Au Bangladesh, c’est l’apocalypse pour les ouvrières du textile

mardi 12 mai 2020.
 

Après le confinement consécutif à l’épidémie de Covid-19, les grandes marques européennes de prêt-à-porter ont annulé plus de 3 milliards de dollars de commandes auprès de leurs fournisseurs bangladais. Ces derniers ne peuvent plus payer leurs salariés.

L’usine de jeans de Mostafiz Uddin à Chittagong, au Bangladesh, emploie 2 000 couturières. Mais au retour des congés, prolongés pour cause de coronavirus, elles n’ont plus de travail. Les clients, entre autres le groupe espagnol Inditex (Zara) et le discounter allemand Takko, ont stoppé leurs commandes. Ils ne prennent même plus les marchandises qu’ils avaient commandées : l’entreprise a fabriqué 20 000 jeans pour Takko, explique Mostafiz Uddin, mais “on nous a dit de ne pas les expédier pour l’instant”.

Cet entrepreneur de 41 ans se retrouve donc avec la marchandise sur les bras jusqu’à nouvel ordre. Il doit payer d’avance le tissu et le port, mais les grands groupes, eux, ont des mois pour régler les factures. S’ils se réfugient derrière les clauses du contrat qui autorisent une interruption sans délai des commandes en cas de force majeure, les entreprises comme celle de Mostafiz Uddin sont prises à la gorge par les banques, qui menacent de bloquer leurs comptes. Chacun de ses salariés fait vivre en moyenne cinq personnes, confie le patron. “Je n’en dors plus la nuit”, ajoute-t-il.

Les fabricants luttent pour leur survie

Depuis que certaines sociétés, le géant [néerlandais] C & A et la chaîne irlandaise Primark, entre autres, ont annulé pour plusieurs centaines de millions d’euros de commandes, les fabricants des pays d’Asie à main-d’œuvre bon marché luttent pour leur survie. Les plus touchés sont la Birmanie, le Cambodge et, justement, le Bangladesh, l’atelier de couture du monde, qui dépend de l’industrie de la confection plus que tout autre : le prêt-à-porter représente 84 % de ses exportations. D’après une enquête réalisée auprès des entreprises locales le 22 mars, les annulations de commandes atteignaient déjà 1,4 milliard de dollars à cette date.

Les entreprises bangladaises sont bien seules dans cette bataille. Elles n’ont manifestement aucune solidarité à attendre de nombre de leurs donneurs d’ordre. Bien sûr, le groupe [allemand] de vêtements bon marché KiK a à cœur les intérêts des couturières, fait savoir un porte-parole, mais il a d’autres préoccupations actuellement, à savoir le sauvetage des emplois en Allemagne.

On parlait naguère de responsabilité sociale

Il était de bon ton, dans les années d’abondance précédentes, de songer aux ouvrières du textile. Aucun mot n’était trop grand pour les managers de la production durable : on parlait de responsabilité sociale, de salaires permettant de vivre dignement. Il y a quelques mois, Zara avait fait imprimer le mot “RESPECT” sur son sweat-shirt à capuche dit “durable”. Kalpona Akter, la directrice du Centre bangladais pour la solidarité des travailleurs (BCWS), déplore :

“Ça leur a valu des profits importants ces dernières années, et maintenant ils oublient les gens auxquels ils les doivent.” La situation est ici bien différente de celle de l’Occident prospère, explique-t-elle. “Chez nous, perdre son travail, c’est en général ne plus avoir assez à manger.” De plus, les travailleuses sont exposées à un risque d’infection élevé, et pas seulement dans les usines. Le salaire, l’équivalent d’environ 100 dollars par mois, sert en grande partie à se loger dans des baraquements près de l’usine. “Il y a souvent deux toilettes et une douche pour 40 à 50 personnes.”

La situation est “apocalyptique”, déclare Rubana Huq, la présidente de l’Association des fabricants et exportateurs de vêtements du Bangladesh (BGEMA) au téléphone. “Nous allons avoir du mal à nous en sortir.” Dans un appel transmis par vidéo, elle conjure les donneurs d’ordre occidentaux de “ne pas [les] laisser tomber” et d’au moins réceptionner les vêtements déjà fabriqués.

Primark caracole en tête

Les entreprises auront en outre besoin de soutien dans les trois mois à venir. À défaut, c’est plus de 4 millions de personnes travaillant dans quelque 4 000 usines qui se retrouveront à la rue. On risque l’anarchie, ajoute-t-elle. Le site web de la BGEMA affiche un compteur qui expose la catastrophe en chiffres : le premier week-end d’avril, les annulations et les abandons de commandes dépassaient 3 milliards de dollars – 1 108 usines étaient touchées.

Le Centre pour les droits des travailleurs du monde [CGWR, de l’université d’État de Pennsylvanie] a publié fin mars un état des lieux du “manque d’égards” envers les fabricants, réalisé à partir d’un questionnaire en ligne soumis aux entreprises du Bangladesh, et il a établi une sorte de classement : Primark caracole en tête, avec des annulations de commandes représentant plus de 273 millions de dollars, puis vient C & A, avec 166 millions de dollars.

Au total, depuis l’apparition de l’épidémie, 46 % des productions en cours ou terminées ont été annulées au Bangladesh. De plus, 72 % des donneurs d’ordre n’ont pas réglé les tissus achetés par leurs fournisseurs. Les salariés mis en chômage partiel ont droit, selon la loi, à une partie de leur salaire, mais 98 % des groupes [européens] n’y contribuent pas.

Financer le salaire des ouvrières

Le 3 avril, Primark a précisé avoir déjà payé 1,6 milliard de livres sterling [1,8 milliard d’euros] pour de la marchandise qui se trouve dans ses magasins et entrepôts ou qui est en cours d’acheminement. La fermeture de ses filiales lui ferait perdre 650 millions de livres de chiffre d’affaires par mois. Le groupe se dit prêt à un compromis et accepte de financer le salaire des ouvrières travaillant sur les commandes en cours de production qui ont été annulées.

C & A évoque aussi la difficulté de sa situation mais assure “travailler dur”, pour reprendre les termes d’un porte-parole, “pour en minimiser les effets sur les fournisseurs”. Le courriel envoyé à ces derniers le 23 mars par les directeurs du marketing et des achats emploie un ton bien différent, dominateur. “Cette période exceptionnelle” nécessite des “mesures exceptionnelles”, peut-on lire.

C & A invoque le droit allemand

Premièrement, toutes les commandes, quel que soit leur statut, “sont annulées avec effet immédiat”. De plus, la production des commandes déjà enregistrées doit être interrompue. Ensuite, C & A attend du fournisseur qu’il prenne “immédiatement toutes les mesures nécessaires pour exclure ou réduire tout risque de responsabilité pour lui-même et/ou pour C & A”. Le courriel invoque en outre le droit allemand applicable et les “autorités supérieures”. Il ne mentionne pas les salariées de ses quelque 150 sites de production au Bangladesh. Un entrepreneur du prêt-à-porter confie :

“Il y a des usines qui produisent depuis des décennies pour C & A. Pour les gens d’ici, ça a été un coup au cœur.” “Ceux qui annulent des commandes, comme le font C & A ou Primark, montrent bien la valeur qu’ils attachent à tout ce blabla sur le sens des responsabilités”, constate Gisela Burckhardt, de Femnet, une organisation qui défend les droits des femmes.

Certaines entreprises semblent davantage ouvertes au dialogue : le suédois H & M souligne n’avoir pas annulé les commandes déjà prêtes. [Le groupe allemand] Tchibo assure n’avoir encore annulé aucune commande, réceptionner les produits finis et vouloir maintenir les relations d’affaires dans la mesure du possible – y compris en passant de nouvelles commandes.

La fin de la mode jetable ?

Takko, qui est membre de la Fair Wear Foundation [une organisation qui se consacre à l’amélioration des conditions de travail dans le secteur du textile], se déclare lui aussi prêt au compromis : il n’y a pas eu d’annulations massives, fait savoir une porte-parole. “Nous respectons nos obligations de paiement vis-à-vis de nos fournisseurs à 100 %”, poursuit-elle. Le groupe demeure en contact avec, notamment, Denim Expert, la société de Mostafiz Uddin, et les deux parties ont trouvé une “solution” pour une commande en préproduction. Mostafiz Uddin continue toutefois à envoyer des courriels qui témoignent de sa déception : il doit maintenant trouver quelques centaines de milliers de dollars pour verser le salaire d’avril à ses ouvrières.

Peut-être la crise débouchera-t-elle sur un changement, veut croire Gisela Burckhardt. Peut-être prendra-t-on vraiment conscience que beaucoup trop de gens paient beaucoup trop cher pour une production excessive à bon marché. Peut-être en arrivera-t-on à la fin de l’ère de la mode jetable.

Rubana Huq a peu d’espoir.

“Les grands groupes reviendront vers nous, et ils nous diront : ‘Le monde est différent maintenant, il nous faut des produits encore moins chers.’”


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