Décentraliser n’est pas démocratiser

mardi 1er septembre 2020.
 

Les vertus de la décentralisation s’évanouissent si elle ne sert que la gouvernance libérale sans assurer la participation des populations. Entre la marchandise et la technocratie, une autre voie doit être pensée.

C’est un faux débat par excellence. La ville est devenue le territoire par excellence de l’organisation sociale, et la métropolisation est le pivot de son expansion. Dès lors, revient sur le devant de la scène ce sempiternel débat sur l’obsolescence de l’État national. Si l’État désigne la puissance publique, il ne relève pas d’un seul territoire. La commune ne fait pas moins partie de la sphère étatique que le département, la région, la nation ou les institutions continentales. La question traditionnelle est de savoir comment fonctionne le grand « tout » de l’État : de façon centralisée ou décentralisée. Dans les dernières décennies, la réponse s’est portée vers la seconde hypothèse, ce que l’on peut tenir pour un progrès.

Dérégulation et « gouvernance »

Les structures moins étendues sont par définition plus proches de la population, et donc mieux à même d’assurer la participation du plus grand nombre à la délibération, à la décision et à l’évaluation des choix engageant le devenir d’un groupe humain. La logique de la décentralisation et du transfert des compétences vers les échelons dits autrefois « subalternes » relève à l’évidence de la nécessaire démocratisation de la gestion publique.

Toutefois, elle n’est pas en elle-même l’accomplissement démocratique. Dans la période récente, elle s’est même accompagnée de désastreuses régressions, pour deux raisons fondamentales. La première – la plus évidente – est que la décentralisation s’opère sur fond de dérégulation générale. Contrairement à l’opinion reçue, ce n’est pas que l’État a perdu de son importance stratégique. On considère simplement que la répartition générale des ressources ne procède plus de la « volonté générale », mais de la seule logique financière et marchande. L’impératif de plafonnement de la dépense publique et de désendettement de l’État est devenu un dogme canonique, une base du « consensus de Washington » (lire l’encadré), élargi aujourd’hui à l’ensemble des États.

La seconde cause de régression se trouve dans la conception dominante de ce que l’on appelle désormais la « gouvernance » et qui se substitue au « gouvernement ». Théoriquement, il s’agit de rompre avec la fixité administrative et d’introduire une plus grande souplesse dans la détermination des choix publics. En pratique, la gouvernance fait primer la rationalité supposée compétente sur le temps plus long et plus complexe de la consultation démocratique. Au lieu de diffuser la décision vers le bas, elle tend à la concentrer à toutes les échelles de territoire. La norme technique prend le relais de la loi et enserre la décision dans des mécanismes technocratiques pas moins contraignants que ceux de la logique administrative classique.

Moins d’État, moins de marché

Au total, la logique de l’intérêt général « par en haut » est remplacée de plus en plus par la double dominante de la concurrence et de la compétence. La décentralisation fonctionne de fait comme une simple déconcentration, qui pousse à intérioriser vers le bas les « contraintes » de la bonne gestion publique. Au lieu d’élargir le débat démocratique, en le faisant porter sur l’allocation des ressources en même temps que sur la définition des besoins, elle pousse à intérioriser les inégalités croissantes entre les territoires. Dans une pure logique de concurrence, les institutions décentralisées, communales ou supracommunales, sont incitées à rechercher la compétitivité et l’attractivité de leur territoire de compétence, fût-ce au détriment des territoires voisins.

Dans une logique maîtrisée de subsidiarité, il serait bon que les compétences les plus larges soient attribuées aux territoires les plus proches de l’expérience réelle des populations. À une double condition : que ces compétences fassent l’objet d’une participation élargie des populations à leur conception et à leur usage ; que les échelons plus larges aient pour mission de veiller à l’égalisation et donc à la péréquation des ressources, en même temps qu’à la gestion des biens communs à l’ensemble des territoires concernés.

Pour tout dire, on devrait tenir que la décentralisation est infirme si elle ne s’accompagne pas d’un double recul de la marchandise et de la technocratie. Les ultralibéraux nous disent depuis longtemps qu’il faut moins d’État et plus de marché. Une vision étroite de la République rétorque volontiers qu’il faut moins de marché et plus d’État. Peut-être faut-il expérimenter une autre voie considérant qu’il faut moins de marché, moins d’État administratif et davantage de partage, de bien commun et de détermination publique.

Antoine Châtelain


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