Les « gilets jaunes » du rond-point de Poitiers-Sud toujours là contre « les injustices »

lundi 14 septembre 2020.
 

Tour de France, 11e étape, kilomètre 167. Les « gilets jaunes » ont appelé à reprendre les mobilisations samedi dans toute la France. Le peloton passant non loin du rond-point de Poitiers-Sud, nous avons rencontré ceux qui veulent « ranimer la flamme ». Un prof d’économie, un chef d’entreprise, une secrétaire, un psychanalyste…

Le rond-point Poitiers-Sud offre une perspective plongeante sur l’humanité en jaune fluo qui « résiste » et qui a le dessein « de changer cette vie qui nous broie », dira l’un d’eux à l’issue des deux heures et demie passées avec les « dix-sept », comme le nombre de gilets jaunes rassemblés là, sous les encouragements des Klaxons des automobilistes.

Cette humanité « disparate » manifeste pacifiquement depuis le 17 novembre 2018 chaque samedi de 14 h 30 à 17 heures sur « le rond-point Auchan ». Puis se disperse en se disant : « Allez, à samedi. » L’hiver, les gilets jaunes de Poitiers sont statufiés par le froid humide. Cet été, ils ont fondu sous le cagnard. Le groupe s’est resserré autour d’une vingtaine contre parfois jusqu’à 120-150 certains samedis de 2019. La période du confinement les a mis en sommeil pendant 55 jours : « On est là pour raviver la flamme », dit un autre

Les voilà de retour pour dire que le poids du monde doit être égalitairement partagé. Le Tour arrive ce mercredi dans la capitale régionale, terme de l’étape 11. Le samedi précédent, ils étaient donc dix-sept réclamant un autre horizon : « Pour l’augmentation du Smic. Pour le rétablissement de l’ISF. »

Celui qu’ils ont sous les yeux, si familier qu’ils ont fini par l’occulter, appartient à l’une des familles les plus riches de France, les Mulliez, propriétaires des enseignes Auchan, Flunch, Boulanger, Leroy Merlin. Le prix du litre de gazole chez Auchan est à 1,18 euro.

On se souvient que tout était parti des hausses sur le gazole. Le 4 décembre 2018, un moratoire sur la hausse de la taxe sur des carburants était décidé par le gouvernement d’Édouard Philippe, accédant alors à l’une des revendications du mouvement des gilets jaunes. Ici, on ne l’a pas oublié et on parle de « flamme » (le mot revient sans cesse) à entretenir, dit Mohamed Belaali, 67 ans, professeur retraité de sciences économiques et sociales au lycée Victor-Hugo de Poitiers.

Cette « flamme » évoquée avec passion par tous est bruyamment saluée sur l’avenue du 8-Mai-1945, le long de laquelle ils se postent : « Les forces de l’ordre nous ont interdit de nous positionner sur le rond-point. On a trouvé refuge le long de l’avenue entre la pompe à essence et le parking de l’hypermarché », explique Jean-François Bugeaud – « comme le général, mais je ne suis pas un descendant », dit-il, avec ironie grinçante.

Ils sont dix-sept ce samedi, contre 120-150 certains samedis de 2019. © JLLT / MP Ils sont dix-sept ce samedi, contre 120-150 certains samedis de 2019. © JLLT / MP

Fonctionnaire territorial à la retraite et encarté SUD Solidaires, Jean-François Bugeaud se souvient des premiers mois de mobilisation : « J’ai rejoint le mouvement en cours de route. Seul SUD a été présent à Poitiers. La CGT locale s’est vite éclipsée et les réformistes ne sont jamais venus, du moins pas en s’affichant comme tels. Malgré une dispersion des manifestations que l’on mettait en œuvre nous-mêmes, et s’il y a eu au début du mouvement des barrages et des feux de palettes, les CRS ont ensuite continué à nous gazer », soulignant au passage la correction des rapports entretenus avec la gendarmerie, relativement bienveillante lors des opérations de péages gratuits : « Les gendarmes nous disaient : “Bon les gars, allez, faut y aller maintenant. Ça suffit pour aujourd’hui.” »

« Au klaxonomètre », comme l’appelle Many, psychanalyste et l’un des piliers des gilets jaunes, les automobilistes et chauffeurs routiers, semblent partager ce slogan brandi par une dame du groupe : « Les gilets jaunes sont toujours là pour dénoncer l’injustice. » Une Citroën Picasso s’arrête avec deux femmes : « Alors mamie, ça va ? », interroge un gilet jaune. Les femmes redémarrent à regret en klaxonnant.

Many, à qui l’un des dix-sept vient de rendre un livre de Jean-Marie Le Clézio, vient lui aussi chaque samedi, rejoindre le mouvement : « Sûrement parce que dans mon métier je suis au contact des gens qui souffrent, avance-t-il. Si je n’ai pas de fins de mois difficiles, je me retrouve ici avec des personnes qui viennent parfois de milieu rural, parfois des personnes âgées qui n’ont jamais manifesté et qui se sont regroupées, le temps d’une après-midi pour combattre l’injustice. »

Et Many de rappeler que « l’image renvoyée souvent, de gros bœufs sur les ronds-points, comme on dit, est inexacte. Ils seraient soi-disant incapables de comprendre quoi que ce soit au monde qui les entoure. C’est encore inexact. La question de l’injustice, y compris fiscale, a toujours été présente, et ce dès le 17 novembre 2018. Elle l’est toujours. »

Et de rappeler que « par pragmatisme, les gens ont écarté les politiques. Y compris en évitant de se questionner eux-mêmes : “Alors tu es partisan de quel groupe ? Tu votes pour qui ?” Je crois qu’il s’agit du mouvement le plus démocratique que j’ai connu », faisant référence à des mobilisations antérieures sur lesquelles il ne s’est pas attardé.

Pour Many, le mouvement est une chose extrêmement raisonnable « qui permet de parler de choses sérieuses », en écho aux mesures du pouvoir incarné par Emmanuel Macron (dont le nom est honni mais assez peu mentionné) : « On parle des retraites, des taxes, de l’égalité des chances à l’école, de la représentativité démocratique, etc. Le RIC (référendum d’initiative citoyenne) a alors émergé d’une manière lumineuse. »

Pourquoi justement le RIC s’est-il imposé dans les revendications ? « En fait, au contact de leurs élus, maires, conseillers généraux, députés, ces gens étaient confrontés à un dysfonctionnement démocratique dans leur vie de tous les jours. Évidemment, tous ne l’ont pas verbalisé de cette manière : ils disent “On ne nous écoute pas”. Pourquoi les réserves d’eau du département vont en priorité, sans débat démocratique, aux grandes exploitations agricoles du coin par exemple ? Nous sommes cette population de dix-sept personnes (dont trois femmes) aujourd’hui, qui se réunit là presque dans une conscience philosophique et écologique. C’est ici que se trouve la sagesse des gens. Il y a là une intelligence du monde », dit-il dans un seul souffle.

Comme on ne donne pas ses coins à champignons, on ne donne pas ici son vote, et pas plus d’opinions personnelles sur les partis politiques. Jean-François Bugeaud est un peu embarrassé par la question sur la présence éventuelle d’électeurs du RN dans le groupe de Poitiers : « Le spectre va de l’extrême gauche à l’extrême droite. On le sait. On le devine. Mais on n’en parle pas. On se connaît, mais on ne connaît pas chacun d’entre nous, en fait », dit-il finement.

Many intervient : « C’est pour chacun entre nous une contrainte d’être là. Moi, par exemple, je paye quelqu’un pour garder ma belle-mère pendant mon absence. Plus sérieusement, si mon oncle votait pour le RN, je ne me fâcherais pas avec lui. Je tenterais de le convaincre que ce n’est pas un vote sensé », explique-t-il en souriant, sachant aussi que l’étiquette de « fachos » a été pu leur être collée. Manière, dit-il, de les déclasser définitivement

Samedi 5 septembre, au rond-point de Poitiers-Sud. © JLLT / MP Samedi 5 septembre, au rond-point de Poitiers-Sud. © JLLT / MP Gilbert, retraité, intervient afin d’appuyer les propos précédents : « Vous savez, on ne parle jamais de politique. On ne parle pas de nos divisions. » À ses côtés Michèle, secrétaire dans une petite entreprise de Poitiers, ne rate jamais un samedi : « Même si on nous traite parfois de feignants sur le rond-point », dit-elle avec douceur.

Pour Mohamed, aussi encarté « à SUD, mais pas dans un parti », la composition sociologique du groupe du rond-point de Poitiers-Sud est diverse : « Ouvrier de chez Michelin, intérimaire, professions intellectuelles, petits patrons qui n’ont pas réussi à s’en sortir, etc. »

Pour l’ancien professeur, la mobilisation suscite des interrogations au sein même des familles. Et parfois des tensions : « L’un de mes fils, qui a une bonne situation, me dit : “Papa, mais pourquoi tu continues ?” Tandis que l’autre, qui dans sa profession est au contact des plus fragiles, des plus démunis, entretient cette flamme à Bordeaux, où il vit. »

Ce que confirment Bruno Thouin et son épouse. Le couple pourrait jouer au bridge, au golf ou filer voir ses petits-enfants le samedi. Gilet jaune des débuts, Bruno, 77 ans, est un ancien cadre à la retraite : « J’ai une vie assez confortable, de l’argent. Oui, je pourrais être ailleurs que sur ce rond-point… Ici, il y a tout de même presque un tabou, reconnaît-il, on ne parle jamais de nos votes. Sinon le groupe exploserait. Ce qui nous réunit : les injustices. Toutes les injustices. Je fais ça pour mes enfants qui ne comprennent pas mon engagement aux gilets jaunes. C’est un réel conflit de générations. Ils ne saisissent pas cet engagement, sachant que ma femme et moi ne sommes pas concernés par ces revendications. Eh bien sauf que si : l’Assemblée nationale, avec ces profils de députés d’hyper diplômés, est-elle à même de comprendre et représenter la population ? Sans compter l’introduction d’une dose de proportionnelle qui donnerait une photographie plus juste de ce pays », dit Bruno avec à-propos.

À ses côtés, Pierre, 77 ans. Il tient une petite pancarte. C’est un ancien chef d’entreprise d’enseignes lumineuses à Poitiers : « J’avais les moyens de me payer tous les pleins possibles de gazole, mais j’ai rejoint le mouvement. Probablement qu’ayant longtemps siégé au TPE [tribunal pour enfants – ndlr] comme assesseur pendant neuf ans, j’ai été fortement sensibilisé à la détresse humaine, surtout celle des enfants », dit-il.

Pierre a décidé qu’il allait vivre loin de ce monde. Dans une ferme. « J’ai un plan d’eau, un potager. Je peux vivre en autonomie. » En attendant de vivre en ermite, Pierre sera présent sur le rond-point de Poitiers samedi 12 septembre. Répondant ainsi à l’appel national visant à reprendre les manifestations.


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