États-Unis : un pays qui aime ses tueurs flics

dimanche 7 juin 2020.
 

George Floyd a été assassiné par la police de Minneapolis, en plein jour, en ce week-end du Memorial Day [1]. Nous savons qu’il a été assassiné parce que la vidéo montre Floyd menotté et coincé sous le genou d’un officier de police qui lui écrasait la gorge contre le sol du trottoir [durant 9 minutes, sous le regard impassible de trois autres policiers]. On pouvait entendre George Floyd dire à l’officier qu’il ne pouvait pas respirer. On pouvait l’entendre dire à l’officier : « Ne me tuez pas. » Des badauds ont été entendus suppliant le policier d’arrêter de tuer l’homme.

La police n’a pas mis fin à l’assassinat. Jamais la police ne cessera volontairement de tuer des Noirs et des « Bruns » [de « couleur foncée » selon la norme classificatoire états-unienne]. Les tueries continueront jusqu’à ce que la majorité des Blanches et des Blancs de ce pays feront en sorte que les tueries prennent fin.

L’appel téléphonique à plus de 400 ans de racisme

La police sait bien qu’elle travaille pour les Blancs. Les Blancs le savent aussi. Au fond, les Blancs savent exactement qui la police est censée « protéger et servir », et ils savent fichtrement bien que ce ne sont pas les Noirs et les Bruns. Nous avons également pu voir au cours de ce week-end une autre vidéo illustrant cette évidence. Amy Cooper se promenait avec son chien dans Central Park. Son chien était sans laisse, en violation avec le règlement du parc et des décrets municipaux. Un ornithologue amateur, Christian Cooper, qui se trouve être noir, lui a courtoisement demandé d’obéir au règlement. Au lieu de mettre tout simplement son chien en laisse, Amy Cooper a décidé d’invoquer la « race » de Christian Cooper pour le mettre en danger. Elle l’a d’abord menacé d’appeler les flics, puis a mis sa menace à exécution, affirmant qu’un « Afro-Américain » la « menaçait » dans le parc.

Pour réagir à ce qu’elle vivait ce matin, Amy Cooper a imaginé avoir recours au racisme institutionnalisé en sachant parfaitement que faire. En sachant exactement qui appeler. C’est Amy Cooper qui enfreignait les règles. Et c’était elle qui appelait les flics. Il ne lui serait évidemment même pas venu à l’esprit d’appeler les flics à l’endroit même où elle avait commis son délit si elle ne savait pas comment et qui les flics harcèlent, emprisonnent et, oui, assassinent des gens qui ressemblent à Christian Cooper. Ou à George Floyd. Ou à Eric Garner [tué à New York, le 17 juillet 2014]. Ou à Terence Crutcher [tué le 16 septembre 2016]. Ou à Alton Sterling [abattu le 5 juillet 2016]. Ou à Emantic Fitzgerald Bradford Jr. [abattu le 22 novembre 2018]. Ou à Amadou Diallo [tué le 4 février 1999].

En menaçant d’appeler les flics, Amy Cooper, elle, menaçait un homme noir de lui prendre la vie. Cette menace ne fonctionne que parce que les flics sont toujours prêts à assassiner des hommes noirs et bruns. Avec son téléphone, Amy Cooper a pu faire appel à plus de 400 ans d’oppression raciale et de violence, plus facilement que je ne peux commander une pizza.

S’attaquer à la violence raciste institutionnelle ?

Il n’est pas inévitable qu’il en soit ainsi. Le pouvoir blanc en Amérique est absolument en mesure de maîtriser sa police. Les Blancs pourraient élire des maires et des procureurs qui s’engagent à réformer la police. Les juges et les jurys blancs pourraient considérer la police responsable de ses crimes. Les républicains blancs pourraient contester et éventuellement briser le pouvoir des syndicats de police aussi facilement qu’ils brisent les syndicats d’enseignants ou tout autre syndicat qui s’oppose à la rapacité capitaliste. Si aujourd’hui une majorité de Blancs décidaient de mettre un terme au racisme policier raciste, nous assisterions immédiatement à des changements dans les forces de police.

Mais les Bancs n’arrêtent pas leurs flics. Une majorité d’entre eux attendent des flics qu’ils se comportent ainsi. Ils veulent la méchanceté. Ils veulent l’horreur. Pourquoi ? Ce n’est pas seulement parce qu’une majorité de l’Amérique blanche pense probablement que dans sa situation Amy Cooper a fait la bonne chose ; c’est qu’ils pensent pouvoir un jour se trouver dans une situation qui justifierait le comportement d’Amy. Il pourrait leur arriver d’être seuls dans un parc à proximité d’un homme noir, étrange, et que leur arriverait-il ? Certes, Christian Cooper semble être une « gentille » personne noire, et si tel n’était pas le cas ? Et s’il était un Noir « méchant » ou « agressif » et que vous étiez seul dans le parc, promenant de manière illégale votre chien ? Alors, mieux vaut garder des flics brutaux, dangereux, racistes, parce que, mon dieu, on ne sait jamais.

Les Blancs pensent qu’un jour ils pourraient être Amy Cooper, et dans ce cas, ils veulent avoir quelqu’un à appeler. Ils savent qu’ils ne seront jamais Christian Cooper. Faire d’une société sûre pour que Christian Cooper puisse observer des oiseaux alors qu’il est noir n’est tout simplement pas une chose importante pour la majorité de l’Amérique blanche.

Oh, un groupe de Blancs sera très attristé par le comportement d’Amy Cooper. Avec plaisir ils la dénonceront en ligne. Mais quant à exiger le désarmement de la police pour priver les Amy Cooper de ce genre de privilège et de pouvoir sur les Christian Cooper, la plupart d’entre eux s’abstiendront.

De la même manière, des Blancs manifesteront leur indignation concernant des meurtres spécifiques, comme ceux de George Floyd ou de Breonna Taylor [technicienne médicale, tuée le 13 mars 2020]. Ils rejoindront les appels exigeant que des racistes comme Amy Cooper ou Gregory et Travis McMichael [qui tuèrent, début mai 2020, Ahmaud Arbery, qui faisait son jogging] rendent des comptes. Mais lorsqu’il s’agit de s’en prendre aux pourvoyeurs institutionnels du racisme, plutôt qu’à des individus malveillants, alors l’indignation et le soutien de la communauté blanche ne sont pas au rendez-vous. Cette déconnexion s’impose aujourd’hui où la police utilise le coronavirus pour menacer et harceler les personnes noires et brunes.

« Une majorité de l’Amérique blanche » veut vivre comme Amy Cooper

Le Center for Constitutional Rights, le NAACP Legal Defence Fund et la Legal Aid Society ont déposé une motion demandant aux tribunaux d’enquêter sur l’application par la police de New York de la distanciation sociale pendant la pandémie. La requête légale suggère que le NYPD (Département de police de New York) viole les ordonnances judiciaires imposées à la ville en raison de son programme non constitutionnel d’arrêt et de fouille. Les avocats demandent un moratoire immédiat sur l’exécution par le NYPD des ordonnances de distanciation sociale.

Depuis mars, 81% des constats de violation des distances sociales émis par le NYPD ciblent des Noirs ou des Latinos. Et ces statistiques ne font que confirmer ce que nos yeux nous disent déjà. Nous avons tous vu les photos de Blancs rassemblés dans les parcs alors que les policiers distribuaient poliment des masques et non des PV, tout comme nous avons tous vu des vidéos, filmées dans un quartier périphérique, montrant des Noirs et des Bruns battus et malmenés par les flics, accusés d’avoir prétendument violé les protocoles de distanciation sociale.

N’importe qui aurait pu le prévoir. Et de fait, j’ai écrit ce qui se produira lorsque le NYPD aurait été chargé de contrôler la distanciation sociale. Je n’ai pas de boule de cristal. Je ne suis pas un sorcier. Je sais juste qu’on ne peut pas faire confiance aux flics avec le pouvoir qu’ils ont déjà – et qu’on ne devrait plus leur en donner. Donner au NYPD la responsabilité de faire respecter la distance sociale était une décision dont l’exécution serait si évidemment biaisée par des comportements racistes qu’on ne peut que se demander si la recherche de ce résultat était intentionnelle.

La plupart des Noirs savent ce qui se passe lorsque les policiers ont le pouvoir, mais nous ne pouvons pas faire en sorte que 51% des Blancs interviennent de quelque manière que ce soit. Nous ne pouvons pas amener le maire de New York, Bill de Blasio, qui a centré sa première campagne pour être élu maire à s’opposer à la politique de « stop-and-frisk », d’arrêt et de fouille, à exprimer son opposition aux actions racistes de ses forces de police.

Nous ne pouvons pas amener les Blancs réunis en grandes foules pour profiter d’une journée de printemps à se rassembler en masse devant l’hôtel de ville.

Pourquoi le feraient-ils ? Les Blancs ne sont ni ignorants ni aveugles. Ils voient le parti pris racial dans le maintien de l’ordre et ils savent qu’il leur profite. Ils savent qu’ils ne seront pas battus pour ne pas avoir porté de masque. Ils savent qu’ils ne vont pas être étranglés à mort dans la rue en plein jour. Ils savent que des policiers racistes autour d’eux leur donnent un pouvoir incroyable, et ce pouvoir les amène à se sentir bien même s’ils ne l’utilisent jamais. J’ai vécu des situations où j’ai entendu des Blancs se féliciter de ne pas avoir appelé les flics contre un Noir, comme si renoncer à recourir au terrorisme contre un Noir prouvait une attitude généreuse.

Nous autres Noirs avons essayé, encore et encore, de mettre fin à l’horreur de la brutalité policière contre nous. Nous marchons, nous protestons, nous éduquons, nous votons. Nous enseignons à nos enfants un ensemble spécial de règles. Nous produisons de l’art, de la littérature et de la musique documentant notre douleur. Nous lançons des organisations et des mouvements. Et pourtant, nous ne pouvons pas réaliser de changement structurel dans les services de police, car une majorité de l’Amérique blanche nous oppose sa volonté. Les Blancs au sein de nos propres collectivités, nos prétendus « amis et voisins », votent et agissent de telle sorte qu’ils renforcent la police et ignorent la brutalité qu’ils exercent à notre endroit.

Les Blancs pourraient mettre leurs chiens policiers en laisse. Mais ils ne le feront pas. Et d’autres personnes noires et brunes seront mutilées et tuées jusqu’à ce que les Blancs décident enfin d’y remédier. D’autres Noirs mourront comme George Floyd, car la plupart des Blancs veulent vivre comme Amy Cooper.

Elie Mystal

Elie Mystal, The Nation, 26 mai 2020 traduction rédaction A l’Encontre)


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