Aux sources de la violence néolibérale.

jeudi 27 avril 2023.
 

Aux sources de la violence néolibérale.

Violence économique (licenciement, chantage à l’emploi, guerre économique entre entreprises et États,…), violence revendicative (manifestations, grèves,…),, violences politiques (répression des manifestations, diminution des libertés publiques,…), violence dans les rapports sociaux (dans l’entreprise, dans la famille, envers des boucs émissaires,…), violence de la délinquance en tous genres, violence médiatique (stigmatisation des opposants ou des positions alternatives,…), violence et terroriste : autant de violences multiformes dont il peut être intéressant de s’interroger pour savoir si bon nombre d’entre elles n’aurait pas une origine commune en évitant de sombrer dans tout simplisme réducteur.

1–La nature du néolibéralisme

Le néolibéralisme ou l’ultralibéralisme :

- repose sur le mode de production capitaliste (propriété privée des moyens de production d’échanges, exploitation de la force de travail, accumulation du capital)

– reprend les thèses du libéralisme et de l’économie néoclassique (notamment la toute-puissance du marché et de l’individualisme rationnel calculateur).

En outre, il possède les caractéristiques suivantes :

1) une concurrence exacerbée sans entraves

2) le libre-échange absolu

3) la liberté (de circulation et d’accumulation ) du capital

4) la division internationale compétitive du travail

5) un affaiblissement jusqu’à la destruction de l’État social

6) une intervention minimale de l’État dans la sphère économique

7) remise en cause de la souveraineté de l’État dans la création monétaire. L’État peut être obligé d’emprunter sur les marchés financiers rendant ainsi l’État tributaire de société privées nationales ou étrangères.

8) une instrumentalisation financière de l’État au profit des actionnaires et des multinationales notamment en favorisant l’évasion fiscale ; les exonérations sociales et fiscales, en renflouant les caisses des entreprises industrielles ou surtout financières (banques,…) en difficulté.

9) une instrumentalisation des agents de la haute fonction publique faisant sauter la frontière publique/privé (notamment par le pantouflage et le rétro pantouflage).

Ces instrumentalisations conduisent au développement de la corruption qui peut devenir systémique.

10) Un individu est considéré comme capital humain gestionnaire de ses intérêts propres sans référence, à un intérêt général pour la conduite de sa vie.

De ce fait, la corruption, peut-être intériorisée comme un phénomène « naturel » utile pour sa promotion personnelle et sociale.

11) La privatisation des biens publics et biens communs (privatisation des milieux naturels et du vivant)

Rappelons que ’État social en France et éventuellement à l’étranger repose sur quatre piliers :

Premier pilier : la protection sociale ; deuxième pilier : la réglementation des rapports au travail par, notamment, le droit du travail ; troisième pilier : les services publics, qui sont généralement gérées par l’État ou les collectivités territoriales ; quatrième pilier : les politiques économiques de soutien à l’activité : lutte contre le chômage, aide à l’innovation,…

Le néolibéralisme avec l’aide du FMI et de l’UE s’attaque systématiquement à chacun de ces piliers.

La France est l’un des pays qui jusqu’à une période récente a le plus résisté à ces attaques.

Macron et son équipe ont pour objectif de réduire au minimum cet État social et de privatiser au maximum les services publics.

Il se heurte alors à des résistances sociales qui le conduisent à une nouvelle étape : l’instrumentalisation de la police et de la justice pour réprimer les contestations.

J’ai tenté ici de dresser une description concise du néolibéralisme contemporain mais on peut, pour plus de détails se référer à l’article de Pierre Bourdieu en un annexe.

Pour illustrer les propos précédents, on peut se référer à la vidéo activable avec le lien suivant.

Le néolibéralisme de Macron implique le passage en force contre la société

Source : le live de Mediapart du 06/02/2019

Entretien avec Romaric Godin, journaliste à Mediapart..

https://www.youtube.com/watch?v=8Fc...

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2–La Violence néolibérale.

Remarque préalable.

Nous reproduisons ici un article très intéressant de Frédéric Lordon un peu ancien mais qui garde toute son actualité (même si la référence en début d’articles à la police de proximité n’est plus de mise !). Il ne s’agit évidemment pas ici de justifier quelconque violence mais d’analyser par quel processus celle-ci émerge au sein d’une société capitaliste avancée où l’idéologie néolibérale règne en maître.

Le texte qui suit n’examine pas la violence de classe comme le font par exemple , les sociologues Michel et Monique Pinçon dans leur ouvrage : « La violence des riches » ²(Édition La Découverte), ( présenté dans leur vidéo :

https://www.youtube.com/watch?v=Ys3... )

mais explique que la violence est au cœur même du système néolibéral qui exacerbe la concurrence et la compétition, non seulement dans le domaine économique, mais aussi dans bien d’autres activités humaines.

Cette idolâtrie de la concurrence ou de la compétition a un effet notable dans le formatage des esprits qui induit des comportements violents dont les formes sont variées (de la Violence brute à la violence sublimée métaphorisée).

Évidemment, comme tout comportement humain, la violence peut avoir une origine multifactorielle, des facteurs sociaux psychologiques pouvant se combiner à des facteurs économiques.

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) La violence néolibérale (Frédéric Lordon)

Source : Revue Mouvements 2002/4 (no23), pages 41 à huit 48 . Cairn info. par Frédéric Lordon

https://www.cairn.info/journal-mouv...

Si l’on fait l’hypothèse qu’il y a bien un problème d’insécurité, hypothèse qui ne va d’ailleurs pas de soi pour peu que l’on prenne en considération, d’une part, les biais d’induction de déclaration liés à la mise en place de la police de proximité et, d’autre part, les effets amplificateurs dus à la construction sécuritaire de la réalité sociale par les médias, il reste à se demander où sont passées les explications sociales – et peut-être même les explications tout court ! – de la délinquance.

Si les explications sociales de la délinquance ont à ce point disparu du débat public, c’est parce que le socialisme de gouvernement s’est chargé lui-même de les naufrager en déclarant formellement non pertinentes les analyses socioéconomiques de la violence lors d’un colloque qui devrait faire entrer Villepinte dans l’annuaire des villes-témoins de l’histoire de la gauche, pour le meilleur et pour le pire : Tours, Épinay, Valence, Rennes… Cédant à toutes les forces de l’air du temps et rejoignant la droite dans cette aberration mentale qui se refuse à considérer que comprendre et juger demeurent des opérations intellectuelles absolument hétérogènes, que rendre intelligible n’est synonyme d’absoudre que pour des esprits obtus, la social-démocratie à la française a donc pris le mors aux dents et décidé que l’insécurité était un fait social à combattre et non à comprendre. Regardés comme des manifestations aberrantes mais autosuffisantes, surtout pas symptômes d’autre chose, les actes de violence anomique sont de purs surgissements sans cause, rejetés dans la catégorie d’un mal absolument ineffable – ce n’est plus d’une police qu’ils sont justiciables mais d’un corps d’exorcistes.

À l’encontre de ce retour constatif borné au fait brut et au fait pur, sans autre horizon que la seule extirpation puisqu’il s’agit ici de « violence », il est peut-être plus urgent que jamais de poser à nouveau la question des causes, sauf à condamner la tâche policière elle-même à une reprise sisyphienne infinie, et par là même la société à connaître des taux d’enfermement sans limite. La double conversion économique et sécuritaire de la gauche de gouvernement est certainement pour beaucoup dans les formidables censures qui ont permis d’évacuer des quelques débats résiduels sur les origines de l’insécurité toute référence aux déterminations économiques et toute mise en cause des tendances d’ensemble du néolibéralisme, puisque l’insertion dans le merveilleux mouvement de la mondialisation fait maintenant figure d’inquestionné radical. Il y a pourtant bien des raisons d’estimer que celui-ci mériterait d’être mis en examen – réciprocité élémentaire ! – à la fois par ses effets objectifs dans le tissu social mais aussi par les messages de ses discours et les comportements auxquels il encourage.

• Le modèle de la concurrence, violence légitime

À supposer donc qu’on puisse diagnostiquer et documenter quelque chose comme une remontée du niveau général de la violence dans la société, il se pourrait qu’il ait à voir avec la fortune de l’idéologème de la concurrence, dont les discours du néolibéralisme font sans désemparer la promotion depuis deux décennies. Si ce rapprochement a quelque sens c’est parce que la concurrence est peut-être, juste après le sport, la métaphore la moins métaphorique de la violence.

Dire cela, c’est prendre sur la violence, en suivant Elias [1]

[1] N. Elias, La civilisation des mœurs, Calman-Lévy, 1973 ; La…, le point de vue de la civilisation des mœurs, c’est-à-dire d’une part accorder à la violence le caractère d’un ou peut-être même du fait social primordial, et d’autre part se proposer d’examiner les formations sociales sous le rapport des mises en forme de la violence qu’elles réalisent par leurs arrangements politiques, institutionnels et symboliques. La civilisation des mœurs n’est alors pas autre chose que le travail de symbolisation et de métaphorisation d’une violence première et irréductible. Et s’il y a bien lieu de donner à ce travail le sens historique d’un procès de civilisation, c’est parce qu’il produit des ré-expressions et des sublimations d’une pulsion réinvestie/détournée vers des buts sociaux plus élevés, qui emmènent toujours plus loin de la violence physique et rendent constructrices des motions fondamentalement destructrices. Il n’est évidemment pas fortuit que Norbert Elias se soit intéressé à la pratique sportive [2]

[2] N. Elias et E. Dunning, Sport et civilisation, Fayard, 1994., qui se présente comme une sorte d’archétype de la violence codifiée, donc maîtrisée, avec cette particularité qu’elle fait le choix de se tenir au plus près de l’affrontement physique mais sans rien lui concéder de sa sauvagerie latente. Les luttes pour la reconnaissance dans les divers univers sociaux que Bourdieu appelle des champs sont elles aussi des sublimations socialement légitimes et socialement productives de la violence dès lors qu’elles ont pour effet de substituer la domination symbolique à la domination physique.

Pour autant il n’y a pas de sens de l’histoire et rien ne garantit la linéarité du procès de civilisation. On peut certes considérer que le surgissement de l’ordre des pratiques économiques est à la fois un effet (Elias) et un agent (Montesquieu) du mouvement historique de pacification sociale et que la concurrence économique est peut-être devenue l’une des sublimations de la violence brute les plus structurantes des sociétés modernes. Mais défini à un tel degré de généralité, « l’ordre économique » livre, sous ce rapport, peu de caractérisations univoques, et son travail de « métabolisation » de la violence demande à être envisagé au fil de ses configurations historiques successives. Or, le schème même de la concurrence ne se maintient pas inaltérable au travers des différentes époques du capitalisme en lesquelles il connaît des intensités diverses. On pourrait ainsi caractériser les formes institutionnelles du fordisme comme autant de dispositifs visant à restreindre l’opération des mécanismes concurrentiels – développement des marchés internes du travail, maintien d’un oligopole bancaire, restriction des mouvements de capitaux, etc. –, et il n’est pas fortuit que ce mode de régulation ait d’abord été qualifié de « monopoliste [3]

[3] R. Boyer, Théorie de la régulation, une analyse critique, La… », appellation qui dit assez son caractère globalement anti-concurrentiel. Ce n’est que par une aberration idéologique qu’on a donné capitalisme et libéralisme économique pour des synonymes : le régime fordien rappelle que le capitalisme peut s’organiser sous des formes qui encadrent et réduisent l’exercice de la concurrence – les capitalismes rhénan et japonais ont eux aussi montré dans les années quatre-vingt non seulement la viabilité mais l’efficacité de ces configurations « non concurrentielles ».

Les forces concurrentielles que le fordisme avait travaillé à neutraliser, le néolibéralisme les libère avec pour article de foi que la crise [4]

[4] Celle du début des années soixante-dix. avait pour origine leur entrave et que leur restauration constitue l’évidente solution du problème. Toutes choses égales par ailleurs, le retour aux formes pures et dures de la concurrence, et la promotion des tendances les plus agonistiques de la vie économique opèrent de fait une démétaphorisation relative de la violence économique et une régression symbolique qui revalorise les comportements les plus agressifs, transfigurés en dynamisme créateur et légitime désir de vaincre. Jamais comme depuis ces dernières décennies le discours économique, sous l’emprise du néolibéralisme, n’aura été si près des archétypes les plus caricaturaux du darwinisme social, et c’est toute la société, par une infinité de canaux et un travail symbolique capillaire envahissant, qui ne cesse de véhiculer ces messages, même plus subliminaux, du « tuer pour ne pas être tué », de la « saine » agressivité, de la victoire à tout prix – y compris celui de la ruine des autres –, et de la brutalité légitime des luttes pour le succès. Comme toujours l’exemple vient d’en haut et les grands du capital n’en finissent pas de donner le spectacle de la prédation – OPA hostiles, débarquements sauvages, raids financiers, démantèlements sans pitié, conquêtes par la force. Le retour sur scène de l’idéologème de la concurrence, élément central du dispositif discursif néolibéral, avec tout ce qu’il emporte de glorification des « meilleurs » et de stigmatisation des « perdants », avec ses maximes de la réalisation de soi par l’écrasement d’autrui, travaille en profondeur le corps social au sein duquel il diffuse de nouvelles valeurs de l’action et de l’accomplissement, et ce n’est probablement pas un hasard si cette période de restauration néolibérale correspond également à une époque d’intense promotion du sport de compétition et de sa professionnalisation accrue. On pourrait en effet aisément documenter cette remarquable convergence des discours et des « valeurs » de l’entreprise et du sport, la circulation d’un univers à l’autre des mêmes images et des mêmes figures (victoire, volonté, goût de l’affrontement…), comme le prouvent par exemple tous ces échanges croisés, l’entreprise finançant – « sponsorisant » – le sport de compétition pour mieux signifier une communauté de valeurs, ou bien, réciproquement, conviant les sportifs de haut niveau à des conférences édifiantes en vue de mieux galvaniser ses gagneurs économiques. S’il faut mettre en corrélation ces promotions parallèles de la concurrence dans le champ économique et de la compétition dans le champ sportif, c’est donc pour mieux souligner une tendance générale de démétaphorisation de la violence, les pratiques économiques s’indexant sur les pratiques sportives dans un mouvement de retour vers le physique, c’est-à-dire d’involution en direction de la violence brute.

Le néolibéralisme n’est donc pas étranger à la remontée du niveau général de la violence dans la société qui a fortement partie liée avec la revitalisation des valeurs de la concurrence. C’est peut-être là le paradoxe le plus inavouable du néolibéralisme que les comportements délinquants, stigmatisés comme des aberrations à éradiquer, dérivent en fait pour une large part d’un corpus de valeurs que le néolibéralisme lui-même ne cesse de promouvoir. Aux valeurs de l’agressivité compétitive et à son encouragement à la domination dans la concurrence des luttes interpersonnelles, il faudrait également ajouter tous les messages « positifs » d’invitation à l’enrichissement, à l’acquisition et à la consommation pour reconnaître les mobiles les plus caractéristiques des passages à l’acte délinquant… et s’apercevoir qu’ils sont fondamentalement les mêmes que ceux dont se revendique l’homme moderne néolibéral. Le sauvageon, figure idéale de stigmatisation, vole pour acquérir, deale pour s’enrichir et accéder à la consommation ostentatoire, violente pour réaffirmer sa domination dans les luttes de gangs… mais, dans les formes différentes et plus symbolisées auxquelles il a accès, le cadre supérieur ne fait pas autre chose : il est cupide et cherche l’enrichissement, sa consommation est orientée par l’intention de signaler son statut social, il est sans pitié dans les luttes d’organisation qui ont pour enjeu la progression hiérarchique et l’affirmation de son pouvoir. Ainsi, du délinquant à l’homme moderne néolibéral, il y a une égalité et une inégalité profondes. Égalité dans la référence implicite au même corpus de valeurs fondamentales, à la même sensibilité à des injonctions communes qui se sont emparées de toute la société et la mettent en mouvement selon les mêmes mobiles de violence et de cupidité ; mais inégalité dans l’accès à la symbolisation qui fait l’inégale légitimité de ces comportements pourtant identiquement réglés. Ainsi, d’une extrémité à l’autre de la société, il y a un gradient de symbolisation, qui permet aux uns les formes les plus abstraites et les plus métaphoriques et condamne les autres aux formes les plus brutes et les plus physiques de la même violence agonistique, et qui donne des expressions différentes et différemment légitimes à une même réalité compétitive. L’inégalité la plus perverse du néolibéralisme tient donc probablement à ce que, au bas de la société, les conditions de symbolisation de la lutte concurrentielle ont été détruites et ne laissent pas d’autre possibilité au darwinisme libéral que de s’exprimer sous les formes les plus démétaphorisées, c’est-à-dire à la limite par retour à la violence brute. Les psychologues de l’école de Palo Alto [5]

[5] G. Bateson, Pour une écologie de l’esprit, Seuil, 1984. ont souligné le caractère profondément pathogène de ces doubles injonctions contradictoires (double bind) qui commandent simultanément une chose et son contraire, et s’il y a bien lieu de parler de perversité, c’est parce que la société néolibérale ne cesse de sommer les individus de faire la démonstration de leur force dans la compétition sociale et de priver certains d’entre eux de toute possibilité d’exprimer cette injonction autrement que dans des formes de violence… qu’elle condamne radicalement. Le capitaine d’industrie qui conduit un raid victorieux et « tue » son concurrent débarqué sans ménagement, le golden boy qui explose ses gains dans une spéculation qui en ruine cent autres, le promoteur enrichi qui accède au luxe de la jet-set, le cadre supérieur qui écrase ses rivaux et prend les commandes de la firme sont des héros libéraux et des personnages admirables. Le jeune de banlieue qui démolit le gars du quartier d’en face, qui deale en pensant à sa future BMW, qui s’impose par la violence à la tête de son gang est un paria voué à l’enfermement… et d’autant plus qu’il est aussi leur inavouable frère de lait.

• Les contradictions de l’individualisme libéral

La contradiction compétitive-répressive, qui promeut l’affirmation agonistique de soi mais réprime toutes celles de ses expressions qui ne sont pas adéquatement symbolisées, n’est pourtant peut-être pas la plus grave, et il se pourrait que la mise sous tension violente de la société néolibérale provienne d’une contradiction bien plus fondamentale, inscrite au cœur même du capitalisme dès lors qu’il prétend s’inscrire historiquement dans le mouvement d’ensemble du libéralisme individualiste. On pourrait même ajouter que cette contradiction a connu une manifestation inaugurale en 1848 lorsque les journées révolutionnaires ont montré que la divergence entre l’égalitarisme promu par le libéralisme politique et les inégalités patentes engendrées par le libéralisme économique était devenue apparente à un point qui la rendait intolérable. Si effectivement le capitalisme libéral a fondamentalement partie liée avec le mouvement historique de l’individualisme, lui-même constitutif de ce que Louis Dumont a appelé « l’idéologie économique [6]

[6] L. Dumont, Homo Æqualis, naissance de l’idéologie économique,… », alors la réalisation extrêmement différenciée de l’égalité dans les ordres respectifs des droits politiques et des conditions économiques est vouée à le travailler comme une contradiction constitutionnelle. Or, si la réduction des inégalités ne relève d’aucune tendance longue du capitalisme et connaît au contraire des évolutions fortement non linéaires, avec parfois de phénoménales régressions, le mouvement de l’individualisme, en dépit de quelques fluctuations qui font par exemple varier le degré de l’engagement collectif (Hirschman [7]

[7] A. Hirschman, Bonheur privé, action publique, Fayard, 1995.), est lui d’une bien plus grande régularité de fond et n’est en tout cas jamais si puissant que lorsque le libéralisme économique redevient la référence doctrinale. On pourrait certainement repérer dans bien des domaines de la société actuelle le travail des valeurs de l’individualisme et notamment la montée d’une revendication démocratique d’égalité de dignité, de reconnaissance et de considération – dont pourraient témoigner à leur façon des émissions telles que « Loft Story » ou bien « C’est mon choix », qui ont toutes pour point commun de relayer le désir d’exposition médiatique désormais universellement partagé et de contester qu’il ne soit plus réservé qu’à quelques privilégiés de la notoriété. Or, cette revendication démocratique d’égalité de reconnaissance est brutalement niée par les conditions réelles d’existence, celles de l’accès à la réalisation personnelle par l’emploi – et même mieux par un travail intéressant –, de l’accès à la présentation de soi par l’acquisition des choses – où l’on retrouve la puissance des enjeux sociaux de la consommation, leur constitution en véritables valeurs de vie, et les tensions auxquelles ils soumettent les catégories les plus déshéritées, et parmi elles spécialement les jeunes, à la fois les moins résignés à l’acceptation de leur sort et les plus exposés aux tentations de la construction matérialiste de l’identité par les prothèses de la marchandise et de la « marque ». Cette dissonance cognitive d’une aspiration constamment excitée et constamment contrariée est au principe d’une grande violence réactionnelle, d’ailleurs à la mesure des stimulations sociales, et notamment médiatiques, qu’elle ne cesse de recevoir, notamment lorsque les télévisions privées, et à leur suite les chaîne publiques sous l’effet des pressions concurrentielles, ne cessent d’offrir en spectacle la glorification des héros de l’argent et la vie heureuse des possédants – il faudrait faire la recension de tous les reportages complaisamment proposés sur cet objet de sociologie télévisuelle qu’est devenue la « jet-set ».

Cette contradiction entre la revendication égalitaire d’accomplissement et de reconnaissance sociale, elle-même profondément solidaire du mouvement d’ensemble de l’individualisme, et sa frustration rédhibitoire en raison des conditions économiques d’existence est d’une certaine manière la lointaine héritière de celle de 1848. Ainsi les tendances réelles du capitalisme peuvent le faire entrer en discordance avec certains des articles les plus centraux de son idéologie constitutive. L’idéologie économique donne naissance au sujet marchand, mais promeut du même coup le schème égalitaire essentiellement lié à l’individu général et universel. Donzelot [8]

[8] J. Donzelot, L’invention du social, Seuil, 1984. avait naguère suggéré de relire l’émergence de la catégorie du « social » comme une trouvaille historique permettant précisément d’accommoder cette contradiction entre égalité formelle (politique) et inégalité réelle (économique). Si l’on tient les violences actuelles pour une manifestation entropique de cette tension dans ses formes contemporaines, on est conduit à se demander si « l’invention du social » n’est pas à revivifier d’urgence ou bien même si elle n’a pas épuisé ses effets historiques. Pour d’évidentes raisons « d’économie », on souhaiterait beaucoup que la première option soit la bonne car il est bien difficile d’entrevoir la trouvaille de substitution qui serait dotée de la même force historique que le « social [9]

[9] Au sens de Donzelot. », alors qu’on pressent par ailleurs qu’il reste à ce « social » bien des espaces à investir de ses régulations. Le fait est que ses actuelles mises en forme ne le mettent en mesure que d’intervenir dans le monde de l’emploi salarié, autour duquel s’était historiquement constituée sa « mission ». Mais même dans ce domaine de spécialité, les médiations de ses grandes organisations collectives (syndicales) sont de plus en plus sujettes à contestation ; comment a fortiori pourrait-il saisir, autrement que par une redéfinition substantielle, les problèmes auxquels renvoient les faits de violence, problèmes liés à de nouvelles formes de vie collective (ville et habitat urbain) et à de nouvelles tranches de population (jeunesse) qui, si elles n’en ont certainement pas le monopole, se trouvent aussi indéniablement concernées ? C’est peut-être dans ces lieux et au sein de ces nouvelles populations, qui n’existaient pas comme telles lors de la première « invention du social » – la « jeunesse » est une catégorie sociale de perception dont la constitution demeure tardive – que les contradictions de l’individualisme libéral sont vouées à s’exprimer avec le plus d’acuité et à libérer tous leurs symptômes de frustration violente, et peut-être faudrait-il se donner la peine, au moins à un titre heuristique, d’examiner l’idée que ces nouvelles populations pourraient constituer une sorte de réplique homologique de ce que fut le prolétariat pour le xixe siècle, pour les ériger en point d’application d’un « social » à réinventer.

Dans l’intervalle, et alors que les régulations présentes laissent échapper précisément tous ceux qu’il faudrait « retenir », que reste-t-il pour garder un peu de cohésion à une société dont les tensions s’accusent avec chaque avancée du néolibéralisme ? Le terrain pertinent, lieu privilégié d’expression de toutes ces tensions, est laissé en déshérence et, sauf quelques bribes éparses, magnifiques et dérisoires de régulations locales – juges de la jeunesse débordés, animateurs en nombre indigent, éducateurs démunis et tous ceux que Bourdieu qualifiait avec raison de saints laïcs –, il demeure ignoré des médiateurs traditionnels et tombe littéralement dans le « hors-social ». Faute d’une reconstruction d’un « social » qui prendrait ces problèmes pour sa raison d’être constitutionnelle, il n’y a plus que les régulations « spontanées » de la société néolibérale, c’est-à-dire pour l’essentiel une combinaison d’enfermement et d’ankylose. Enfermement car à l’État-social classique, maintenant ouvertement déconsidéré et délégitimé jusque dans son domaine le plus traditionnel, les libéraux ont choisi de substituer l’État pénal [10]

[10] L. Wacquant, Les prisons de la misère, Éditions Raisons d’agir,… avec pour thérapie définitive l’idée qu’il appartiendra à la prison de concentrer les mécontents dès lors que les mécontentements n’ont pas l’heur de s’exprimer dans les formes bienséantes du dialogue social réglé. Ankylose car il apparaît que, en parallèle avec la prison, l’action de masse télévisuelle est devenue une régulation aussi archétypale qu’indispensable de la société néolibérale. Le fait est suffisamment connu pour qu’il soit nécessaire de s’y appesantir si ce n’est pour constater tout de même l’intensité inouïe de l’apologie télévisuelle des valeurs néolibérales de la compétition, de la cupidité et de la consommation. Et aussi pour souligner le travail assez contradictoire de cette « régulation »-là, dont tous les efforts pour faire adhérer les populations aux principes de la société libérale ne cessent parallèlement de raviver la tension qu’elle est censée apaiser puisqu’elle reconduit invariablement les individus « à réguler » au double bind qui déchaîne leur frustration et leur ressentiment. Pourtant, vaille que vaille, ces deux régulations – carcérale et télévisuelle – continuent de s’appuyer l’une l’autre, et si la seconde a tendance à reproduire la grande contradiction du système, elle a aussi le pouvoir de contribuer à stigmatiser les populations rétives et de justifier que la première se saisisse d’elles. L’emboîtement dénonciation-incarcération s’effectue donc de manière assez fonctionnelle et révèle finalement en sa vérité ultime l’essence de la régulation sociale néolibérale. La prison et la télévision – on pourrait y ajouter plus largement les industries de l’entertainment – en sont les deux institutions cardinales qui ont la tâche de contenir toute la charge de violence que secrètent inévitablement les tendances inégalitaires et les injonctions idéologiques du néolibéralisme. On peut simultanément reconnaître les puissantes propriétés de cohérence interne de ce modèle de société et pourtant ne vouloir à aucun prix de cette cohérence-là. Quitte à prendre ses désirs pour des réalités on voudrait croire aussi à l’absence de viabilité à long terme d’un système qui n’accommode ses contradictions économiques et sociales que par l’enfermement – ou bien la grande anesthésie. Mais il arrive que le moyen terme dure longtemps ! L’exemple de la société américaine, où les taux d’enfermement atteignent des niveaux faramineux [11]

[11] Idem., est là pour nous le montrer. Moins encore que celle des chômeurs, il ne se trouve de médiateur pour relayer la voix des bouclés, et la prison est un hors-social bien plus radical que les lieux les plus déshérités, et plus propice encore à l’oubli de tous les inclus. Pour l’heure, ceux qui persistent à faire l’impasse sur les causes de la violence, et il y en a semble-t-il autant à « gauche » qu’à droite, se font les agents historiques du mouvement qui emmène la société du néolibéralisme vers son idéal achevé : la société libérale-policière, celle-là même qui, à en croire un propos ministériel récent [12]

[12] Patrick Devedjian, Grand Jury RTL-Le Monde, 12 mai 2002., tout de délicatesse droitière, et pourtant probablement appelé à passer à la postérité, a élu le bleu marine pour sa couleur préférée. •

Notes

[1]

N. Elias, La civilisation des mœurs, Calman-Lévy, 1973 ; La dynamique de l’occident, Calman-Lévy, 1975.

[2]

N. Elias et E. Dunning, Sport et civilisation, Fayard, 1994.

[3]

R. Boyer, Théorie de la régulation, une analyse critique, La Découverte, 1986.

[4]

Celle du début des années soixante-dix.

[5]

G. Bateson, Pour une écologie de l’esprit, Seuil, 1984.

[6]

L. Dumont, Homo Æqualis, naissance de l’idéologie économique, Gallimard, 1984.

[7]

A. Hirschman, Bonheur privé, action publique, Fayard, 1995.

[8]

J. Donzelot, L’invention du social, Seuil, 1984.

[9]

Au sens de Donzelot.

[10]

L. Wacquant, Les prisons de la misère, Éditions Raisons d’agir, 1999.

[11]

Idem.

[12]

Patrick Devedjian, Grand Jury RTL-Le Monde, 12 mai 2002.

Annexe :

–L’essence du néolibéralisme Cette utopie, en voie de réalisation, d’une exploitation sans limite Source : Le Monde diplomatique. Mars 1998. . Par Pierre Bourdieu https://www.monde-diplomatique.fr/1...

–La fabrique de l’État néolibéral « Workfare », « Prisonfare » et insécurité sociale Source : Open éditions. Revue internationale d’anthropologie. Par Loïc Wacquant https://journals.openedition.org/ci...

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Hervé Debonrivage


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