Le soulèvement social en Inde traduit un basculement des rapports de force mondiaux

jeudi 10 décembre 2020.
 

Le 26 novembre 2020, l’Inde a connu la plus grande journée de grève générale de son histoire et la plus grande de l’histoire mondiale.

On estime que 250 millions de travailleurs ont fait grève ce jour-là.

Plus de 250 millions de travailleurs se joignent à la grève nationale en Inde

Il y avait déjà eu cette même année en Inde une autre journée de cette importance, le 8 janvier 2020. Cependant, cette fois, à partir du 26 novembre et en lien avec les organisations syndicales et la grève ouvrière, des millions de paysans de tout le pays sont également entrés en lutte et le sont toujours à l’heure actuelle.

Les paysans ont l’objectif de marcher sur New Delhi et de bloquer les bâtiments gouvernementaux jusqu’à ce que le gouvernement d’extrême droite de Modi revienne sur des lois qu’il a instaurées et qui détruiraient la petite propriété paysanne au profit de l’industrie agro-alimentaire.

Au jour où nous écrivons, le 29/11, de nombreux paysans sont déjà arrivés à New Delhi et bloquent en partie l’accès à la capitale. En attendant l’arrivée des paysans qui sont encore en marche et que la police tente de ralentir par des lacrymogènes, des canons à eau et y compris en creusant des tranchée au travers des routes et autoroutes, le mouvement prévoie de bloquer tous les accès de la ville à partir du 30/11.

On n’assiste là pas seulement à des marches paysannes mais au soulèvement de tout un peuple.

Ces marches entraînent en effet avec elles tout au long de leurs passages des jeunes, des précaires, des « jobeurs » au jour le jour, des pauvres des bidonvilles, des habitants de villages qui ont faim, d’anciens soldats, des migrants intérieurs que la gestion catastrophique de la pandémie par le dirigeant d’extrême droite Modi a privé de travail ou d’habitation et a jeté sur les routes par millions... et ré-entraînent aussi à nouveau à leurs côtés des secteurs ouvriers entrés en lutte le 26 novembre et qui la reprennent ou la continuent aux côtés des paysans.

Ainsi, outre à New Delhi, de nombreuses routes ou autoroutes sont bloquées dans le pays et bien des villes sont aussi partiellement bloquées ou sont témoins de manifestations de toutes professions pour faire reculer Modi sur toutes les régressions sociales qu’il a imposées à la société indienne depuis qu’il est au pouvoir en 2014.

C’est un soulèvement contre la misère et contre Modi et son régime, de nombreuses de ses effigies sont brûlées un peu partout.

CE MOUVEMENT NE SORT PAS DE NULLE PART

Élu en 2014, le président d’extrême droite avait à nouveau gagné haut la main les élections législatives de 2019 et avait été ainsi reconduit au pouvoir pour 5 ans malgré le chômage, la misère et une foule de luttes sociales mais émiettées et sans efficacité.

Rappelons que l’Inde est un pays où 800 millions d’habitants vivent avec moins de deux euros par jour alors que 63 milliardaires ont des revenus supérieurs à ceux du budget annuel de l’État ; 1% de la population gagne 4 fois plus que 70% de la population ; 163 millions d’habitants n’ont pas accès à l’eau potable ; 75 millions sont chômeurs : presque 90% des salariés sont dans le secteur informel sans aucun droits ni protection sociale ; le pays compte seulement 2 millions de travailleurs dans la santé pour 1,3 milliards habitants mais de luxueux hôpitaux privés pour riches.

Face aux succès politiques de Modi basés sur une démagogie anti-musulmans, les militants et la gauche étaient démoralisés... jusqu’à ce que Modi prenne la mesure de trop à l’automne 2019, contre les musulmans du pays, une fois de plus, en facilitant l’accès à la nationalité indienne pour les réfugiés afghans, pakistanais ou du Bangladesh à condition qu’ils ne soient pas musulmans.

Cette mesure démagogique, nationaliste religieuse, se place dans le sillage de ce qu’il a toujours fait pour accéder au pouvoir et s’y maintenir mais ça a été la goutte de trop. En fait, un glissement de l’opinion s’était fait sans qu’on y prenne garde un peu d’ailleurs comme dans beaucoup de pays du monde.

A partir de là et de décembre 2019 s’est développée une forte protestation ininterrompue des musulmans et surtout des femmes qui, peu à peu, ont entraîné toute la population indienne qu’elle que soit sa confession religieuse sur un programme social élargi contre la misère et pour dégager Modi.

Cette révolte a pris un tour historique le 8 janvier lorsqu’une grève générale entraîna 250 millions de travailleurs dans ce qui était alors, avant ce 26 novembre, la plus grande grève de l’histoire de l’Inde. Certains secteurs professionnels étaient en grève à 90% voire 100% comme dans le pétrole, le charbon, les services, les impôts, les banques, la grande industrie...

Bien que le succès de cette journée se plaçait dans le prolongement du mouvement initié par les femmes musulmanes, les dirigeants syndicaux appelaient à se battre pour des revendications purement économiques, contre la multiplication des contrats précaires, les privatisations massives, les licenciements mais en refusant de placer cette journée dans le sillage du mouvement qui existait depuis 4 mois afin de ne pas mettre en danger Modi et donc l’ordre social tout entier, de ne pas poser la question du pouvoir et de la société que l’on veut.

Cependant, les manifestants, eux, affichaient clairement par leurs banderoles, slogans et objectifs qu’ils se battaient contre la loi citoyenneté anti-musulmans et contre Modi cristallisant de fait toutes les colères qui avaient eu lieu jusque là contre le gouvernement en un seul mouvement autour de la classe ouvrière.

Le mouvement autour de la question musulmane continuait après le 8 janvier et s’additionnait du coup et de fait de multiples grèves, notamment celle, nationale, des enseignants du primaire dans la deuxième moitié de février qui se rassemblaient à New Dehli (pour donner une idée de son ampleur, rien que dans l’État de Bihar, ils étaient 450 000 à manifester), et de bien d’autres encore, employés d’État, gardiennes d’enfants, ouvriers du bâtiment...

Le gouvernement ébranlé et au bord du gouffre face à la montée sociale s’affolait et se lançait alors pour tenter de détourner les colères populaires, dans une surenchère de campagnes anti-musulmans en janvier, février et mars 2020 avec des pogroms faisant jusqu’à 78 morts. Mais, signe des temps qui changeaient, cela provoqua au contraire l’accentuation du mouvement de protestation agrégeant tous les combats autour d’un objectif politique, virer Modi. Les effets de la démagogie raciste et religieuse du gouvernement s’étaient brisés devant la réalité de la misère qui croissait.

Et puis le 20 mars 2020, le mouvement s’additionnait d’une grève des employés municipaux contre la surveillance informatique de leurs moindres faits et gestes par un traçage permanent en les obligeant à porter des montres avec GPS, puis surtout les 22 et 23 mars naissait un mouvement de travailleurs qui refusaient d’entrer dans les usines avec l’inquiétude grandissante autour du coronavirus, ce qui pouvait très rapidement s’étendre, ce qu’on a vu par exemple en France avec la vague de droits de retraits la première quinzaine de mars qui a amené Macron a décrété le confinement et concédé le chômage partiel.

Modi tenta alors de reprendre la main en épousant l’inquiétude des indiens en les appelant à applaudir les soignants sur leurs balcons le 22 au soir. Mais ça ne marcha pas non plus. Ce qui marqua surtout l’opinion à cette occasion, c’est qu’il y eut des médecins pour oser courageusement dans ce régime dictatorial défier publiquement Modi en disant dans la presse qu’ils souhaitaient des effectifs, du matériel, des gants, des masques plus que des applaudissements.

Le gouvernement se mit à paniquer et se lança soudainement dans une politique de confinement policier absolu, le décrétant le 24 mars jusqu’au 14 avril puis prolongé jusqu’au 3 mai puis encore 17 mai, alors qu’il n’avait strictement rien fait jusque là contre l’épidémie en argumentant seulement que le Covid-19 était propagé par les musulmans et ne touchait que les riches.

Ce confinement surprise avait manifestement uniquement comme but de tenter d’arrêter le mouvement social qui le menaçait.

Alors, dans une espèce de folie totale et de fuite en avant, Modi décréta la fermeture des entreprises pour éviter qu’elles ne le soient par les ouvriers dont les grèves progressaient et l’obligation pour les indiens de rester chez eux, tout cela accompagné d’une répression policière féroce.

Sous la pression policière et la crainte de propager le virus, le mouvement de contestation s’arrêta le 24 mars.

Modi semblait avoir gagné. Il ne faisait que rendre la situation encore plus explosive.

En effet, ce confinement signifiait pour les 100 à 150 millions de travailleurs migrants internes qui avaient quitté leurs régions d’origine pour trouver un travail dans les grandes villes d’autres États indiens, souvent soumis au travail au jour le jour, qu’ils se trouvaient du jour au lendemain sans ressource, incapables de payer leur logement, obligés alors de quitter les villes et incités à retourner "chez eux" dans leurs villages d’origines.

Ce fut un chaos total.

Avec l’arrêt des transports, des millions de travailleurs indiens se lancèrent à pied sur les routes avec des distances à couvrir allant jusqu’à mille kilomètres pour retourner dans leurs villages où le gouvernement affirmait leur accorder une ridicule allocation de 10 euros par mois que beaucoup n’ont même par reçus et quelques dons alimentaires souvent non distribués.

Beaucoup moururent sur les routes, surtout les plus faibles et bien des enfants.

Le gouvernement vit le danger de ces foules ouvrières ayant faim, en déplacement sur les routes du pays, avec des manifestations ininterrompues de plusieurs milliers de personnes parfois jusqu’à 10 000, qui multipliaient les émeutes pour exiger de la nourriture ou des moyens de transport, entraînant derrière eux les populations locales, les ouvriers agricoles et les paysans.

Il les força alors par la répression policière d’intégrer des camps de réfugiés soit-disant de secours mais en réalité aux conditions sanitaires et alimentaires lamentables, ne survivant que grâce à l’action d’associations charitables. Il y aurait plus de 22 000 camps de ce type et environ 4 000 créés par des ONG avec des millions de travailleurs concentrés dans ces camps devenus comme autant de bombes à retardement, les émeutes parfois violentes se multipliant, attaquant la police avec des pierres, avec des poussées de fièvre à chaque annonce télévisée de reconduction du confinement par Modi.

A cette situation, il faut ajouter que près de la moitié des travailleurs n’auraient reçu aucun salaire en mars et en avril. Par ailleurs, là où le travail se poursuivait, les luttes continuaient, dans la santé, avec par exemple, fin mars, une grève de 19 000 ambulanciers pour des protections sérieuses et d’autres multiples grèves, une des agents hospitaliers qui demandaient du matériel de protection, gants, masques ou des primes spéciales, une autre des travailleurs précaires de la santé qui exigeaient un travail permanent, d’autres aussi des ouvriers du nettoyage qui voulaient protections et travail non précaire, une autre toujours des chauffeurs de bus qui demandaient une couverture médicale sur fond général de la tonalité donnée par les travailleurs dits "migrants" qui – comme nos Gilets Jaunes en France - ne passaient pas un jour sans faire entendre dans leurs actions un message semblable à celui que tenaient déjà les Canuts en leur temps : "nous sommes en train de mourir, aussi nous préférons mourir en combattant".

Pour éviter un retour massif de ces travailleurs "migrants" en colère en ville au moment du déconfinement, Modi a prévu de se passer carrément d’eux et d’obliger ceux des travailleurs qui étaient maintenus à leur travail de faire le travail des « migrants », en faisant passer la journée de travail de 8 à 12 h et en liquidant quasiment toutes les lois ouvrières, toutes les protections sociales, privatisant tout le secteur public, liquidant toutes les libertés accordant la possibilité de se défendre, et ce pour au moins 3 ans.

Ce fut l’indignation générale soulevée par ces décisions en même temps qu’il ne restait du confinement que les mesures policières qui irritaient et que la peur de mourir de faim l’emportait sur la peur de mourir par le virus. Les mêmes syndicats qui avaient déjà appelé à la grève nationale du 8 janvier, ont alors rappelé à de multiples grèves surtout à partir de septembre 2020 mais émiettées.

Ainsi en octobre et début novembre, il ne s’est quasiment pas passé un jour sans qu’il n’y ait une grève nationale d’un ou plusieurs jours mais secteur professionnel après secteur professionnel, jamais ensemble jusqu’à ce que sous la pression qui se faisait sentir de toutes parts et notamment du mouvement paysan qui commençait à naître en même temps qu’un fort mouvement national de femmes, les confédérations se décidèrent d’appeler à cette journée du 26 novembre..

UN MOUVEMENT QUI EST L’EXPRESSION D’UN BASCULEMENT DES CONSCIENCES ET DES RAPPORTS DE FORCE A L’ECHELLE MONDIALE

Les mouvements sociaux en période d’épidémie mondiale ont souvent été le début de bouleversements de fond.

Lorsque les travailleurs sont confrontés à des employeurs et dirigeants qui se soucient peu de leur vie ou de leur mort, ils se sont toujours radicalisés, considérant leurs patrons comme des pions d’actionnaires sans cœur et leur dirigeants politiques d’adversaires à battre à tout prix.

Ce n’est pas une coïncidence si la période du XIXème siècle de plus grands troubles sociaux de l’histoire - avec des grèves violentes, des émeutes, des attentats à la bombe et des révolutions - s’est accompagnée de menaces sans précédent pour la santé et la sécurité des travailleurs.

Pour ceux contraints de regarder des amis enterrés vivants dans des puits de mine, écrasés entre des wagons de marchandises, mutilés dans des usines ou mourir de faim et de maladie et d’épidémie dans des taudis parce que les capitalistes font passer les bénéfices avant les salariés, lorsque leur vie est en jeu, celle de leurs familles également, la grève et la lutte radicale deviennent les seules réponses évidentes avant toutes les autres.

C’est dans ces périodes de grandes détresses mais aussi du coup de grandes attentes que se font les tournants décisifs dans l’histoire.

Nous y sommes.

Ce qui fait la particularité du mouvement actuel en Inde c’est que contrairement à la journée d’action syndicale prévue à l’avance du 26 novembre, il est imprévisible parce qu’impulsé par la base. Ce n’est plus un mouvement mais un soulèvement. On sait quand il a commencé, mais on ne sait pas quand il va s’arrêter, ayant débordé les cadres syndicaux, politiques, institutionnels construits dans la période précédente et destinés à le canaliser. C’est un torrent qui entraîne tout sur son passage, brisant les barrages policiers mais brisant aussi les barrages religieux, corporatifs, politiques ou syndicaux et n’obéissant plus qu’à une seule logique, celle de la lutte contre la misère et l’oppression, celle de la lutte de classe.

Bien sûr, ce n’est qu’un début et le chemin est long, les étapes multiples, les succès partiels et incomplets. On ne sait pas du tout ce qui peut se passer demain mais quelque chose est enclenché qui ressemble – en changeant ce qu’il faut changer – à l’élan populaire des marches du 10 août 1792 en France qui renversèrent la royauté et enclenchèrent le moment le plus radical de la révolution française.

Pour mieux comprendre ce moment indien en même temps que mieux comprendre ce que ce moment indien peut éclairer ou entraîner dans le monde, il faut le replacer dans ce qui se passe à l’échelle mondiale.

La défaite de Trump du 3 novembre a marqué un tournant mondial.

Ou plus exactement, elle a confirmé qu’un tournant avait lieu après les défaites par la rue des régimes issus des coups d’État en Bolivie et au Pérou, le formidable succès du référendum constitutionnel au Chili, là aussi après une forte mobilisation populaire de rue, les revendications importantes obtenues par le mouvement thaïlandais face pourtant à un pouvoir militaire, et enfin, plus près de nous et après la défaite de Trump, la déroute électorale de Bolsonaro aux élections municipales ou l’arrêt au processus de remise en cause du droit à l’avortement en Pologne par la mobilisation populaire et d’une certaine manière aussi la continuation étonnante de la mobilisation en Bélarus malgré la répression impitoyable.

Beaucoup n’ont pas mesuré ce que signifiait la défaite de Trump.

Souvent âgés, trop habitués aux reculs, les ayant quasi intégrés dans leur culture et leur manière de penser, écrasés par l’accumulation de défaites, s’intéressant plus à celles-ci pour s’en désoler et dire leur déception des gens plus qu’aux graines de résistance pour s’en réjouir, bien des commentateurs y compris d’extrême gauche n’ont vu dans le scrutin américain qu’une élection comme une autre.

Avec cette manière de voir routinière, électoraliste, réformiste, ils ont surtout remarqué qu’il y avait quand même beaucoup d’électeurs qui ont voté pour Trump, en se demandant comment c’était possible de voter pour un tel individu, et que donc si Trump était battu, le trumpisme ne l’était pas. Et que finalement, c’était peut-être même le trumpisme qui avait gagné sur le fond.

Par ailleurs, ils ont expliqué que Biden n’était pas beaucoup mieux que Trump et que tous les deux défendaient les intérêts du capitalisme américain et à travers cet argument - juste mais seulement abstraitement, pas politiquement- ont témoigné ainsi qu’ils attribuaient leur propre démoralisation et leurs propres illusions électorales aux électeurs américains.

Or, les électeurs américains qui ont voté Biden ont peu d’illusions sur lui. Un sondage révélait ainsi que 68% des américains étaient hostiles à ce que Biden intègre dans son équipe des représentants de Wall Street montrant tout à la fois que les électeurs de Biden avaient voté autre chose qu’un aveuglement Démocrate et que bien des électeurs de Trump avaient aussi voté autre chose qu’un aveuglement Républicain On n’est pas dans la situation du vote pour Obama ou pour Mitterrand en France. Ils n’ont pas voté pour Biden, ils ont voté contre Trump. Mais surtout, ils n’ont pas réellement « voté » au sens où on l’entendait auparavant avec les illusions que contient le vote, ils ont utilisé le vote pour mettre un coup d’arrêt au coup d’État autoritaire de Trump. Et plus précisément encore, c’est le mouvement social américain représenté par Black Lives Matter mais aussi par le mouvement féministe et le mouvement ouvrier, qui s’est emparé du scrutin afin d’élargir le mouvement de la rue à l’électorat pour stopper la marche de Trump.

Ce qu’il y a de plus incroyable dans les analyses les plus fréquentes du scrutin américain, c’est que les commentateurs ont complètement oublié qu’il se situait au centre du plus grand mouvement social de l’histoire des USA qui a mis 30 millions d’américains dans la rue, qui a duré 4 mois, qui n’est pas fini et qui, bien évidemment a été au centre des élections. Biden n’a pas défendu ce mouvement, n’a eu aucun programme, a juste appelé à voter contre Trump. Mais Trump a construit le centre de sa campagne contre ce mouvement, contre « l’anarchie », le « communisme » qu’il représentait selon lui, et ses électeurs ont voté contre ce qui leur semblait être les « excès » de ce mouvement contre la police, contre les destruction des statues des « grands » hommes qui ont fait l’Amérique, contre les « blancs »... Un peu comme après mai 68 en France il y a eu un vote conservateur mais là, largement majoritaire, qui s’est exprimé contre la « chienlit » étudiante.

Les très nombreuses interviews qui ont eu lieu après les élections américaines ont montré que la grande majorité des électeurs s’est déterminée autour de cette question du mouvement social en cours. Mais ce qui est étonnant et qui fait la particularité du moment, c’est que les électeurs, chacun dans son isoloir, ce qui favorise normalement l’expression de la « majorité silencieuse » conservatrice, n’ont pas été « normaux ».

Contrairement à l’après 68 ou bien d’autres mouvements de ce type, la « majorité silencieuse » n’a pas voté contre le mouvement mais en sa faveur.

Ce qui est littéralement extraordinaire, au sens premier de « pas commun » et dans tous les autres sens du terme pour ce qui va venir ensuite et ce que cela signifie de la période.

A partir de là, on comprend mieux pourquoi il y a eu un vote anti-Trump et en même temps pas de vague en faveur des démocrates puisque le parti démocrate a perdu 5 sièges de député aux législatives. Si on regarde mieux ce scrutin en ne le limitant pas aux présidentielles, puisqu’il était accompagné d’une foule de scrutins locaux, on pouvait remarquer que ceux-ci ont montré un fort élan progressiste par une foule de votes en faveur de la taxation des riches, l’augmentation des salaires, des budgets des écoles, la dépénalisation des drogues douches, des mesures environnementales ou pour l’emploi, etc., un « tsunami progressiste » titrait un journal californien. En bref, le contenu du sondage des 68% d’américains, démocrates et républicains, qui ne veulent pas que Biden prenne des hommes d’affaires dans son équipe gouvernementale.

Il faut donc bien mesurer la profondeur et la portée du mouvement social aux USA à l’influence qu’il a eu sur le scrutin présidentiel.

Les rapports du social au politique se sont inversés.

Traditionnellement, l’élection est le « débouché » politique aux colères sociales. Ce qui est bien sûr, une manière d’enterrer les mouvements sociaux. Or, là l’inverse s’est passé : l’élection a été utilisée par le mouvement social pour stopper la pression policière autoritaire qui le menaçait. Le mouvement social devient politique et premier avant le vote qui est déconsidéré (comme un peu partout) et dans ce cas américain, la minorité agissante a su « utiliser » la majorité silencieuse pour l’entraîner avec elle et marquer des points importants pour le mouvement social.

C’est un succès du mouvement social contre la réaction, un succès aussi contre le piège électoral qui se transforme en son inverse.

Si l’on regarde maintenant Porto Rico, il y a eu aussi lors des élections de 2020, l’émergence d’une nouvelle gauche issue des mobilisations de 2019 qui a battu en brèche la domination traditionnelle des deux grands partis qui se partagent la domination du pays depuis 50 ans et qui a pour la première fois depuis longtemps remis la question sociale au premier plan et non pas seulement l’entrée ou non dans les USA.

Bien sûr, tout cela n’est que partiel, momentané, ce n’est pas une victoire définitive, ni une vague révolutionnaire qui emporte tout. Biden reprendra le même chemin des violences policières pour défendre les mêmes violences économiques, mais c’est un premier succès, une première étape dans la construction de ce qui permettra à la vague révolutionnaire de l’emporter demain.

La guerre n’est pas finie, c’est juste une bataille mais elle est gagnée.

Comme en Bolivie, au Pérou ou au Chili.

En Bolivie, la réponse au coup d’État militaire et d’extrême droite de Jeanine Anez a été la grève générale largement suivie y compris avec menace de s’armer. La grève générale n’a pas été jusqu’au bout de sa logique en créant ses propres organes de pouvoir mais s’est saisie de la concession par le pouvoir militaire d’une élection pour là aussi entraîner avec elle la majorité de l’électorat et remporter une victoire électorale haut la main. Le gagnant est donc issu d’une grève générale, ce qui le met sous surveillance populaire. On n’assiste pas à une prise du pouvoir par le peuple organisé avec ses propres organes de pouvoir mais à une pression populaire pour stopper l’évolution à droite de la société et à une mise sous contrôle populaire du nouveau pouvoir.

Il y a eu encore quelque chose de semblable au Chili.

La très forte mobilisation populaire dans la rue en 2019 a entraîné la concession par le pouvoir d’un référendum sur la constitution qui a été emporté très largement par le peuple et a donc mis fin à la constitution de Pinochet tout en construisant un mouvement populaire d’élaboration de cette constitution sous contrôle de la mobilisation populaire qui continue.

Il y a peut-être quelque chose du même genre qu’au Chili en train de se construire aussi en Thaïlande avec une nouvelle constitution sous pression populaire.

Tout cela fait une grosse différence avec les mouvements sociaux qui ont marqué l’année 2019 et le début de l’année 2020. Les mouvements ont été très importants mais à part le Soudan et un peu l’Algérie, mais très momentanément, ils n’ont pas gagné.

Ces succès éclairent différemment les mouvements en cours qui continuent de l’Inde à la France y compris les événement politiques qui auraient pu passer pour des accidents comme la défaite de Salvini en Italie, celle de Rajoy en Espagne ou le recul électoral du RN en France aux municipales. Tout cela prend sens, y compris les nouvelles défaites électorales du parti de Salvini en Italie, la durée de vie du gouvernement espagnol PS/Podemos pourtant très fragile.

En fait, en même temps que sont tombées les illusions sur les solutions réformistes du type de Syriza ou Podemos, tombent aussi maintenant les illusions sur le populisme d’extrême droite, Trump, Modi, Bolsonaro, Salvini, Anez, Johnson, Le Pen... et reste par contre la confiance en la seule mobilisation populaire intégrant le jeu électoral à son mouvement.

On mesure à travers ces événements les évolutions qui se sont faites dans les consciences, combien les majorités silencieuses rompent avec leurs préjugés pour accompagner, soutenir ou laisser faire les minorités agissantes les plus radicales et progressistes ou révolutionnaires... mais aussi toute la marche à accomplir pour aboutir à un changement de société. Les événements avancent lentement même si leur rythme s’accélère et s’accélérera probablement encore demain.

Ce ne sont jamais les changements de l’opinion qui font les révolutions, mais ce sont ces basculements d’opinions qui les permettent. Nous en vivons un.

En Inde, la démagogie anti musulmans de Modi ne marche plus. La base de sa politique lui échappe un peu comme aux USA où le racisme fondait le pourvoir de l’ordre capitaliste alors que l’anti-racisme devient la base du mouvement social et l’outil de démolition de la démagogie des puissants et le chemin vers l’anticapitalisme révolutionnaire. En France, on voit combien aussi la mobilisation contre la loi policière Sécurité Globale s’est construite autour de la dénonciation des violences racistes et policières de la place de la République contre des migrants puis contre Michel et agglutine tous les combats en cours contre Macron. Le racisme est toujours bien présent mais il perd clairement de son efficacité politique.

En Inde, le mouvement paysan et ouvrier va au delà de ses revendications économiques habituelles pour reprendre à son compte la revendication musulmane qui avait déclenché le mouvement de janvier. Aujourd’hui, Modi tente de diviser le mouvement paysan en prétendant qu’il est Sikh et non hindou puisque son noyau de départ est au Pendjab à l’histoire tourmentée et tenté un moment par l’indépendantisme sikh. Mais ça ne marche pas non plus ; des paysans de l’Haryana (qu’une histoire douloureuse a pourtant dressé un temps contre le sikhisme du Pendjab) ou de l’Uttar Pradesh, ont tout de suite tenu à montrer que non seulement ils étaient entièrement solidaires des sikhs mais que ce qui avait lieu était avant tout un mouvement social qu’on soit hindou, sikh ou musulman.

Ce qui fait qu’on assiste en Inde à l’intégration de la question démocratique par le mouvement social ouvrier. Ces questions ne le divisent plus. Et aujourd’hui, bien que les mouvements de révolte générale brisant les habitudes aient commencé par ces questions démocratiques, elles sont devenues maintenant un argument du mouvement ouvrier pour entraîner avec lui dans une logique révolutionnaire le mouvement démocratique qui n’aurait peut-être pas été jusque là par lui-même.

Le mouvement démocratique sur la question raciale ou religieuse a initié les mouvements sociaux en Inde, aux USA ou en France et bien ailleurs mais en Inde, le mouvement actuel montre que l’étape suivante est son intégration par le mouvement social ouvrier pour peu que ce dernier soit révolutionnaire en dessinant ainsi les contours des évolutions à venir dans le monde, en tenant compte bien entendu des particularité sociales de chaque pays. La logique des mouvements à venir est là.

En ce sens, en Inde, l’alliance des paysans et des ouvriers qui est historique pour le pays et qui bouscule les habitudes et les train-trains - en évoquant le spectre du grand parti mythique ouvrier-paysan - montre en reprenant à son compte les enjeux démocratiques que l’enjeu n’est plus la défense de telle ou telle corporation mais le grand changement d’ordre social, répondant aux 68% des américains qui ne veulent plus de Wall Street au pouvoir, et ne veulent plus d’un ordre policier et raciste dans la rue.

Oui, le balancier de l’histoire qui poussait jusque là toujours plus à droite s’est stoppé et est en train de repartir dans l’autre sens.

L’extrême-droite n’est pas finie, la réaction est loin d’avoir dit son dernier mot, le capitalisme règne toujours mais le mouvement qui mettra fin à leur domination est enclenché.

Jacques Chastaing, le 29/11/2020.


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