« Lionel Jospin ouvre une nouvelle séquence, celle du dialogue » – Interview dans L’Obs

samedi 19 septembre 2020.
 

Le leader de La France insoumise a choisi « l’Obs » pour répondre à l’ancien Premier ministre. Il s’explique sur son tempérament, le peuple, son mouvement, l’union de la gauche et revendique l’héritage de son histoire commune avec François Mitterrand et Lionel Jospin. L’« insoumis » dessine les contours de ce que pourrait être sa candidature à la présidentielle, avec une « nouvelle force politique ».

Dans son livre « Un temps troublé » (Seuil), comme dans son interview à « l’Obs », Lionel Jospin vous pose des questions. Vous avez choisi de lui répondre avec nous. Vous le connaissez depuis longtemps, vous avez été son ministre, quel regard portez-vous sur lui aujourd’hui ?

Dans le monde militant, les personnalités attentives comme lui sont rares ; encore plus dans les milieux dirigeants. Il force le respect. Je le revois entrer dans la salle où on discutait les textes des conventions nationales au Parti socialiste. Quarante personnes se tenaient là, la moitié ne disait rien, n’était là que pour que ça se sache. Lui enlevait sa veste, sortait son crayon, prenait des notes et répondait à tout le monde. Avec Lionel, la réunion prenait alors une force de dignité. Autre bon souvenir, au Congrès de Brest du PS en 1997, il dit « les 35 heures, c’est moi, le rouge/rose/vert, c’est moi. Je mérite une carte de membre d’honneur de la Gauche Socialiste », mon courant, alors que nous ne représentions à peine que 10 % des votes internes. Quel autre dirigeant a jamais eu cette classe ? Je ne me suis jamais senti en opposition avec lui, mais en divergence. Avec lui, la discussion est toujours possible. Ce ne fut pas le cas avec ses successeurs. Le dernier en date [Olivier Faure, NDLR] est de surcroît insultant.

Avez-vous été surpris par le ton qu’il emploie à votre endroit ?

Il s’adressera toujours aux autres de cette façon. Il appartient à une variété de militants politiques qui ne cherchent pas à écraser les autres, à les enfouir sous les anathèmes, mais à l’emporter par le raisonnement. Dans la position qui est la sienne et à son âge, il est aujourd’hui débarrassé de toute compétition. Il peut observer les autres, discuter leurs stratégies. Il me pose des questions exigeantes. Des fois aussi il pique mais ce n’est pas méchamment. Comme quand il parle de « l’exaltation de l’opposition radicale », ou quand il oppose « intelligence » et « tempérament ».

Justement, il dit que vous allez devoir choisir entre votre intelligence et votre tempérament. Que lui répondez-vous ?

Tout être humain en est là. Lui aussi.

Au fond, Lionel Jospin est le premier dirigeant socialiste à vous dédiaboliser. Qu’avez-vous ressenti en le lisant ?

Une grande émotion. Il ouvre peut-être une nouvelle séquence, celle du dialogue et du débat respectueux. Je ne cherche pas à l’instrumentaliser, à lui faire dire en ma faveur ce qu’il ne dit pas. Il existe des différences entre son point de vue, qui est celui d’un social-démocrate avancé, et le mien, celui d’un républicain écologiste anticapitaliste. Il plaide pour la lucidité. Quelle différence avec tous les autres qui veulent mettre entre parenthèses les dix dernières années, sans tirer les leçons ni de leurs effroyables déroutes ni de notre progressive ascension. Et qui n’ont jamais répondu à aucune de mes offres d’ouverture. Lionel Jospin, lui, en prend acte, depuis sa différence avec nous. Il nous voit « sans effroi ». Et il ouvre le dialogue. Quoi de mieux ? Il le fait de manière exigeante, pas sur des détails, mais sur des questions de fond. Tant mieux.

Lionel Jospin reste attaché aux partis, il critique votre « mouvement gazeux ».

Il pointe de vraies difficultés dans cette formule de « mouvement ». Mais peut-il ignorer les problèmes de la forme « parti » ? Comment ne pas constater son obsolescence en observant les révolutions citoyennes dans le monde ? D’après moi, le peuple n’a pas besoin d’un parti qui le guide. Les partis d’avant-garde ou de fabrique à candidats ne sont plus adaptés à la vie du nouvel acteur social qu’est le peuple. Mais peut-être faut-il s’entendre sur le mot. Dans ma définition, le peuple contient la classe ouvrière mais il englobe surtout 90 % de la société, ceux dont l’intérêt s’oppose à celui de l’oligarchie. La définition matérialiste que j’en donne diffère de celle du XIXe siècle et aussi évidemment de la définition ethnique de l’extrême droite. Le peuple, dans notre théorie, est l’ensemble de ceux qui ont besoin d’accéder aux réseaux collectifs pour reproduire leur existence matérielle. Les discriminations à cet accès couvrent donc toute la population mais surtout toute la palette des inégalités et des exclusions produites par les rapports sociaux du capitalisme. Le peuple est le propriétaire collectif des biens communs même si cette propriété lui a été confisquée et dégradée par le marché.

Que répondez-vous à sa critique du fonctionnement interne de La France insoumise, qu’il juge moins démocratique que celui d’un parti ?

Il est mal informé, concernant La France insoumise. Et c’est normal tant nous sommes caricaturés. Notre modèle est sans précédent. Le tirage au sort et la liberté d’appréciation et de choix dans les formes d’engagement sont centraux. Quant à la prise de positions politiques, elle se fait de trois façons. La ligne pour le temps long : c’est le programme. Pour le moyen terme, les choix sont faits par les conventions et les assemblées représentatives tirées au sort. La gestion de l’immédiat est assurée par les groupes parlementaires et les secteurs thématiques du mouvement. Les adhérents proposent des campagnes ; des votes les départagent. Tout cela est possible parce que nous avons réglé la question du programme. Et ce programme est le résultat de centaines de consultations avec des syndicats et des associations qui nous ont ensuite notés au top. Ce processus a été clos par un vote et validé par 7 millions de suffrages [résultat de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle de 2017]. Ce ne sont pas des tables de la loi tombées du ciel. Nous venons d’ailleurs de le remettre en chantier. Mais il est vrai que nous avons aussi débarrassé la vie de notre organisation du folklore des batailles de motions prétextes pour régler des conflits de personnes. D’aucuns n’ont guère apprécié et se sont inventé des problèmes de démocratie pour exprimer leur frustration au moment où un comité tiré au sort refusait leurs candidatures.

Lionel Jospin critique votre utilisation du mot « peuple », en pointant ses divergences internes. Pour lui, le peuple ne peut pas être uniforme…

C’est vrai : le peuple ne l’est pas. Mais il faut reconnaître son existence comme acteur social nouveau. La diversité des conditions et des contrats de travail, du rapport au capital, incluant le capital symbolique et culturel, crée une grande diversité. Mais elle se résout dans le choix individuel d’un bulletin de vote, et donc celui d’un programme ou d’un autre lors des élections. La démocratie n’est pas une forme, c’est un système nerveux. Elle institue le peuple-citoyen. Pour moi, l’idée de rassembler les deux tiers de la population adulte autour du prolétariat n’a pas de réalité. Mais la difficulté que pointe Lionel Jospin est évidente. Le peuple la ressent. C’est pourquoi, les Révolutions citoyennes en cours refusent de choisir des porte-parole, de peur qu’ils clivent le mouvement. Les acteurs du mouvement se nomment eux-mêmes « le peuple ». Les manifs sont couvertes du drapeau national comme symbole d’une communauté d’appartenance non clivante. J’admets qu’il y a là un défi. Mais le pire serait de ne pas admettre l’existence du peuple comme nouvel acteur social. Pour ma part, je le fais jusque dans le détail. C’est pourquoi je ne parle pas d’« union de la gauche » mais d’union du peuple. Et c’est pourquoi je propose, sans faire de fétichisme des mots, le verbe « fédérer » plutôt qu’unir ou rassembler.

Quelle est la différence ?

Chacun reste lui-même avec ses différences et ses revendications et ne rejoint la fédération que pour les faire aboutir toutes ensemble. Dans le passé, certaines luttes étaient reléguées et reportées aux hypothétiques lendemains de la victoire du socialisme. C’était par exemple le cas des revendications féministes, de la liberté du choix de l’orientation sexuelle ou même des questions environnementales.

Vous opposez le peuple à l’oligarchie, dont Lionel Jospin décrit aussi l’hétérogénéité…

On ne parle pas de la même chose. J’admets la différence entre le patronat national et l’oligarchie. Le patronat national rend possible un compromis social. C’est impossible avec l’oligarchie qui est consubstantiellement liée à la forme financière et transnationale du capital. Or c’est l’oligarchie qui domine. Il faut désigner clairement l’adversaire. Le capitalisme de notre époque, c’est l’oligarchie. Elle a mis à son service une caste, c’est-à-dire tout un personnel dans les superstructures de la société qui se voue à la perpétuation du système. Aujourd’hui, l’oligarchie produit à la fois un ordre social, un mode de prédation de la nature et un ordre géopolitique. Et tous sont en impasse.

Lionel Jospin se demande aussi ce qu’est votre Constituante, qui se réunirait pendant deux ans si vous étiez élu et dont on ne sait pas quel régime elle instituerait ensuite. Que lui répondez-vous ?

La Constituante est pour nous bien davantage qu’une formalité juridique. C’est le moment où le peuple se définit, dans ses droits, ses objectifs communs, et dans la forme dans laquelle il va gouverner. C’est le cœur de notre révolution citoyenne par les urnes. Il s’agit d’un processus où l’unité du peuple se rend effective en établissant les règles qui vont organiser sa vie commune. Pendant les deux ans, la précédente Constitution, celle de la Ve s’applique. Il n’y a pas de vide. Et pour ce qui me concerne, je crois qu’une présidence « insoumise » devrait pratiquer la version la plus parlementaire possible dans le cadre de la Ve. Le Premier ministre, comme l’indique l’article 20, conduirait et dirigerait effectivement la politique de la nation en responsabilité devant le Parlement. Le président se concentrerait sur les tâches qui engagent l’identité de la nation, ses engagements internationaux, sa politique étrangère, sa défense et surtout la bonne mise en œuvre du programme. Enfin, précisément, le débat constituant devra conclure s’il faut garder un régime présidentiel ou instaurer un régime parlementaire. Mais, au-dessus de tout, il faut rendre possible l’initiative politique populaire. Pour moi, un point d’équilibre entre cette exigence et le besoin d’institutions stables est possible, notamment par le droit à référendum citoyen et le référendum révocatoire.

Lionel Jospin le souligne dans son livre : vous ne l’avez jamais critiqué et vous n’avez jamais critiqué non plus François Mitterrand. Vous sentez-vous toujours l’héritier de cette histoire qui vous fut commune ?

J’ai critiqué l’un et l’autre quand ils étaient au pouvoir. Ensuite, je me suis interdit la vilenie de les frapper quand ils ne pouvaient plus répondre. Et, de leur bilan, je retiens le meilleur. Oui, je suis l’héritier d’une histoire à laquelle j’ai participé dans les bons et les mauvais moments. Mais pas de sa déchéance libérale dont je me suis séparé publiquement à mes risques et périls pour construire une véritable alternative. Dans la séquence Mitterrand ou Jospin, j’avais des divergences et je les ai assumées publiquement. Mais le débat était possible. François Mitterrand et Lionel Jospin le rendaient possible. Au fond, la question était déjà la même : faire d’une majorité sociale une majorité politique comme le disait François Mitterrand. Ça passait à l’époque par l’union de partis qui étaient ancrés dans la société en lien avec des syndicats, des associations et des statuts sociaux stables. Tout ça a disparu. Pour autant, il s’agit toujours de chercher comment faire d’une majorité sociale populaire une majorité politique. D’un côté, il faut unir des formations politiques pour limiter les compétitions destructrices. De l’autre, il faut comprendre la méfiance et la répulsion qu’elles inspirent souvent. C’est cette difficulté qu’affrontent les « insoumis » depuis le lendemain de 2017.

Vous avez dit vous sentir la « vocation d’un candidat commun ». François Mitterrand et Lionel Jospin ont gouverné en rassemblant, Mitterrand fut même un candidat commun en son temps. Quel « candidat commun » avez-vous vocation à être ?

Ne l’oublions jamais : l’unité a été le moyen d’un programme, pas son contenu. Le programme est le moyen de l’union du peuple dans les urnes. Bien sûr, dans le passé, par la force des choses, le candidat commun était d’abord celui d’un programme. Pour François Mitterrand, celui du programme commun ; pour Lionel Jospin, c’était celui de la gauche plurielle. Mais les candidatures communes ont été rares : 1965 et 1974. Et perdantes. La gauche a gagné en 1981 et en 1997 après un premier tour « chacun pour soi ». Donc l’union ne garantit rien. Mais, en 2002, la dispersion extrême nous a privé du deuxième tour pour une poignée de voix. Mais la dispersion n’est pas seule coupable. La vérité oblige à dire qu’il n’y avait plus ni imaginaire collectif ni revendications partagées dans l’électorat de notre famille politique. Le bilan socialement brillant de Lionel Jospin ne semblait pourtant s’ouvrir sur aucun horizon. Lui-même semblait y avoir renoncé en disant que son programme n’était pas socialiste. Mais aucune alternative ne se montrait crédible. La gauche s’est disloquée dans ce désastre. Et elle ne s’est jamais reconstruite. L’élection de Hollande face à Sarkozy n’a été qu’un avatar des votes de détestation comparée qui ont commencé en 2002 entre Le Pen et Chirac.

C’est seulement en 2017 que nous avons recommencé le cycle de l’adhésion populaire à un programme : « l’Avenir en commun ». C’est cette méthode que je crois bonne. Il ne suffit pas d’être « contre ». C’est une majorité d’adhésion qu’il faut construire. C’est pour ça que je crois aux campagnes longues qui se donnent le temps de convaincre en profondeur. D’autant qu’il s’agit de gouverner dans la catastrophe climatique et la dislocation économique et politique du monde qui est en cours. Si je suis candidat, j’arriverai fort de mon bilan électoral, de mon expertise, muni d’un programme ouvert, d’une brillante équipe soudée idéologiquement et décidé à fonder avec ceux qui l’auront voulu une nouvelle force politique. Cette force sera celle de la suivante génération. Elle se construira en reformulant le programme et en menant la campagne. Gagnant ou perdant, rien n’aura été fait en vain. Il faut imaginer Cincinnatus heureux.

Propos recueillis par Cécile Amar


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