Le clivage droite/gauche ( Patrick Champagne)

jeudi 12 janvier 2012.
 

Pourquoi est-il indispensable de réfléchir à la signification contemporaine du clivage « gauche/ droite » ? Répondre à cette question apparemment simple n’est en fait pas facile dans la mesure où ce thème a donné lieu, depuis longtemps, à un nombre trop considérable de réflexions et d’enquêtes d’opinion pour que les quelques observations qui suivent prétendent seulement à un simple cadrage, très partiel et très partial, de la question.

On se bornera principalement à deux remarques.

Première remarque : elle porte sur ces catégories elles-mêmes qui nous sont trop familières pour que l’on s’interroge de manière réellement critique sur elles. On pense avec ces catégories plus qu’on ne les pense comme telles. Les notions de « gauche » et de « droite » sont en soi des catégories vides qui n’ont pas plus de sens que des couples d’opposition tels que « haut/bas », « devant/derrière », « chaud/froid », « sec/humide », « obscurité/lumière », etc. Cette particularité explique qu’il y ait un jeu proprement politique avec ces catégories, tant au niveau individuel (on peut se dire plus ou moins « à gauche » ou « à droite » selon les interlocuteurs et selon les situations) qu’au niveau collectif (il est des partis qui refusent cette opposition pour lui préférer par exemple le couple « archaïque/moderne » ou qui affirment que tel homme ou groupement politiques ne sont pas vraiment « à gauche » ou « à droite » ou, au contraire, classe dans « l’extrême gauche » tel mouvement qu’il s’agit de disqualifier politiquement). En bref, non seulement le contenu concret de ces catégories est laissé aux luttes ordinaires de la politique mais en outre il n’existe pas d’instance indiscutable qui classerait objectivement les gens et les partis en « gauche » et en « droite ».

Il s’agit en fait de catégories historiquement héritées qui visent à marquer (voire parfois à créer) l’existence, dans le champ politique, d’un débat, d’une opposition entre des visions qui se veulent opposées de la société. Ce clivage qui peut se subdiviser à l’infini (il y a « la droite de la gauche », « la gauche de la gauche », etc.) qui est né avec la démocratie, il y a deux siècles, est lié à la logique parlementaire majoritaire qui a favorisé une certaine bipolarisation de la lutte politique avec une majorité qui gouverne et une opposition qui critique, avec ceux qui veulent conserver et ceux qui veulent réformer, etc. Le succès de ce clivage s’explique par le fait qu’il épouse la logique du débat politique mais aussi parce qu’il permet aisément aux électeurs de base plus ou moins compétents sous le rapport de la culture politique des professionnels de la politique de se situer de manière simple sans savoir nécessairement ce que cela peut signifier (on sait que ce sont les hommes politiques et les journalistes qui interprètent le sens qu’il convient de donner aux résultats électoraux), et sans avoir à s’en expliquer précisément (on n’a pas à prouver qu’on est « de gauche » mais seulement qu’on a voté à gauche).

Cet axe gauche/droite se présente, en outre, comme linéaire, ce qui permet de passer d’un extrême à l’autre dans une sorte de continuum apparent et de positionner les hommes politiques et les idées qu’ils défendent dans une sorte d’échelle univoque (ils sont plus ou moins à gauche ou à droite). L’opposition gauche/droite est donc une opposition suffisamment vide en soi pour qu’elle fonctionne un peu dans la logique de l’auberge espagnole, chacun, non sans malentendus, définissant, par exemple, ce qu’il entend par « être de gauche », et même être « réellement » de gauche par rapport à ceux qui se disent « de gauche » et qui ne le seraient pas vraiment (est-ce que le centre gauche est à gauche ou au centre ou même à droite ?). Cela explique que si ce type de clivage existe dans toutes les démocraties, il véhicule des contenus variables compte tenu des particularités historiques propres à chaque pays. Ces catégories vagues, il importe donc d’en découvrir la philosophie profonde mais aussi de les spécifier historiquement car le contenu et le sens de cette opposition évoluent avec les transformations qui affectent la société. On le sait, les thèmes concrets ne sont pas en soi, et de toute éternité, de gauche ou de droite : le nationalisme a été de gauche avant de passer à l’extrême droite, la sécurité publique a été de droite avant d’être à son tour annexée par la gauche, etc. Ce clivage, son existence comme son contenu concret, est ainsi un enjeu de la lutte politique qu’il importe donc de prendre en compte.

Seconde remarque : cette opposition tendant à être brouillée, il faut rappeler les constantes qui, malgré tout, sont au principe de ce clivage, celui-ci n’étant ni totalement arbitraire ni totalement artificiel. Ce qui fonde cette opposition, c’est un certain rapport à l’ordre social et une certaine philosophie de la société : d’une part la droite tend à accepter le monde tel qu’il est parce qu’il serait dans la nature des choses d’être comme il est alors que la gauche veut le changer pour y introduire plus de justice en luttant notamment contre les mécanismes qui tendent à reproduire les inégalités voire à les aggraver ; d’autre part, la droite naturalise la société (chaque individu est jugé responsable de son sort) alors que la gauche, s’appuyant sur les sciences sociales, prend acte du fait que la plupart des inégalités sont socialement produites et reproduites.

Cet affrontement proprement philosophique est sans doute une sorte de constance historique. Mais la gauche ne peut s’en contenter aujourd’hui car le monde est pris dans des transformations majeures totalement nouvelles qu’il faut intégrer et prendre en compte. Il importe aujourd’hui, par exemple, que la gauche se refonde compte tenu, entre autres, de l’insertion de l’économie nationale dans une économie européenne et mondiale, de la restructuration des classes sociales (notamment des classes ouvrières et moyennes), et aussi des menaces écologiques et climatiques qui mettent en péril la planète elle-même et qui ne sont pas sans lien avec la logique à l’œuvre dans le capitalisme (produire toujours plus pour accumuler toujours plus de profits). La gauche doit aujourd’hui répondre clairement à des questions - la liste n’est pas limitative - telles que : Quelle place faut-il faire à l’Etat ? Quels services publics faut-il conserver, développer, réformer ? Quelles régulations étatiques du système économique faut-il instaurer pour contrôler le capitalisme ? Quelle politique d’éducation faut-il développer ? Etc.

Thème : base sociale de la gauche

La réflexion sur la base sociale de la gauche doit être mise en relation avec la réflexion sur le clivage Gauche / droite parce que, dans les partis qui ont vocation à gouverner, la recherche, dans une logique de pur marketing politique, des thèmes à mettre en avant « pour gagner » risque de faire perdre non seulement, comme on l’a vu, les élections, mais aussi, ce qui est plus grave, les repères et les raisons d’être du positionnement politique « à gauche ». On l’a vu lors de la récente élection présidentielle où il fut moins question de programme de gauche que de « vote utile », de « meilleur candidat pour l’emporter » ou, tactiquement, de « prendre des électeurs » à tel ou tel concurrent.

Ces dérives sont en phase avec une vision individualisante de la politique qui, sous l’effet des sondeurs et des conseillers en communication, tend à s’imposer, les électeurs étant considérés comme des consommateurs de politique qui choisiraient égoïstement le parti ou l’homme politiques qui leur promettraient le maximum d’avantages catégoriels. D’où la question qui est posée de manière insistante depuis quelques années qui consiste à se demander si les différents partis politiques ont encore des bases sociales distinctes ou bien s’ils sont désormais trans-classes, c’est-à-dire en fait indépendants des classes sociales ? On pressent l’idéologie qui est au principe de cette interrogation faussement naïve.

S’il est vrai que les dernières enquêtes électorales montrent qu’il existe toujours une relation entre les caractéristiques sociales et démographiques des électeurs et leurs choix électoraux, il reste que cette relation est désormais plus complexe parce que la structure sociale est, elle-même, devenue plus complexe. D’où la question suivante que la gauche doit se poser : La gauche peut-elle encore être aujourd’hui le défenseur d’une classe sociale - en l’espèce les classes populaires - ou bien doit-elle proposer une vision de la société qui puisse attirer les électeurs au-delà des appartenances sociales populaires ?

Une réflexion sur les fondamentaux de la gauche doit tenir compte du fait que la classe ouvrière qui, autrefois, votait à gauche, est aujourd’hui très atomisée et souvent d’origine immigrée. De plus, elle est passée de 39% de la population active en 1962 à 26% aujourd’hui tandis que les employés passaient, dans le même temps, de 18% en 1962 à 30% aujourd’hui. Outre ces transformations de la structure sociale, la réflexion doit aussi prendre en compte les effets de l’accroissement global du niveau d’instruction, celui-ci influant fortement sur le rapport à la politique de la population. L’élection présidentielle a montré que les jeunes, les citadins des grands centres urbains, les diplômés, une fraction des cadres supérieurs et une fraction des classes populaires (mais une fraction seulement) votaient aujourd’hui un peu plus à gauche qu’à droite. On voit donc que les partis de gauche ne peuvent plus revendiquer un électorat principalement populaire. C’est une chance si la gauche, sans délaisser les classes populaires, réfléchit aux valeurs dont les autres groupes sociaux qui la soutienne sont porteurs et si, dialectiquement, elle parvient à concilier un certain réalisme électoral (pour gouverner, il faut être électoralement majoritaire) avec un projet politique exigeant.

Résumé de l’intervention de Patrick Champagne lors du premier rassemblement des signataires de Gauche Avenir.


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