Plus de riches, toujours plus riches (1) Des chiffres qui défient l’imagination (Par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, directeurs de recherche au CNRS)

mercredi 8 août 2007.
 

À partir du 1er janvier 2007 les textes instituant un bouclier fiscal à 60 % mis en place par le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin sont entrés en application. La petite-fille du fondateur des Galeries Lafayette, Léone Meyer, a touché un chèque de plus de 7 millions d’euros correspondant au trop perçu concernant ses impôts de 2006. Le dépassement, à lui seul, représente presque 580 années de SMIC (1 280 euros par mois en brut, soit 1 005 euros en salaire net en 2007), soit la vie de travail de 14 ouvriers sur la base de quarante années de vie active. Il est vrai qu’en 2005 Mme Meyer avait vendu pour la somme de 935 millions d’euros les titres Galeries Lafayette qu’elle détenait soit, en chiffres ronds, la vie active de 1 930 ouvriers payés au SMIC.

La plupart des Français ont le plus grand mal à se représenter la signification de telles fortunes. En mémoriser les montants est de peu d’utilité. De même l’utilisation systématique des pourcentages tend à masquer la réalité des fortunes. L’une des mesures fiscales de la loi sur le travail, l’emploi et le pouvoir d’achat (TEPA) du nouveau gouvernement Sarkozy-Fillon est de faire passer le seuil du bouclier de 60 % à 50 % au 1er janvier 2008. Ces 10 %, dans les exemples de droit à restitution donnés par le Bulletin officiel des impôts nº 207 du 15 décembre 2006, paraissent légitimes : la modicité des revenus des foyers considérés fait qu’ils ne sont pas imposables à l’IR. Ainsi le premier cas est celui d’un « jeune professionnel indépendant » dont le revenu est déficitaire, c’est-à-dire négatif, et qui n’est donc pas imposable sur un revenu qui n’existe pas. L’administration fiscale lui rembourse la taxe foncière qu’il a acquittée. On est loin du cas de l’héritière des Galeries Lafayette et on est quelque peu surpris de constater la perversité de ces exemples qui démontrent l’évidence de la nécessité d’adopter ce bouclier fiscal, puisque, selon eux, aucun ménage n’est solvable.

Le remboursement dont a bénéficié Mme Meyer est lié à une imposition très élevée en valeur absolue, de 151 millions d’euros, et 10 % de remise supplémentaire seront encore une somme importante. Le bouclier fiscal n’est donc pas uniquement destiné à soulager des contribuables aux ressources modestes. Il va alléger les contributions des plus nantis et réduire l’effet de redistribution lié à la fiscalité. Mais la baisse du seuil exprimée en pourcentage tend à faire croire que ce bouclier sera surtout utile aux paysans modestes de l’île de Ré assujettis à l’ISF par le simple effet de la hausse des prix immobiliers des propriétés en bord de mer.

Le cas de l’héritière des Galeries Lafayette met en évidence que la grande richesse est bien souvent le privilège de personnes inconnues du grand public. Les clients de ce grand magasin n’imaginent pas que, derrière la fière monumentalité des immeubles du boulevard Haussmann, une famille possède des parts importantes de cette cathédrale du commerce. Le capital, les holdings, les fonds de pension, les fonds spéculatifs, les banques, tous ces collectifs abstraits sont les paravents derrière lesquels prospèrent des êtres bien vivants, propriétaires en chair et en os de fabuleuses fortunes accumulées au fil du temps. « Ni vue, ni connue » : la grande bourgeoisie vit et prospère à l’abri de la - curiosité du public, à quelques exceptions près, comme le mariage de la fille de Bernard Arnault qui eut droit à la couverture de Paris-Match. Ces exceptions sous contrôle assoient la notoriété de familles en ascension. Mais les publications destinées à un public populaire, comme Gala ou Point de vue, font porter leur attention sur la jet-set et les people, vedettes du monde sportif, de la télévision, du show-business, laissant à la presse économique ou aux pages entreprises des grands quotidiens la publication de portraits ou d’informations sur les personnalités de la vie des affaires. Cette discrétion n’est pas innocente, elle préserve de l’animosité de classe, de la prise de conscience de l’ampleur des inégalités et de leur caractère héréditaire.

Toujours plus riches Quelle que soit la source utilisée, il apparaît que les grandes fortunes se portent au mieux, en France et sur le reste de la planète. En 2007, l’administration fiscale a comptabilisé, en chiffres ronds, 61 400 assujettis à l’ISF de plus qu’en 2006. Ils étaient 518 000 contre 456 600 l’année précédente et 394 500 en 2005. En un an, le nombre d’assujettis vient donc d’augmenter de 17 %, ce qui représente en valeur absolue à peu près la population de Neuilly-sur-Seine, ce qui n’est qu’une coïncidence. Le produit de cet impôt a augmenté encore plus vite, de 22 %, atteignant 4 milliards d’euros. Le seuil d’imposition a été revalorisé entre 2006 et 2007, passant de 750 000 euros à 760 000 euros. Il y a donc bien de plus en plus de riches en France, et ces riches voient leurs fortunes augmenter encore plus vite que leur nombre. Le seuil patrimonial de l’ISF correspond à 760 mois de SMIC, soit 63 années de travail d’un manoeuvre.

Ce montant, relativement vite atteint puisqu’il est encore légèrement inférieur au prix proposé pour un appartement de 3 pièces et 87 m² habitables dans le sixième arrondissement de Paris, près du jardin du Luxembourg (799 000 euros, sur le site de la FNAIM), explique pour une part la forte agrégation résidentielle des nantis. Trois départements (Paris, les Hauts-de-Seine et les Yvelines) concentrent 25 % des redevables et 40 % du produit de l’ISF. Neuilly, dont Nicolas Sarkozy fut le maire de 1983 à 2002, abrite à elle seule 6 980 foyers assujettis à l’ISF, pour une population de 60 000 habitants, qui sont donc plus de 10 % à être redevables, pour 20 400 euros en moyenne, de cet impôt sur la fortune. Sur la base de sources fiscales officielles, un chercheur de l’école d’économie de Paris, Camille Landais, a mis en évidence une accentuation des inégalités entre 1998 et 2005. Les 35 000 foyers les plus riches ont vu leurs revenus augmenter de 19 %, l’augmentation étant encore plus rapide pour les 3 500 « super-riches » dont les revenus ont presque doublé : + 42,6 %. La fortune professionnelle de Bernard Arnault, toujours en tête du palmarès de Challenges, a augmenté de cinq milliards d’euros en un an, pour dépasser aujourd’hui 23 milliards d’euros. Pour figurer aujourd’hui dans ce palmarès des 500 plus grandes fortunes professionnelles françaises, il faut posséder un patrimoine de 60 millions d’euros. En 1997, il suffisait de 15 millions : le ticket d’entrée a vu sa valeur quadrupler. Une même croissance du nombre des très riches et de leur richesse est observable à l’échelle du monde. Depuis 1996, la banque Merrill Lynch et la société d’ingénierie informatique Cap Gemini recensent les millionnaires en dollars US à travers le monde. De 4,5 millions à la première publication, ils sont passés à 8,5 aujourd’hui, ayant presque doublé leurs effectifs en dix ans. Le groupe des « ultra-riches », ceux qui détiennent plus de 30 millions de dollars, soit environ 22 millions d’euros, a augmenté de 10 % entre 2004 et 2005, formant aujourd’hui un club de 85 400 personnes. Selon le magazine américain Forbes, Carlos Slim, le magnat des télécommunications au Mexique, aurait détrôné le patron de Microsoft, Bill Gates, en lui soufflant la première place dans le classement mondial des fortunes professionnelles, avec un score atteignant les 67,8 milliards de dollars.

La richesse, une grandeur difficile à mesurer Les lignes de force majeures de l’évolution des richesses professionnelles et familiales sont donc clairement un accroissement du nombre et de l’importance des grandes fortunes. Pourtant, leur appréciation reste en deçà de la réalité. La richesse est sous-évaluée dans les sources fiscales en raison de nombreuses exonérations. Ainsi l’ISF ne prend pas en compte le patrimoine professionnel, y compris sous la forme d’actions. Ni les objets et oeuvres d’art. Il existe en France 418 niches fiscales qui permettent de soustraire une part importante des hauts revenus à l’impôt. Alors que la pauvreté rassemble dans le même dénuement, la richesse est extraordinairement dispersée. En 1999, dernière année pour laquelle ce chiffre est connu, le patrimoine moyen imposable à l’ISF des 100 foyers fiscaux les plus fortunés représentait 184 fois le patrimoine moyen de ceux qui se situent au plancher de cet impôt. Un tel écart dans le domaine des salaires, en partant du SMIC net à 1 000 euros, mettrait le haut de la distribution à 184 000 euros. Une dispersion impensable dans le monde ordinaire du salariat. Pourtant la haute société, avec cette dispersion considérable entre les fortunes, présente une grande unité. C’est que la richesse n’est pas seulement matérielle : elle suppose aussi, dans la durée, l’accumulation de ressources culturelles et sociales. Les nantis sont aussi riches de savoirs divers et de relations qui démultiplient leurs pouvoirs.


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