en créant des places d’hospitalisation de jour. Avec la médecine de pointe, les patients ne sont plus obligés de rester à l’hôpital. Nous avons appelé cela “le virage ambulatoire”.

Le Procureur : Je comprends surtout que la fermeture de lits d’hospitalisation, unité-étalon par excellence, est devenue un objectif à part entière en dehors de toute autre considération, une garantie certaine d’économies. Entre 2003 et 2015, le nombre de lits d’hospitalisation publiques et privées a diminué de 468 000 à 408 000. Au total, ce sont 60 000 lits qui ont été fermés.

Sur la même période, 24 000 places de médecine ambulatoire ont été ouvertes. Ce que vous avez appelé « le virage ambulatoire », au sein duquel les patients en déambulateur risquent la sortie de route, n’a été que la traduction dans les faits d’une gestion uniquement comptable. D’une part, le compte n’y est pas. D’autre part l’un ne remplace pas l’autre. Le nombre de patients nécessitant une hospitalisation longue ne diminue pas, bien au contraire. Il faut donc s’adapter, soigner vite. Faire sortir les patients le plus rapidement possible de l’hôpital, pour être rentable et accueillir les suivants. Percevez-vous les conséquences de telles décisions ?

Marisol T. : Pour nous, c’est certain : des économies. Pour les soignants : un peu plus de travail, me direz-vous  ?

Le Procureur : Une véritable descente aux enfers. La durée moyenne de séjour, la DMS, correspondant au temps d’hospitalisation des patients, est devenue l’obsession des services comptables des hôpitaux qui n’ont de cesse de harceler les médecins chef·fe·s de service pour la diminuer toujours davantage. “Il sort quand ?” devient l’unique préoccupation des médecins face à un malade.

Et que dire des urgences, la porte d’entrée de l’hôpital ? La conséquence directe de ces fermetures a été l’allongement considérable de la durée de passage aux urgences pour les patients que les urgentistes ne peuvent hospitaliser : les lits ont disparu.

Les médecins urgentistes en ont même fait un jeu. En janvier 2018, le syndicat d’urgentistes SudF (Samu Urgences de France) propose un concours en ligne, le “No Bed Challenge”. Chaque jour les services d’urgences sont invités à déclarer le nombre de patients qui ont passé la nuit sur des brancards, faute de pouvoir être hospitalisés [9]. La palme revient évidemment à celui qui aura le plus de patients-brancards dans un couloir  ! Cynisme, colère ou désenchantement de ces médecins, je ne saurais le dire. Au total, sur le territoire national, SUdF estime que 100 000 patients ont passé une nuit sur un brancard de janvier à mai 2018, faute de lits d’hospitalisation disponibles [10].

Marisol T. : Oui et bien un brancard, cela coûte moins cher qu’un lit. Cela permet de réduire le déficit, voilà tout.

Le Procureur : C’est donc bien cela, “le pacte de confiance pour l’hôpital public”  !

La “Médecine du futur” : sous-traitance, investissement industriel et modernisation

Le Procureur : Madame Touraine, lorsque vous annoncez votre programme d’austérité budgétaire à des hospitaliers dont les conditions de travail ne cessent de se dégrader, comment procédez-vous pour leur faire avaler la pilule ?

Marisol T. : Nous avons présenté cela sous la forme d’un concept qu’ils ne pouvaient rejeter : l’innovation. L’innovation résoudra les problèmes d’organisation de l’hôpital, et engendrera par ce biais des économies substantielles. En 2015 nous avons lancé le plan « Médecine du futur », dont le but est de mettre en place une économie de la santé, construire la médecine du futur, une médecine connectée et personnalisée [11].

Nous pensons par exemple que les start-up doivent être installées au sein même de l’hôpital pour ainsi « rapprocher géographiquement, jusque dans les cantines, de jeunes entreprises innovantes de leur clientèle », c’est-à-dire les médecins. Tenez, vous parliez des lits d’hospitalisation. Durant mon mandat, nous avons encouragé la construction d’hôpitels. Ces structures accueillent des patients en attente ou en sortie d’hospitalisation, un peu comme des hôtels. Elles sont installées à proximité ou parfois même dans des hôpitaux.

Le Procureur : Des chambres d’hôtels ouvrent dans des hôpitaux qui manquent de chambre pour leurs patients… J’imagine donc que la privatisation des chambres seules d’hospitalisation à une entreprise privée comme Happytal®, la “conciergerie hospitalière”, c’est une de vos idées  ?

Marisol T. : En vérité, il s’agit d’une proposition de Jean de Kervasdoué (cf chapitre 1) [12]. Les patients souhaitant une chambre d’hospitalisation individuelle, en dehors d’une raison médicale peuvent en faire la demande à Happytal®, lorsque cette entreprise est présente au sein de l’hôpital, pour un montant cinquante euros par nuit.

Le Procureur : Les chambres seules représentent désormais des sources de profit pour une entreprise d’hôtellerie, en utilisant les locaux de l’hôpital public gracieusement mis à disposition par les directions d’hôpitaux, moyennant un loyer, certes.

Marisol T. : Il s’agit d’une opportunité pour l’hôpital public d’attirer des investissements. Nous les avons aussi encouragés à sous-traiter le plus de services possibles : préparation des repas, nettoyage des locaux, blanchisserie. L’ouverture vers le privé, c’est bien cela qui sauvera l’hôpital public  !

Nous avons appliqué la même idée pour la recherche : il faut permettre « l’ouverture en open data des données de l’Assurance Maladie aux chercheurs et aux start-up » [13].

Le Procureur : La CNIL appréciera.

Marisol T. : La…  ?

Le Procureur : CNIL. Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés. Vous savez, la commission qui protège nos données personnelles. Dans votre programme du futur, vous avez considéré que les données détenues par l’Assurance Maladie pouvaient être mises en accès libre pour des organismes à but lucratif. Que la santé des patients, dont ils sont eux-mêmes les contribuables, pouvait être regardée comme une source de profit et donc livrée au secteur privé industriel.

Marisol T. : Je ne vois pas où est le problème.

Le Procureur : Ces données correspondent à des patients, à ce que l’on appelle la Santé Publique, pas à une braderie. Car c’est bien cela que vous proposez.

L’idée est simple : la recherche publique est délibérément appauvrie. En 2017, 37 % des personnels de l’INSERM, l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale, sont des travailleurs précaires : les chercheurs ne sont plus titularisés. Il n’y a plus de financements pérennes. Il y a désormais des “projeeeeeeeet” financés à court terme par l’industrie pharmaceutique, si tant est qu’un retour sur investissement soit attendu. C’est donc un marché, une braderie. L’Hépatite C, le VIH, l’hypertension, sont des pathologies touchant de nombreux patients, aisément convertibles en sources de profits immédiats ! Par contre, financer une équipe pour l’étude de virus rares tels que Ebola ou les coronavirus, en 2019, cela n’est plus possible, car non rentable [14].

Marisol T. : Les coronavirus ? Voilà bien un virus tellement rare que financer tout travail dessus serait une perte d’argent !

Écoutez, notre médecine du futur vise à moderniser les hôpitaux, avec notamment la construction de pharmacies automatisées, ou encore l’utilisation de robots de transport.

Le Procureur : Pour vous, l’investissement dans l’innovation à l’hôpital public constitue des dépenses que vous considérez comme légitimes. Cet investissement vient justifier et participer à la diminution des budgets concernant le personnel soignant, dépenses bien trop importantes et non rentables économiquement, donc illégitimes.

Investir dans la modernisation d’une pharmacie pour mettre en place une distribution automatique des médicaments permettra de supprimer des postes. Et pour distribuer les repas dans les étages d’un hôpital, effectivement, autant investir dans des robots, cela fera du personnel en moins.

Marisol T. : Au bout du compte les patients ne sont pas perdants.

Le Procureur : Ils le sont pourtant. Vous avez ouvert les portes de l’hôpital public pour attirer des investissements importants : service de prestations divers, industries pharmaceutiques, automatisation. Parallèlement à cette politique dite d’innovation, qui a surtout profité au secteur privé, vous n’avez cessé d’appauvrir l’hôpital public par une politique constante de restrictions budgétaires dont les soignants comme les patients sont les grands perdants.

Avec la “Médecine du futur”, l’efficacité des soins, si tant est qu’elle progresse par des développements technologiques, se réalise bien au détriment de ceux qui les prodiguent, qui sont toujours source d’économies.

Le management à l’hôpital : la descente aux enfers des soignants

Le Procureur : Examinons à présent les conséquences de votre politique sur les soignants des hôpitaux publics, si vous le voulez bien. Entre les suppressions de postes, les suppressions de lits et les restrictions de toute nature, n’avez-vous pas l’impression, Madame Touraine, d’en avoir trop demandé aux personnels des hôpitaux ?

Marisol T. : Comment cela  ?

Le Procureur : Les deux tiers du budget des hôpitaux, considérablement fragilisés par la diminution entretenue des tarifs hospitaliers, sont consacrés aux ressources humaines. Au fil des réformes, le personnel hospitalier (agents de service hospitaliers, aide-soignant·e·s, infirmier·e·s, brancardier·e·s, médecins) est devenu une variable d’ajustement pour que les comptes soient respectés. Le travail produit par chacun doit être standardisé pour être quantifié, et optimisé.

Ainsi, de 2010 à 2017, la production des hôpitaux – le volume total des actes réalisés – a augmenté de 14,6 %. Le personnel, lui, a augmenté de 2 % [15]. Vous voyez, en termes de réorganisation et d’efficience, les travailleurs de l’hôpital public ont du savoir-faire.

Marisol T. : Nous sommes absolument d’accord sur ce point Monsieur le Procureur. Ce n’est pas une question de moyens mais d’organisation. Innover par la réorganisation, c’est ce qu’il faut pour l’hôpital. Nous avons fait plancher les cadres de santé sur le sujet au cours de séminaires de management : « normalisation, standardisation de l’acte de soin, questionnement des enjeux, articulation des ambitions, mise en place d’indicateurs de performance » … Tout cela doit permettre de recentrer les soignants sur leur cœur de métier [16].

Nous avons aussi fait appel à des cabinets de consulting pour intervenir dans les hôpitaux. Leur mission consistait à identifier « les déficits organisationnels » et à « booster les gisements de performance » que sont les soignants. C’est comme cela que nous parviendrons à la modernisation de l’hôpital public, à l’optimisation du temps de travail et des effectifs et donc à faire des économies  ! Quelle époque formidable, tout de même  !

Le Procureur : Les cabinets de consulting, durant votre mandature, ont effectivement mieux gagné leur vie que les infirmiers et les aide-soignants. En 2016, l’AP-HP leur a versé 1,2 million d’euros [17], l’équivalent du salaire annuel d’une trentaine d’infirmier·e·s  !

Marisol T. : Notre ambition première, je vous l’ai dit, était de faire disparaître le déficit. Mais nous voulions aussi revoir toute l’organisation du travail à l’hôpital.

Le Procureur : Le personnel hospitalier doit ainsi payer le prix de cette « innovation par la réorganisation ». Les cadres de santé, des chef·fe·s de service, sont reconvertis par injonction en managers d’équipe. Les soignants, dont la charge de travail ne fait que s’accroître, deviennent des ressources interchangeables, mobiles et détachables à souhait de leur service.

Pour reprendre votre sémantique, ils ne soignent plus des patients mais des “stocks” qui s’articulent en “flux” ou en “circuits”, autour desquels ils doivent perpétuellement se réorganiser pour “optimiser les pratiques”. Il faut soigner rentable et soigner vite afin d’atteindre l’objectif que vous poursuivez, le « redimensionnement capacitaire », comprenez la fermeture de lits. Votre réorganisation passe par une redéfinition du soin, qui se dépouille de sa dimension humaine. Au bout du compte, cela affecte autant les soignants que les patients [18].

Madame Touraine, je suis obligé de le reconnaître : vous n’avez pas réformé l’hôpital. Pas de réforme structurelle, pas d’effet grand chantier, pas de refonte du système, toutes ces choses qui auraient fait descendre les personnels dans la rue et dont les médias auraient abondamment parlé. Non, vous n’avez pas réformé l’hôpital public comme vos prédécesseurs ont pu le faire, par touches progressives. Vous l’avez transformé en profondeur, à bas bruit, par gestes feutrés, insidieusement. Vous avez, avec une patience et une obstination qu’il faut bien vous reconnaître, superbement dégradée les conditions de travail des hospitaliers.

Lorsque les soignants n’ont plus le temps de soigner, la violence surgit et la “maltraitance institutionnelle” s’installe. Il est pourtant impossible de demander à des professionnels empathiques de s’affranchir de leur nature. Tout soignant sain d’esprit cherche alors à partir. Vous avez ainsi rendu les métiers du soin peu attractifs pour des jeunes en recherche de projet professionnel. Vous avez semé le découragement, la fatigue et la désillusion. Portés par cet espoir que soulève la gauche à chaque fois qu’elle arrive au pouvoir, vos électeurs, nombreux au sein de l’hôpital public, ne vous ont pas vu venir.

Marisol T. : Malgré tout, nous avons fait du bon travail. Vous noterez que dès 2016 le déficit de la Sécurité sociale a bel et bien disparu. Notre bilan comptable est propre. Nous avons transmis une structure assainie financièrement. C’est bien cela l’essentiel.

Le Procureur : Vous ne m’entendez pas Madame Touraine. Nous avons là un cas assez évident de divergence d’objectifs. Alors que les soignants veulent soigner, vous voulez, vous, économiser. Je suppose que, comme beaucoup d’autres avant vous, vous vous êtes posé ces questions : la mission première de l’hôpital public est-elle de parvenir à l’équilibre budgétaire, les gestionnaires doivent-ils prendre le pouvoir et le confisquer aux soignants ? Oui, vous vous êtes posé ces questions. Et vous y avez répondu....

À propos d’économies, je dois vous parler de cette étude épidémiologique réalisée en 2014, sous votre mandature donc, et portant sur 422 000 patients. Le résultat de ce travail, publié dans « The Lancet », montre qu’à partir du seuil d’un soignant pour sept patients, il y a une augmentation de la mortalité d’environ 7 % par patient en plus [19]. Il y a donc un lien direct entre le niveau d’encadrement des patients et le risque de mortalité. La conclusion de l’étude est sans ambiguïté : « l’hypothèse selon laquelle la dotation en personnels infirmiers peut être réduite pour faire des économies sans nuire aux patients est au mieux stupide, au pire fatale ».

Marisol T. : Oui, mais n’oubliez pas que le déficit a disparu.

Le Procureur : Sous prétexte de lutter contre “le trou de la sécu”, Madame Touraine, vous avez creusé le trou des hôpitaux, qui rappelons-le présente en 2019 un déficit cumulé de 1 milliard ainsi qu’une dette de 30 milliards.

Votre “Médecine du futur” connectée au numérique est singulièrement déconnectée de la réalité des patients, des soignants, des urgences, de l’hôpital dans sa globalité. Vous avez voulu considérer l’hôpital public comme une entreprise en faisant semblant d’oublier, car au fond vous le savez, que le soin n’est pas une marchandise. À l’issue de votre mandat, vous transmettez une véritable bombe à retardement : des soignants épuisés, des hôpitaux en déficit. Votre bilan est un fiasco, il préfigure un naufrage, il organise une mise en danger des soignants et des patients. Admettez-le !

Marisol T. : Peut-être, mais le déficit a disparu.

Le Procureur : Il s’agit donc bien là de votre seul argument de défense  !

Résumons-nous. Madame la Ministre, vous avez conduit une politique de suppression de lits et de postes ainsi que de baisse des tarifs hospitaliers. Vous avez fait le choix de consacrer des sommes importantes à l’innovation dans le management plutôt qu’à l’augmentation des salaires des personnels soignants qui, je le rappelle, sont parmi les plus bas d’Europe. Votre horizon, borné par cette obsession de combler le déficit de l’assurance maladie, et ce quelles qu’en soient les conséquences humaines, a conduit à un affaiblissement sans précédent de l’hôpital public et créé les conditions de son naufrage. Vous avez abaissé le niveau de la protection sanitaire qu’un État à la tête d’un pays développé doit à sa population. Au motif de boucher le trou de la Sécurité sociale, vous avez creusé celui de l’hôpital qui est aujourd’hui à l’agonie financière. Vous avez remplacé ce que vous considériez être une erreur par l’erreur inverse.

Mais il n’y a pas que cela Madame la ministre. Votre bilan a un goût de trahison. Trahison des personnels soignants qui ont voté pour vous et qui ne pouvaient penser que le pire pour eux viendrait d’un gouvernement dit socialiste. Trahison de l’hôpital public, de ceux qui l’ont construit et de ceux qui l’ont porté à un niveau d’excellence que l’on nous enviait à l’étranger. Trahison de la mission même de service public qui est une valeur cardinale d’une pensée de gauche. Dans un spectaculaire tête-à-queue, Monsieur Hollande et son gouvernement, auquel vous avez appartenu, ont radicalement tourné le dos au discours qui leur a permis de gagner les élections !

En ce début d’année 2020, une question me brûle les lèvres Madame Touraine. Pensez-vous avoir préparé l’hôpital public à affronter une tempête ?

Marisol T. : Pourquoi une tempête ? Quelle tempête ?

Le Juge : Quelles sont vos réquisitions Monsieur le procureur  ?

Le procureur : Je requiers à l’encontre de Madame Touraine une diète de 75 jours, pain sec et eau.

Le Juge : … Vous êtes certain  ?

Le Procureur : Certain, Monsieur le Président.

Le Juge : Madame Touraine, je vous remercie. Allez Monsieur le Procureur, ressaisissez-vous. Il ne vous reste plus qu’un accusé.

Le Procureur : Oui, mais certainement pas le plus simple.

NOTES

[1] “Rapport : Propositions pour la maîtrise de l’ONDAM 2013-2017” Inspection générale des finances, inspection générale des affaires sociales. Juin 2012. https://www.economie.gouv.fr/files/...

[2] Réactions de la classe politique à la conférence de presse de François Hollande. Article publié par l’Humanité, le 14 novembre 2012. https://www.humanite.fr/reactions-d...

[3] ONDAM et dépenses de santé. PLFSS 2020, p8. https://www.securite-sociale.fr/fil... ANNEXE %207.pdf

[4] “Panorama de la santé 2019 : Les indicateurs de l’OCDE. Chapitre 8. Personnels de santé. Rémunération du personnel infirmier. https://www.oecd-ilibrary.org/sites...

[5] Après huit années de baisse, les tarifs hospitaliers vont augmenter de 0,5 %. Article écrit par François Béguin, publié le 26 février 2019 par Le Monde. https://www.lemonde.fr/societe/arti...

[6] Données disponibles sur le site de l’ATIH. www.atih.sante.fr

[7] “Ces coupes dans les budgets des hôpitaux qui vont faire mal”, Par Laurent Fargues, le 27/02/2015. Challenges. ttps ://www.challenges.fr/economie/b...

[8] “En 2018, la transformation du paysage hospitalier se poursuit avec un nombre de places en hospitalisation à temps partiel qui continue d’augmenter”. Article publié par la DREES, le 17 octobre 2019. https://drees.solidarites-sante.gou...

[9] “No Bed Challenge”, page publié sur le site de Samu Urgences de France. https://nbc.samu-urgences-de-france...

[10] Au moins 100.000 patients ont passé la nuit sur un brancard depuis janvier. Article publié par Le Figaro.fr avec AFP. https://www.lefigaro.fr/flash-actu/...

[11] En 2015, Marisol Touraine (Ministre de la Santé), Emmanuel Macron (Ministre de l’Economie), Thierry Mandon (Ministre de la Recherche) lance le plan “Médecine du futur”, au sein de la stratégie de réindustrialisation du pays entreprise par François Hollande, “Nouvelle France Industrielle”. Plus de détails : “La casse du siècle”, p. 112)

[12] Jean de Kervasdoué remet un rapport sur la valorisation de l’accueil des patients étrangers à Laurent Fabius et Marisol Touraine, 12 mars 2015.

https://solidarites-sante.gouv.fr/a...

[13] Extrait du discours de Marisol Touraine, lors de l’ouverture de la première journée nationale de l’innovation en santé, le 23 janvier 2016. Citation extraite de “la casse du siècle”, p. 111.

[14] “Coronavirus : la science ne marche pas dans l’urgence !”. Article écrit par Bruno Canard, publié le 4 mars 2020, sur le site université ouverte. https://universiteouverte.org/2020/...

[15] L’ondam et la situation des hôpitaux depuis 2009, Pierre-Louis Bras, “Les tribunes de la Santé”, 2019/1 No 59 pages 109 à 117, https://www.cairn.inforevue-les-tri...

[16] Gérer les lits à l’hôpital, un nouveau métier, comme "un jeu d’échecs". Article publié par l’AFP le 29 août 2013. https://lentreprise.lexpress.fr/ger...

[17] “Les très chers audits de l’Assistance publique”, article écrit par Anne Jouan, publié le 22 mars 2017 par le journal Le Figaro. https://sante.lefigaro.fr/article/l...

[18] Pour plus de détails sur la dégradation des conditions de travail à l’hôpital public, voir la partie II du livre “La Casse du siècle, à propos des réformes de l’hôpital public”, de P-A. Juven, F. Pierru et F. Vincent, sorti en 2019, éditions Raisons d’agir, ainsi que le livre d’Hugo Huon, “Urgences”, paru chez Albin Michel, février 2020

[19] “Nurse staffing and education and hospital mortality in nine European countries : a retrospective observational study. Prof Linda H Aiken, PhD. Douglas M Sloane, PhD. Luk Bruyneel, MS. Koen Van den Heede, PhD. Prof Peter Griffiths, PhD. Prof Reinhard Busse, MD. Article publié le 26 février 2014 par The Lancet. Volume 383, ISSUE 9931, P1824-1830, May 24, 2014. “ https://www.thelancet.com/journals/...


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