2020 L’année où nous avons suffoqué

jeudi 31 décembre 2020.
 

Pendant toutes ces semaines, il n’y avait qu’un seul sujet de conversation, partout, sous différentes formes, dans les parcs, dans nos maisons, à la radio, sur les réseaux sociaux, partout des variantes de ce même dilemme : quelle est la réponse adéquate à la période que nous traversons ?

C’est une idée insupportable, presque assez pour nous faire oublier que les événements qui ont précédé de quelques semaines ce mois épouvantable n’étaient pas non plus fantastiques. Ici, à Portland, nous avons passé l’été plongés dans une incessante guérilla urbaine, des dizaines de nuits d’échauffourées entre policiers et manifestants, ponctuées par les fréquentes apparitions de milices fascisantes débarquées de l’arrière-pays les armes à la main. Si ce sont bien les revendications progressistes du mouvement Black Lives Matter qui ont occupé le cœur de ce chaos, les affrontements à répétition ont rappelé à maints égards les vieilles querelles entre fascistes et communistes du début du XXe siècle. En cette année 2020, Little Beirut [1] est devenu un Little Weimar, et nous y avons vécu notre propre petite guerre d’Espagne. Les divisions idéologiques y étaient à peu près identiques, anarchistes et syndicalistes, nationalistes xénophobes, ivrognes et romantiques y tenaient chacun leur rôle, et dès le début des hostilités flottaient déjà dans l’air les pulsions de meurtre que ce genre de confrontation ne manque jamais de raviver. Tout le monde n’avait cessé de le prédire : « C’est sûr, quelqu’un va se faire tuer. »

Les forces de police avancent dans les gaz lacrymogènes et face à des feux d’artifice pour disperser les manifestations contre le racisme et la brutalité policière, à Portland, le 5 septembre 2020.

Le 29 août, le désir de mort est devenu réalité. Un partisan de Trump dénommé Aaron « Jay » Danielson a été abattu en pleine rue. Quatre jours plus tard, le 3 septembre, à Lacey, petite bourgade de l’État de Washington, Michael Reinoehl, son meurtrier, a été assassiné par un escadron de la mort. Dans le flot nauséabond de mauvaises nouvelles qui se déverse quotidiennement sur tous nos écrans, beaucoup ne s’en sont peut-être pas rendu compte, mais il convient de prendre toute la mesure de ce qui s’est produit : le meurtre de Michael Reinoehl par des agents de l’US Marshall est le résultat d’une véritable expédition punitive — William Barr, procureur général des États-Unis, étrennant ses bottes de petit Pinochet. Un jour, peut-être, l’histoire établira clairement les faits mais, bien sûr, tout dépendra de qui écrira le livre.

L’été n’avait donc pas démarré sous les meilleurs auspices, mais ces neuf jours de septembre où nous avons tous mijoté dans une marmite de vapeurs toxiques nous ont enfoncés dans des abîmes d’une profondeur inédite (à ce jour en tout cas). Confinés dans nos maisons face à ces murs de flammes qui nous encerclaient, nous avons assisté, impuissants, à l’effondrement de mère Nature telle que nos parents et nos grands-parents l’avaient appréhendée, en proie — forcément — à une profonde angoisse existentielle. Je sais que, face à ces arbres qui partaient en fumée, je ne suis pas le seul à m’être demandé : et maintenant, quoi ? Qui peut encore garder espoir, putain ? Un tapis d’humanité pour étouffer un système intolérable

De l’espoir il y en avait eu pourtant, dans le courant du mois de juin, si tant est qu’on se souvienne encore d’une époque si lointaine. Après le meurtre de George Floyd, la révolte Black Lives Matter avait rapidement gagné tout Portland comme les autres métropoles du pays, fissurant le barrage érigé dans nos vies par le Covid et déversant dans les rues un flot de citoyens en colère, réclamant la justice. De toutes les manifestations auxquelles j’ai participé dans ma vie, les rassemblements pour George Floyd, Breonna Taylor et les autres victimes du racisme de la police, sont sans équivalent. C’est ainsi que j’imaginais la Révolution de velours ou les premiers jours du Printemps arabe : un tapis d’humanité collective tendu pour étouffer un système devenu intolérable.

Les manifestations plus ou moins violentes se sont succédé, chacune bien couverte par les différents médias locaux et nationaux tout au long de l’été. Les Fédéraux ont débarqué, on les a dégagés. Les cortèges se sont scindés en fonction des affinités. Pour certains rassemblements, nous pouvions sans crainte venir avec nos enfants, pour d’autres, mieux valait les garder à la maison. Et pendant toutes ces semaines, il n’y avait qu’un seul sujet de conversation, partout, sous différentes formes, dans les parcs, dans nos maisons, à la radio, sur les réseaux sociaux, partout des variantes de ce même dilemme : quelle est la réponse adéquate à la période que nous traversons ?


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