Des issues à la crise sans changer d’économie ? (par Tony ANDREANI)

mercredi 6 mai 2020.
 

Elle est sans pré­cé­dent. Voici, à ce jour, quel­ques chif­fres, à la volée :

En France le PIB s’est effon­dré de 6 % au pre­mier tri­mes­tre (en Allemagne de 9 %). L’indus­trie ne tourne qu’à ¼ de ses capa­ci­tés. Certains sec­teurs ont vu leur chif­fre d’affai­res chuter de 80 %, 90 %, voire 100 %. 10 mil­lions de sala­riés sont en chô­mage par­tiel.

Dans le monde, les mar­chés bour­siers ont chuté de 30 à 40 %, beau­coup de cré­dits ont été gelés, l’inves­tis­se­ment est au point mort, la consom­ma­tion a for­te­ment ralenti, si bien que le PIB a chuté sou­vent bru­ta­le­ment et que le chô­mage s’est envolé, par exem­ple aux États-Unis (pas­sant de 3,5 à 17 %).

Tout cela montre que la crise sera encore plus sévère qu’en 2008 (il avait fallu alors trois ans pour que de tels phé­no­mè­nes se pro­dui­sent, et cette fois trois mois ont suffi) et même que lors de la Grande dépres­sion de 1929, qui n’a été sur­mon­tée que 20 ans après, en partie grâce à l’économie de guerre.

Mais pour­quoi cette crise ? Et d’abord pour­quoi ce virus dévas­ta­teur ? Il est prin­ci­pa­le­ment lié, disent tous les épidémiologistes, au bou­le­ver­se­ment envi­ron­ne­men­tal. Les ani­maux sau­va­ges, voyant leur habi­tant natu­rel détruit, se sont rap­pro­chés des zones urba­ni­sées pour pou­voir se nour­rir, et ont trans­mis à l’homme des virus contre lequel ils étaient immu­ni­sés. Quand ils étaient en voie d’extinc­tion, les virus ont migré vers d’autres espè­ces jusqu’à l’homme. On cons­tate depuis une ving­taine d’années une mul­ti­pli­ca­tion des épidémies d’ori­gine virale (SRAS, Ebola, etc.). Il est lié ensuite à l’élevage, sur­tout l’élevage inten­sif (ainsi de la grippe aviaire).

La glo­ba­li­sa­tion économique a fait le reste. Le virus a été trans­porté par la cir­cu­la­tion des humains à tra­vers la pla­nète, des trans­ports com­mer­ciaux aux voya­ges d’affai­res et au tou­risme.

Si la crise économique s’est répan­due comme une trai­née de poudre, c’est aussi que l’indus­trie et les ser­vi­ces même ont été lar­ge­ment délo­ca­li­sés, pour réduire les coûts, dans les pays à bas salaire. Une rup­ture en un point des chai­nes de valeur finit par les mettre entiè­re­ment à l’arrêt. C’est vrai dans l’indus­trie tra­di­tion­nelle (auto­mo­bile par exem­ple), mais aussi dans les indus­tries high tech (ordi­na­teurs, mobi­les par exem­ple). Tous les pays sont donc tou­chés : les pays riches quand les four­nis­seurs ne four­nis­sent plus, quand les trans­ports s’arrê­tent, ou quand ils ne trou­vent plus de demande sol­va­ble (qui achète aujourd’hui des auto­mo­bi­les, lors­que les reve­nus chu­tent et qu’elles ne peu­vent plus cir­cu­ler ?), mais plus encore beau­coup de pays émergents qui sont en bout de chaîne (exem­ples : le Vietnam, le Bangladesh, etc.), et ceux qui dépen­daient lar­ge­ment du tou­risme de masse (la Thaïlande par exem­ple), quand les avions res­tent au sol.

Face à cette crise économique, avec toutes ses consé­quen­ces socia­les, l’opi­nion domi­nante, dans les milieux diri­geants occi­den­taux, est qu’il faut recou­rir aux poli­ti­ques qui ont été déjà uti­li­sées dans le passé, quitte à les adap­ter, et que cela suf­fira. Examinons-les.

Les remè­des libé­raux pour sur­mon­ter la réces­sion

Il y a trois leviers clas­si­ques, quand les entre­pri­ses ont du mal à pro­duire, avec des effec­tifs dimi­nués, des ventes en panne, des dif­fi­cultés de tré­so­re­rie, un accès réduit au crédit ou, pire, quand elles sont au bord de la faillite : 1° la relance bud­gé­taire, c’est-à-dire des dépen­ses publi­ques, qui recréent un marché (et ont, comme l’avait montré Keynes, un effet « mul­ti­pli­ca­teur ») 2° des prêts à grande échelle venant des orga­nis­mes publics, et 3° une forte redis­tri­bu­tion fis­cale, comme ce fut le cas avec le New Deal, qui rend du pou­voir d’achat à la majo­rité de la popu­la­tion. Tout le reste (le report des char­ges et des impôts) n’est que remède pro­vi­soire, lequel a aussi l’inconvé­nient de dimi­nuer les res­sour­ces des sys­tè­mes sociaux et des États.

Comme le propre du libé­ra­lisme économique est de réduire la voi­lure de l’État et d’affai­blir ses res­sour­ces par la dimi­nu­tion des impôts et des contri­bu­tions socia­les pour « allé­ger les char­ges » des entre­pri­ses (ce qu’on appelle des poli­ti­ques de l’offre), sa seule manière de relan­cer l’économie est de l’arro­ser de cré­dits bon marché pour redon­ner des moyens finan­ciers d’une part à l’État emprun­teur, d’abord pour qu’il col­mate les dégâts, ensuite pour qu’il dépense un peu plus, et d’autre part aux entre­pri­ses, pour qu’elles se remet­tent à inves­tir. C’est ce qui a été fait lors de la crise de 2008, avec un succès très limité ; la crois­sance n’est reve­nue que len­te­ment et fai­ble­ment, la demande glo­bale res­tant atone, pen­dant que les iné­ga­li­tés de reve­nus et de patri­moine conti­nuaient à s’envo­ler. Pire : la sphère finan­cière, après avoir été for­te­ment tou­chée (la moitié de la capi­ta­li­sa­tion mon­diale est partie en fumée), a, sou­te­nue par la débau­che de cré­dits, repris sa crois­sance, mais aux dépens de l’économie réelle.

Les milieux diri­geants occi­den­taux escomp­tent que le même scé­na­rio per­met­tra de sortir de la crise actuelle. Mais il y a fort peu de chan­ces que cela se pro­duise.

Les poli­ti­ques de sortie de crise des prin­ci­paux pays occi­den­taux

1° Les États-Unis, qui sont les plus atteints aujourd’hui par la crise sani­taire (pas de poli­ti­que uni­fiée, chaque État édictant ses pro­pres mesu­res, pen­dant que les dépla­ce­ments conti­nuent, en l’absence de fron­tiè­res), ont sorti ce qu’ils pen­sent être des armes lour­des.

Ils vont lancer un plan de relance de 2300 mil­liards de dol­lars (soit 10 % du PIB amé­ri­cain et la moitié du budget fédé­ral) par l’inter­mé­diaire de la Banque cen­trale (la FED). En effet celle-ci garan­tit désor­mais toutes les dettes, publi­ques et pri­vées, si bien qu’aucune entre­prise amé­ri­caine ni aucune muni­ci­pa­lité ne peu­vent faire faillite à cause de la crise dans un avenir pré­vi­si­ble. En outre la FED rachè­tera des mon­ta­gnes de dettes, par exem­ple 600 mil­liards de prêts aux PME, et elle assu­mera les pertes. C’est donc grâce à elle que les États-Unis pour­ront faire de la relance bud­gé­taire sans rien chan­ger à la fis­ca­lité, qui aurait pour­tant apporté des res­sour­ces au budget fédé­ral et à celui des États. S’ils peu­vent le faire sans crain­dre d’accroî­tre leur défi­cit public et leur dette publi­que, mais en accrois­sant le passif de leur Banque cen­trale, c’est que celle-ci peut faire mar­cher la plan­che à billets autant qu’elle veut : c’est le pri­vi­lège du dollar, pre­mière mon­naie de réserve mon­diale.

Mais cela ne veut pas dire qu’ils vont retrou­ver de la crois­sance, car eux aussi sont dépen­dants du reste du monde. Leur indus­trie (15 % seu­le­ment du PIB) est très affai­blie par la délo­ca­li­sa­tion, et, s’ils sont très forts dans les ser­vi­ces (essen­tiel­le­ment les ser­vi­ces finan­ciers et les ser­vi­ces liés à l’inter­net), ces der­niers sont aussi impac­tés par le brutal ralen­tis­se­ment des échanges mon­diaux. Et les inves­tis­se­ments directs étrangers aux États-Unis ont toutes chan­ces de dimi­nuer. Le FMI pré­voit d’ailleurs, dans sa note du 14 avril, une crois­sance néga­tive de – 5,9 % en 2020.

Ainsi garan­ties et achats de cré­dits ne suf­fi­ront pas à refaire de la crois­sance, mais sur­tout l’infla­tion des cré­dits risque fort de créer des bulles prêtes à explo­ser dans une économie déjà satu­rée de dettes.

3° La Grande-Bretagne a adopté une mesure iné­dite : sa Banque cen­trale va prêter direc­te­ment à l’État, mais « sur une base tem­po­raire et à court terme », pour toutes les dépen­ses liées aux consé­quen­ces de la crise. Une excep­tion jamais vue en régime libé­ral, exclue notam­ment par les trai­tés euro­péens (la BCE ne peut que rache­ter des dettes publi­ques sur le marché secondaire, elle est inter­dite de finan­cer les États). C’est que la réces­sion s’annonce sévère (-6,5 % selon le FMI)

4° L’Union euro­péenne est cer­tai­ne­ment la plus mal partie.

La crise sani­taire a montré, s’il en était besoin, qu’il n’y a ni poli­ti­que uni­fiée en la matière (chacun des 27 pays a adopté des mesu­res dif­fé­ren­tes) ni soli­da­rité : l’Allemagne par exem­ple s’est empres­sée d’inter­dire l’expor­ta­tion de ses maté­riels médi­caux, avant d’être tancée par la Commission euro­péenne, l’Italie a dû atten­dre des livrai­sons chi­noi­ses de mas­ques, des livrai­sons russes de désin­fec­tants, et ce sont des méde­cins chi­nois et cubains qui sont venus pour aider ses hôpi­taux.

L’Union euro­péenne a été dans le passé inca­pa­ble d’effec­tuer de fortes relan­ces bud­gé­tai­res par le sou­tien des États, parce que cela lui était inter­dit par les trai­tés : sous la pres­sion alle­mande, les défi­cits devaient être limi­tés à 3 % du PIB et les dettes publi­ques à 60 %. Lors de la crise de 2008, ces limi­tes ont été dépas­sées par plu­sieurs États (sur­tout du Sud euro­péen), mais le Pacte bud­gé­taire euro­péen de 2012, qui a ren­forcé les cri­tè­res, la sur­veillance des États et les sanc­tions, les ont rap­pe­lés à l’ordre : c’est ce qu’on a appelé les poli­ti­ques d’aus­té­rité, qui consis­taient prin­ci­pa­le­ment à couper dans les dépen­ses publi­ques (dont les dépen­ses de santé) et à pri­va­ti­ser pour ren­flouer les res­sour­ces des États. On apprend aujourd’hui que ces cri­tè­res ont été « sus­pen­dus », mais ce ne devrait être que pro­vi­soire. De même les aides d’État étaient inter­di­tes, au nom du prin­cipe qu’il ne fal­lait pas faus­ser la concur­rence. Certaines seraient à pré­sent auto­ri­sées, mais ce relâ­che­ment des contrain­tes n’est que de cir­cons­tance.

Ici encore on attend le salut du crédit, et d’abord de la BCE. Celle-ci avait ces der­niè­res années créé, malgré de fortes réti­cen­ces alle­man­des, une énorme quan­tité de mon­naie pour sou­te­nir, disait-on, l’économie, en rache­tant des dettes pri­vées et publi­ques (2 000 mil­liards d’euros rien que pour les deux der­niè­res), non lors de leur émission, mais sur le marché secondaire. La BCE s’est même mise à prêter aux ban­ques à des taux néga­tifs pour les dis­sua­der de placer chez elle leurs res­sour­ces excé­den­tai­res et ainsi les inci­ter à prêter plus lar­ge­ment aux entre­pri­ses. Le résul­tat n’a pas été brillant, car l’argent prêté par les ban­ques est allé sur­tout à la spé­cu­la­tion sur les mar­chés finan­ciers. On apprend aujourd’hui qu’elle va injec­ter plus de 1000 mil­liards d’euros dans l’économie conti­nen­tale. Mais rien n’est changé à cette poli­ti­que moné­taire : la BCE ne va tou­jours pas prêter direc­te­ment aux États (cela lui est inter­dit par les trai­tés euro­péens), et les cré­dits aux ban­ques ne sont tou­jours pas flé­chés.

La Commission euro­péenne, de son côté, va lever 25 mil­liards d’euros sur les mar­chés finan­ciers, avec la garan­tie des États, pour aider les États à finan­cer leurs mesu­res ce chô­mage par­tiel. Ce méca­nisme, qui exis­tait déjà avec l’accord de 18 pays, mais serait élargi à tous, ne consiste qu’en prêts, dont les condi­tions seraient avan­ta­geu­ses. Il ne s’agit donc pas d’aides direc­tes prises sur le budget de l’Union, beau­coup trop faible pour cela.

La dis­tri­bu­tion de cré­dits à tout va ne s’arrête pas là. On trouve dans la presse fran­çaise un éloge des 540 mil­liards d’euros « mobi­li­sés » par l’Union euro­péenne pour venir en aide aux États. Mais, si on y regarde de plus près, on s’aper­çoit que cette « aide » non seu­le­ment est loin d’être mas­sive, mais consiste, elle aussi en prêts avec inté­rêt, d’abord ceux déjà cités de la Commission, ensuite ceux accor­dés aux entre­pri­ses par la Banque euro­péenne d’inves­tis­se­ment (BEI) pour 200 mil­liards d’euros — soit à peine plus que ce qu’elle fai­sait habi­tuel­le­ment — et enfin en prêts accor­dés aux États qui les sol­li­ci­tent par le Mécanisme euro­péen de sta­bi­lité (MES) pour 240 mil­liards d’euros. Il faut dire ici quel­ques mots de cette ins­ti­tu­tion, créée en 2011 et amen­dée en 2012.

Son objec­tif est de pou­voir emprun­ter sur les mar­chés obli­ga­tai­res afin de pou­voir prêter aux États en dif­fi­culté (et, secondai­re­ment, à des ban­ques elles-mêmes en dif­fi­culté). Ce qui paraît bien soli­daire. Seulement voilà : les États n’ont été « sou­te­nus » par le Mécanisme que s’ils se confor­maient aux règles du Pacte de sta­bi­lité. Il faut se sou­ve­nir qu’il a assorti ses prêts de condi­tions dra­co­nien­nes (ren­trer dans les clous du Pacte de sta­bi­lité : 0,5 % de défi­cit « struc­tu­rel » public, 60 % de dettes), les a contraint à sabrer dans leurs dépen­ses publi­ques, dont les dépen­ses de santé, et à pri­va­ti­ser beau­coup de leurs ser­vi­ces publics. Ce fut la tra­gé­die grec­que, mais bien d’autres pays ont eu aussi du mal à s’en rele­ver (l’Irlande, le Portugal notam­ment). On pré­sente aujourd’hui comme une grande vic­toire que les prêts à venir épargnent les dépen­ses de santé, mais cela ne va pas plus loin. Il est bien pré­cisé qu’un pays ne pourra emprun­ter au MES plus de 2 % de son PIB (par exem­ple pour l’Italie cela ne repré­sente que 36 mil­liards d’euros).

Les pays du Sud, appuyés par la France, auraient voulu la créa­tion d’euro­bonds, rebap­ti­sés pour la cir­cons­tance coro­na­bonds. Il s’agit à nou­veau d’une émission d’obli­ga­tions, sur les mar­chés finan­ciers, par les États, qui les auraient mises en commun, de manière à ce qu’ils béné­fi­cient tous du même taux d’inté­rêt, alors que l’écart de taux (ce qu’on appelle « le spread ») péna­li­sait les États les plus fra­gi­les jusqu’à rendre leur défi­cit insup­por­ta­ble (dans le passé l’État alle­mand emprun­tait à des taux voi­sins de zéro, alors que d’autres devaient payer plus de 10 %). Cela aurait repré­senté effec­ti­ve­ment une forme de soli­da­rité entre États euro­péens, une aide indi­recte aux États les plus fra­gi­les pour leur per­met­tre de se finan­cer à moin­dre coût en fonc­tion de leurs besoins réels. Mais les Allemands, appuyés par quel­ques autres pays du Nord, s’y refu­sent abso­lu­ment (ils ne veu­lent pas, disent-ils, payer pour les autres, en voyant leurs pro­pres emprunts d’État se ren­ché­rir) et ils ren­voient au Mécanisme euro­péen de sta­bi­lité.

On a sou­li­gné, à juste titre, que cette atti­tude est par­fai­te­ment hypo­crite. Si l’Allemagne a pu se porter mieux que les pays du Sud, ce n’est pas parce qu’elle a été moins dépen­sière, mais parce qu’elle a mené une poli­ti­que déloyale de com­pres­sion de ses salai­res et donc de com­pres­sion de sa demande, et d’aug­men­ta­tion de son épargne, au détri­ment des pays du Sud qui n’en fai­saient pas autant et qui absor­baient ses pro­duits — d’où l’impor­tance de son excé­dent com­mer­cial. Elle a pu ainsi limi­ter son défi­cit bud­gé­taire et notam­ment pré­ser­ver son appa­reil de santé (par exem­ple 3 fois plus de lits de réa­ni­ma­tion que la France), pen­dant que ses « par­te­nai­res » devaient couper dans leurs ser­vi­ces publics. À quoi il faut ajou­ter qu’elle a lar­ge­ment béné­fi­cié d’un euro pour elle sous-évalué et qu’elle a uti­lisé à plein la main d’œuvre de sous-trai­tants sis dans les pays de l’Est euro­péen ou déta­ché venant de ces mêmes pays.

La Commission euro­péenne, fort embar­ras­sée par l’absence de soli­da­rité de l’Allemagne et de ses satel­li­tes, vient de pro­po­ser d’emprun­ter elle-même sur les mar­chés jusqu’à 1 000 mil­liards d’euros, avec la garan­tie des États, pour abon­der ensuite les bud­gets natio­naux et finan­cer des pro­jets euro­péens. Ces emprunts seraient ensuite rem­bour­sés par la Commission sur son budget élargi, ce qui sup­pose que les États aug­men­tent leur contri­bu­tion et qu’elle dis­pose de plus de res­sour­ces pro­pres, d’ori­gine fis­cale. Elle a convaincu des par­le­men­tai­res euro­péens, mais il est plus que dou­teux qu’elle par­vienne à ses fins. Car l’idée est contraire à ce qui est un prin­cipe clé du logi­ciel euro­péen : la concur­rence non seu­le­ment entre entre­pri­ses, mais aussi entre États, censée pro­fi­ter à tous, mais, comme toute concur­rence capi­ta­liste, tour­nant l’avan­tage des plus puis­sants. Donner un tel pou­voir à la Commission revien­drait à faire d’elle l’embryon d’un État fédé­ral, le vieux rêve des fédé­ra­lis­tes, auquel aucun res­pon­sa­ble n’a jamais vrai­ment cru et qui, en fait, n’a aucun sens dans un conti­nent où l’État-nation est la réa­lité de base, comme on le voit mieux encore aujourd’hui quand les citoyens en appel­lent à lui, et à lui seul, pour être pro­té­gés.

La désu­nion euro­péenne, au lieu d’une Union tant vantée, expli­que, entre autres rai­sons, que les pays de la zone euro seront les plus tou­chés par la réces­sion en cours : le FMI pré­voit pour 2020 une contrac­tion de 7,5 % (7,2 pour la France). Beaucoup y voient la chro­ni­que d’une mort annon­cée de cette Union telle qu’elle est.

En conclu­sion de ce bref pano­rama des plans de relance dans les pays occi­den­taux, on voit qu’ils repo­sent essen­tiel­le­ment sur l’offre de cré­dits, par les États ou des ins­ti­tu­tions qui dépen­dent d’eux, aux entre­pri­ses. Mais, comme on ne peut faire boire un âne qui n’a plus soif, faute de débou­chés réels et sol­va­bles dans une économie mon­diale en régime de sur­pro­duc­tion, on joue sur la baisse des taux et sur la garan­tie publi­que. Les rai­sons en sont clai­res : en fai­sant appel aux mar­chés obli­ga­tai­res pour donner des res­sour­ces aux États, et aux mar­chés du crédit ban­caire pour sti­mu­ler les entre­pri­ses, on vise à satis­faire les ren­tiers, ceux des pays comme ceux du monde entier, qui sont prêts à sous­crire à des emprunts même peu rému­né­ra­teurs, pourvu qu’ils puis­sent faire fruc­ti­fier leurs reve­nus et que le rem­bour­se­ment en soit garanti. Ce qui d’une part ne peut qu’accroî­tre des iné­ga­li­tés déjà colos­sa­les, et d’autre part est extrê­me­ment périlleux : une crois­sance sti­mu­lée arti­fi­ciel­le­ment ne peut être pérenne, et des États s’épuisant à hono­rer leurs dettes ne peu­vent tenir le rôle qu’eux seuls sont capa­bles de jouer.

Il y aurait bien d’autres solu­tions en matière de crédit : que les ban­ques cen­tra­les prê­tent direc­te­ment, à taux zéro, aux États et que l’on fasse appel à des épargnants moins exi­geants, les citoyens du pays (par exem­ple sous la forme d’un emprunt natio­nal), mais elles sont contrai­res à l’idéo­lo­gie néo-libé­rale des mar­chés effi­cients. Et il y a l’autre solu­tion en matière de finan­ce­ment des États : l’impôt redis­tri­bu­tif. Tout cela sans chan­ger fon­da­men­ta­le­ment de sys­tème économique. Mais le libé­ra­lisme régnant y répu­gne. Il va cher­cher quel­ques accom­mo­de­ments.

Une dose de key­né­sia­nisme de cir­cons­tance

Le pro­blème est que le capi­ta­lisme néo-libé­ral est, comme tout capi­ta­lisme, en régime de surac­cu­mu­la­tion (trop de capi­tal pour les débou­chés exis­tants), et donc de sur­pro­duc­tion per­ma­nente, mais il l’est plus encore. Cela s’expli­que par le fait que la struc­ture sociale est deve­nue plus iné­ga­li­taire que jamais. Qui va consom­mer pro­duits et ser­vi­ces ? Les ultra riches certes, mais ils sont peu nom­breux. Les dites clas­ses moyen­nes voient leurs reve­nus sta­gner ou décli­ner : ils vont ache­ter moins d’auto­mo­bi­les, ne pour­ront se payer une rési­dence secondaire, se conten­te­ront d’un équipement ména­ger suf­fi­sant. Les sala­riés, deve­nus pré­cai­res en nombre tou­jours crois­sant, ne pour­ront ache­ter leur loge­ment et devront sur­veiller leur consom­ma­tion. Quant aux très pau­vres, ils n’auront même pas les moyens de se nour­rir et devront comp­ter sur les asso­cia­tions de bien­fai­sance dépen­dan­tes de dons et dis­tri­buant les inven­dus.

On com­prend pour­quoi il a été si dif­fi­cile de relan­cer l’économie par le crédit — les cré­dits à la consom­ma­tion ne fai­sant que dif­fé­rer l’insol­va­bi­lité. L’exem­ple de la poli­ti­que moné­taire de la BCE est par­lant : en allant jusqu’à des taux néga­tifs sur les réser­ves excé­den­tai­res des ban­ques dépo­sées chez elle, elle comp­tait, on l’a dit, les inci­ter à prêter plus lar­ge­ment, avec de bas taux d’inté­rêt. Mais leurs prêts n’ont fait que doper le marché immo­bi­lier et le marché des actions, pour ceux qui en avaient les moyens. Le pro­blème est devenu, mas­si­ve­ment, un pro­blème non plus d’offre, mais de demande. C’est pour­quoi, face à la grande crise actuelle, les diri­geants se sont rési­gnés à pren­dre quel­ques mesu­res de type key­né­sien.

Ainsi le pou­voir fédé­ral états-unien va dis­tri­buer 1200 dol­lars aux per­son­nes dis­po­sant d’un revenu de moins de 75.000 dol­lars par an, somme dégres­sive au-delà, le double pour un couple, 500 dol­lars par enfant. Il indem­ni­sera les chô­meurs avec 650 dol­lars pen­dant 5 mois, les États fédé­rés fai­sant le reste (200 à 250 dol­lars). En France le gou­ver­ne­ment va indem­ni­ser le chô­mage par­tiel (com­plè­te­ment au niveau du SMIC et pour 84 % du salaire net au-delà, dans la limite de 4,5 SMIC), soit donner des reve­nus à la moitié des sala­riés, et créer un fonds de soli­da­rité pour les toutes peti­tes entre­pri­ses, les indé­pen­dants et les micro-entre­pre­neurs. Dans tous ces cas, il s’agit de dis­tri­buer du pou­voir d’achat à ceux qui en sont privés par la crise. On dis­cute même de la pos­si­bi­lité de dis­tri­buer, par les Banques cen­tra­les, de la « mon­naie héli­co­ptère », c’est-à-dire tout sim­ple­ment de l’argent aux ména­ges. Donc les États se sub­sti­tue­ront aux entre­pri­ses qui ne vou­laient pas, ou ne pou­vaient pas, du fait de la crise, aug­men­ter ou sim­ple­ment main­te­nir les salai­res.

Nous sommes ici dans des mesu­res d’excep­tion, car il ne s’agit par de remet­tre en cause la dis­tri­bu­tion du profit vers les action­nai­res. On deman­dera seu­le­ment aux entre­pri­ses soit de geler les divi­den­des pen­dant un cer­tain temps, dans la mesure où elles béné­fi­cient des aides de l’État, soit de faire preuve de bonne volonté (en oubliant que toutes en ont pro­fité d’une manière ou d’une autre, et notam­ment en France à tra­vers le CICE).

Autre mesure d’ins­pi­ra­tion key­né­sienne : voler au secours des gran­des entre­pri­ses quand celles-ci sont au bord de la faillite, ce qui serait dom­ma­gea­ble bien sûr pour leurs pro­prié­tai­res et pour leurs créan­ciers (payés en der­nier lors de la liqui­da­tion), mais aussi pour tous leurs sala­riés licen­ciés et mis au chô­mage. On se sou­vient que le Trésor états-unien avait ainsi dépensé 49,5 mil­liards de dol­lars pour sauver General Motors en y pre­nant des par­ti­ci­pa­tions pour 60 % de son capi­tal, puis en per­dant 9,7 mil­liards à leur revente. Le gou­ver­ne­ment fran­çais a de même aujourd’hui bud­gété une somme de 20 mil­liards pour aider de gran­des entre­pri­ses, dites stra­té­gi­ques, à se sortir de la crise, sous forme de prêts, de prises de par­ti­ci­pa­tions au capi­tal, voire de natio­na­li­sa­tions. Louable inten­tion, dira-t-on, puisqu’il s’agit en même temps de sauver des emplois, donc des reve­nus, et de s’épargner le coût du chô­mage. Mais tout cela n’est que du pro­vi­soire, mis à la charge du contri­bua­ble et d’un État qui s’endette de plus en plus, pour le plus grand bon­heur des créan­ciers.

L’État à la res­cousse, le capi­ta­lisme connaît. Il le pra­ti­que même tous les jours, sous des formes plus ou moins dégui­sées (pour ne pas fâcher, en Europe, la Commission euro­péenne), mais, quand péril il y a en la demeure, il le pra­ti­que sans ver­go­gne, oubliant qu’il se jus­ti­fie habi­tuel­le­ment par la voca­tion des action­nai­res à pren­dre des ris­ques. Mais, cette fois, la plan­che de salut risque fort de se déro­ber. Car un État per­clus de dettes est condamné à s’appau­vrir, même si les taux d’inté­rêt sont his­to­ri­que­ment bas (ce qui du reste n’est pas « une chance » tombée du ciel, mais s’expli­que par le fait que l’offre de cré­dits est plé­tho­ri­que).

On entend dire que les États ne rem­bour­se­ront jamais leurs dettes. Pourquoi d’ailleurs ne pas les trans­for­mer en dettes per­pé­tuel­les, c’est-à dire sans échéance de rem­bour­se­ment ? C’est ainsi que Jean-Luc Mélenchon pro­pose actuel­le­ment de révi­ser le statut de cet orga­nisme public qu’est la BCE pour qu’elle prête direc­te­ment aux États de l’Union, et même à taux néga­tif. C’est vrai, des dettes per­pé­tuel­les ont existé dans le passé, de la part des États, et même des entre­pri­ses (en font sur­tout des ban­ques, qui les consi­dé­raient comme des fonds pro­pres). Mais elles offraient quand même un inté­rêt, fût-il infé­rieur à l’infla­tion. Qui va sous­crire aujourd’hui une obli­ga­tion à taux nul ? Seuls des épargnants qui veu­lent pro­té­ger coûte que coûte une partie, mais une seule, de leur épargne. C’est le cas des com­pa­gnies d’assu­rance, à la condi­tion qu’elles tirent des reve­nus des obli­ga­tions pri­vées, ou de leurs pla­ce­ments en actions. Au total il s’agit fina­le­ment, l’infla­tion aidant, d’une des­truc­tion d’argent, en soi sou­hai­ta­ble, mais qui ne peut s’éterniser. Rien ne rem­place, pour un État, les res­sour­ces dura­bles qui lui vien­nent en pre­mier lieu de l’économie réelle à tra­vers les impôts.

C’est ce qui va moti­ver le retour, sou­vent pré­co­nisé aujourd’hui, à des formes de com­pro­mis social qui redis­tri­buent les reve­nus dans les entre­pri­ses, c’est-à-dire un retour à un véri­ta­ble com­pro­mis key­né­sien. Nous allons exa­mi­ner ses chan­ces de fai­sa­bi­lité, sous l’impact d’une crise sans pré­cé­dent.

Vers un retour au compromis social de l’après-guerre ? Nul ne sait quand la crise sani­taire sera der­rière nous, pro­ba­ble­ment seu­le­ment quand un vaccin sera au point et que les popu­la­tions seront alors lar­ge­ment vac­ci­nées, mais non par­fai­te­ment immu­ni­sées, comme on le voit avec le vaccin de la grippe, du reste bien moins conta­gieux que le Covid 19. Cela pren­dra de nom­breux mois. Et pen­dant ce temps là les économies conti­nue­ront à s’effon­drer, toute reprise étant mena­cée par un rebond de l’épidémie, sur­tout si elle est trop rapide. Certains pré­vi­sion­nis­tes pen­sent que l’année 2021 sera aussi plom­bée par la réces­sion. Et, comme les États seront appe­lés encore et tou­jours à la res­cousse, comme il appa­raît que eux, et eux seuls, peu­vent pro­té­ger leurs citoyens en cas de crise grave, de nom­breux économistes pen­sent qu’il faudra leur redon­ner des moyens, et donc chan­ger d’économie.

Il y a une autre raison. Puisque la glo­ba­li­sa­tion a non seu­le­ment véhi­culé le virus, mais encore rendu pos­si­ble, avec la panne de pays four­nis­seurs et l’arrêt des trans­ports de longue dis­tance, l’asphyxie d’un grand nombre d’entre­pri­ses, et privé la plu­part des États des moyens élémentaires d’une riposte sani­taire à la hau­teur du danger (en matière de mas­ques, d’autres équipements de sécu­rité, de tests, de res­pi­ra­teurs arti­fi­ciels et de médi­ca­ments cou­rants même), l’urgence est à pré­sent de relo­ca­li­ser, de retrou­ver une indus­trie de base, une auto­no­mie ali­men­taire et sani­taire. En France Macron et son Premier minis­tre l’ont eux-mêmes reconnu. Mais ce serait inver­ser tout ce qui s’est fait avec la poli­ti­que de l’offre. Et l’on voit mal les mul­ti­na­tio­na­les faire machine arrière, puis­que c’est la glo­ba­li­sa­tion, le libre-échange et la déré­gle­men­ta­tion qui sont à la source de leurs pro­fits, et ce encore plus pour les gran­des ban­ques inter­na­tio­na­les.

Ainsi se des­sine le pro­gramme alter­na­tif d’une sorte de New Deal : 1° aider les entre­pri­ses à relo­ca­li­ser au moins une partie de la pro­duc­tion (le made in France par exem­ple) 2° reve­nir à un pro­tec­tion­nisme tem­péré en réta­blis­sant des droits de douane ou d’autres bar­riè­res non tari­fai­res, de pré­fé­rence de manière négo­ciée, au lieu de conti­nuer à négo­cier des trai­tés de libre-échange, comme le fait actuel­le­ment encore la Commission euro­péenne, et 3° opérer une forte redis­tri­bu­tion fis­cale, tout en com­bat­tant réso­lu­ment l’opti­mi­sa­tion fis­cale (légale) et l’évasion fis­cale dis­crète vers les para­dis fis­caux. Mais com­ment opérer une telle révo­lu­tion anti­li­bé­rale en lais­sant dans les entre­pri­ses le pou­voir là où il est : chez les action­nai­res et sur­tout, der­rière eux, les puis­sants fonds d’inves­tis­se­ment ? C’est ce qui conduit plu­sieurs économistes à pré­co­ni­ser des formes de co-ges­tion des entre­pri­ses. Mais ce pro­gramme va se heur­ter aux résis­tan­ces farou­ches des milieux diri­geants, et il ne prend pas suf­fi­sam­ment en compte les grands pro­blè­mes de l’époque ni les effets iné­dits d’une crise sans pareille. Nous ne sommes plus dans une conjonc­ture com­pa­ra­ble à celle des Trente Glorieuses, pour au moins deux rai­sons : la gra­vité des bou­le­ver­se­ments de l’écosystème et l’épuisement des res­sour­ces natu­rel­les, et ce qu’on pour­rait appe­ler une muta­tion anthro­po­lo­gi­que, qui s’opère silen­cieu­se­ment sous l’impact de la crise sani­taire. On insis­tera ici sur­tout sur la seconde.

Les prémisses d’une mutation dans les mentalités

Les der­niè­res années ont été mar­quées par une prise de cons­cience de plus en plus large des mena­ces que font peser la crois­sance indus­trielle, tech­no­lo­gi­que et com­mer­ciale et celle de la popu­la­tion sur la vie sur terre, prise de cons­cience qui est partie des cou­ches les plus ins­trui­tes et les plus infor­mées, mais qui a gagné jusqu’aux milieux popu­lai­res. Mais la crise sani­taire cor­res­pond sans doute à un ébranlement plus pro­fond dans les maniè­res de vivre. Voilà qui échappe tota­le­ment aux économistes et sta­tis­ti­ciens, et aux grands ins­ti­tuts pré­vi­sion­nis­tes. Il revient aux socio­lo­gues, aux psy­cho­lo­gues, voire aux phi­lo­so­phes, d’en rele­ver les formes et d’en évaluer les effets, et il faudra suivre leurs études, avec tout l’esprit cri­ti­que qui convien­dra. Mais déjà cer­tains phé­no­mè­nes appa­rais­sent à l’œil nu, si l’on peut dire. Essayons d’en donner une idée.

L’épidémie a entraîné une sorte de sidé­ra­tion. Voilà qu’un infime com­posé orga­ni­que (dont on dis­pute de savoir s’il est un être vivant ou pas) a pu créer un état de catas­tro­phe glo­bale. Il y avait déjà eu, en ces temps, bien des catas­tro­phes natu­rel­les (trem­ble­ments de terre, inon­da­tions, incen­dies gigan­tes­ques), mais les causes immé­dia­tes en étaient visi­bles et elles n’affec­taient que des par­ties de la popu­la­tion. On connais­sait aussi des pan­dé­mies, celle du SIDA ayant le plus marqué les esprits, mais les plus graves res­taient plus ou moins loca­li­sées, et les pro­grès de la science et de la méde­cine nous gar­daient dans l’espoir qu’on allait les maî­tri­ser. Or cette fois c’est toute la popu­la­tion de la pla­nète qui est atteinte, et l’on ne sait pas encore com­ment com­bat­tre le mal à la racine.

La mort rôde par­tout, et cela conduit tout un chacun, plus ou moins cons­ciem­ment ou inten­sé­ment, à s’inter­ro­ger sur le sens de son exis­tence. Les socié­tés contem­po­rai­nes ont tout fait pour éluder la ques­tion et pour en bana­li­ser le tra­gi­que, à la dif­fé­rence des socié­tés du passé. À quoi bon gagner sa vie à la perdre, s’échiner à amé­lio­rer sa situa­tion maté­rielle, à monter en grade et en pres­tige, en vien­nent à se deman­der nombre de ceux qui ont réussi. Il est peu pro­ba­ble que cette inquié­tude exis­ten­tielle ait touché les plus for­tu­nés et les agio­teurs. Mais quand même… quand les croi­siè­res de luxe sont deve­nues autant des clus­ters, quand les yachts res­tent à quai, quand les rési­dents secondai­res sont mal vus des autoch­to­nes parce qu’ils pour­raient véhi­cu­ler le virus, ils com­men­cent à se faire du souci. On pen­sait que l’armée, cette société à part, avec ses codes et sa soli­da­rité spé­ci­fi­que, serait épargnée par les aléas de la vie civile. Mais le virus s’est aussi invité sur les porte-avions, et ne rend plus aucune armada invin­ci­ble (seuls les sous-mari­niers en longue plon­gée peu­vent se sentir épargnés). Même chose pour la police, cet autre appa­reil qui sert la puis­sance de l’État. Bref, ce ne sont plus seu­le­ment les pau­vres qui vivent dans l’angoisse de la mala­die et de l’acci­dent. Tout le monde, ou pres­que, est touché par la pré­sence de la mort. Avec l’obli­ga­tion du confi­ne­ment, on sait encore plus que la menace est par­tout dans la rue. On assiste au spec­ta­cle abso­lu­ment inédit de gran­des villes, et par­ti­cu­liè­re­ment de métro­po­les, tota­le­ment déser­tes, à l’excep­tion de poli­ciers, d’ambu­lan­ces et de livreurs, comme si une explo­sion nucléaire avait répandu sa radio­ac­ti­vité sur tout le ter­ri­toire, sauf dans les cam­pa­gnes les plus recu­lées.

Sidération donc, avec cette pré­sence obsé­dante d’un danger invi­si­ble. Mais c’est le rap­port à l’autre qui se trouve aussi pro­fon­dé­ment modi­fié. Tout ceci se montre dans maint repor­tage. Les foules soli­tai­res des gran­des villes n’ont plus seu­le­ment à crain­dre les petits voleurs et les peti­tes agres­sions, car tous ceux que l’on croise ou que l’on côtoie devien­nent sus­pects, ainsi que les voi­sins des immeu­bles. Or ce qui est étonnant est que cela n’entraîne pas un climat de défiance et d’hos­ti­lité géné­ra­lisé, mais plutôt une cer­taine forme de rap­pro­che­ment, voire de soli­da­rité (tous dans le même bateau). Les col­lap­so­lo­gues avaient déjà sou­li­gné que, en situa­tion de catas­tro­phe, l’entraide l’emporte sur le chacun pour soi. On voit main­te­nant des voi­sins qui s’igno­raient se parler de leur fenê­tre ou de leur balcon les uns aux autres, s’orga­ni­ser des ren­contres à dis­tance, se mettre à applau­dir en chœur les soi­gnants qui trai­tent les mala­des, mais aussi témoi­gner leur gra­ti­tude à tous ces invi­si­bles qui leur per­met­tent de mener encore leur exis­tence quo­ti­dienne : ser­vi­ces de secours, éboueurs, gar­diens d’immeu­bles, per­son­nel de ménage dans les hôpi­taux, mais aussi dans les entre­pri­ses et les bureaux, livreurs à domi­cile, employés des ser­vi­ces de trans­port qui fonc­tion­nent encore, etc. L’indi­vidu néo-libé­ral, tout à sa satis­fac­tion per­son­nelle et à ses petits cal­culs de consom­ma­teur « ration­nel », tant préoc­cupé de dou­bler ses concur­rents, y com­pris au volant de son auto, s’efface devant le besoin de renouer avec ses sem­bla­bles. Le désir refoulé de liens sociaux et de com­mu­nauté refait sur­face. On sent com­bien on est privé de ses vieux parents, qu’on consi­dé­rait sou­vent comme une charge, quand on ne peut plus les voir, pire encore, quand ils sont isolés dans les mai­sons de retraite. On avait déjà vu, sur les ronds-points où se retrou­vaient les Gilets jaunes, la force du lien retrouvé : au-delà du par­tage des expé­rien­ces de la misère, il y avait un incroya­ble climat d’amitié, de fra­ter­nité, qui les ren­dait lit­té­ra­le­ment heu­reux.

Le besoin de liens a trouvé une com­pen­sa­tion dans le monde vir­tuel du numé­ri­que, ce qui était déjà le cas, mais venait en sup­plé­ment, par­fois névro­ti­que, des échanges réels. Bien sûr ce der­nier a fourni un moyen de s’occu­per pen­dant le confi­ne­ment, pour ceux qui avaient encore du temps. Mais il semble bien qu’il ait permis de réa­li­ser que cela ne valait pas la vraie vie. De même les sala­riés au télé­tra­vail, s’ils y ont trouvé des avan­ta­ges, du reste limi­tés par des connexions inces­san­tes, ont réa­lisé ce qui leur man­quait à se voir privés de contacts réels avec leurs col­lè­gues de tra­vail.

On n’oubliera pas que le confi­ne­ment n’a pas eu que des effets posi­tifs. Pour beau­coup de foyers, il a repré­senté un sur­croît de tra­vail et la nou­velle pro­mis­cuité fami­liale a généré bien des ten­sions, sur­tout chez les mal-logés. Il a exas­péré des ten­sions laten­tes dans les cou­ples et trans­formé des pul­sions agres­si­ves en voies de fait, comme l’a montré l’aug­men­ta­tion du nombre de vio­len­ces conju­ga­les. En fait, pour beau­coup de sala­riés du bas de l’échelle, il ne chan­geait pas tel­le­ment, une fois mis au chô­mage forcé, un mode de vie marqué par les contrain­tes sur le lieu de tra­vail et le trans­port dans des rames de rames de métro sur­char­gées. Pour eux il a même été double peine, mais aussi l’occa­sion de s’inter­ro­ger sur le sort qui leur était réservé, sur la vie métro-boulot-dodo. Il y aurait aussi bien d’autres choses à dire sur les per­tur­ba­tions de la vie sexuelle, sur le manque de dis­po­ni­bi­lité à soi.

Ce qui est pro­ba­ble, dans tous les cas, c’est que quel­que chose sera cassé dans les res­sorts psy­cho­so­ciaux du sys­tème de pro­duc­tion et de consom­ma­tion du capi­ta­lisme, disons post-moderne. Les usines et les bureaux non seu­le­ment tom­bent en panne faute de tra­vailleurs, le télé­tra­vail ne concer­nant au mieux qu’un tiers de la main d’œuvre, mais encore ne peu­vent plus pro­duire à flux tendu, quand les per­son­nels de sur­veillance, des DRH aux petits chefs, font défaut. Le consu­mé­risme va être mis à mal. Dans l’abon­dance folle offerte par les gran­des sur­fa­ces, les gens iront à l’essen­tiel. Le diver­tis­se­ment de masse, voyant sa pro­duc­tion elle aussi mise à l’arrêt, fera moins office d’opium du peuple. La panne est un dom­mage pour le spec­ta­cle vivant et sa créa­ti­vité, mais il était réservé à une élite.

Tout laisse donc penser que rien ne sera comme avant, que, même si l’économie se redresse — ce qui sera plus facile dans l’indus­trie que dans les ser­vi­ces —, les gens ne repar­ti­ront pas aussi doci­le­ment au tra­vail et qu’ils ne seront pas res­sai­sis par une fièvre ache­teuse, à la recher­che des der­niers pro­duits à la mode et des meilleu­res pro­mo­tions. Il y avait d’ailleurs quel­que chose de pro­fon­dé­ment décalé, pour ne pas dire d’indé­cent, dans la pour­suite du bom­bar­de­ment publi­ci­taire quand les infor­ma­tions ne ces­saient d’égrener le nombre de mala­des et le nombre de décès.

Petite conclu­sion

Le capi­ta­lisme finan­cia­risé et mon­dia­lisé pré­sen­tait déjà de nom­breux signes de fai­blesse, sinon de déli­te­ment. La crise sani­taire a fait explo­ser ses contra­dic­tions. Au niveau de la pro­duc­tion, la recher­che effré­née pour main­te­nir les taux de profit et maxi­mi­ser les reve­nus des action­nai­res a détruit le com­pro­mis d’après-guerre fondé sur le par­tage des gains de pro­duc­ti­vité, dans des cadres qui res­taient pour l’essen­tiel natio­naux. Elle a fini, la révo­lu­tion numé­ri­que aidant, par lami­ner la classe moyenne, ses fonc­tions d’enca­dre­ment et ses acti­vi­tés de ser­vice, et par l’appau­vrir. Elle a détruit ou décom­posé le sala­riat ouvrier et employé en le rem­pla­çant par des machi­nes et en le pré­ca­ri­sant. Au niveau de la consom­ma­tion, alors que la société de consom­ma­tion d’après guerre était axée sur les biens de base et sur l’équipement des ména­ges des­tiné à sou­la­ger leur peine, la société consu­mé­riste a mul­ti­plié les pro­duits super­flus et fre­la­tés, à grand ren­fort de mar­ke­ting. Enfin la pro­duc­tion de masse et à prix tou­jours plus bas a endom­magé de plus en plus les équilibres écologiques et mis les res­sour­ces natu­rel­les en voie d’épuisement, le capi­ta­lisme vert s’avé­rant inca­pa­ble d’y remé­dier. Ce cons­tat est aujourd’hui lar­ge­ment par­tagé (les trois arti­cles de Denis Collin, inti­tu­lés Effondrement I, 2, et 3, en don­nent un résumé sai­sis­sant). La crise aura donc eu au moins ce mérite de remet­tre les comp­teurs à zéro.

Relancer l’économie par le crédit quand les oppor­tu­ni­tés d’inves­tis­se­ment se rédui­sent du fait de la dimi­nu­tion de la demande glo­bale liée à la montée des iné­ga­li­tés, et main­te­nant de l’essouf­fle­ment du consu­mé­risme, res­sem­ble à une fuite en avant sans issue. Restaurer le com­pro­mis social n’aurait de sens que si une forte crois­sance pou­vait être main­te­nue, si les clas­ses pos­sé­dan­tes (en toutes sortes de « capi­taux ») lar­ge­ment mises à contri­bu­tion, et si la sphère finan­cière était puis­sam­ment dégon­flée (lourde taxa­tion de plus-values bour­siè­res, taxa­tion effi­cace sur les tran­sac­tions finan­ciè­res, inter­dic­tion du marché secondaire des pro­duits déri­vés). Cette voie peut néan­moins être emprun­tée pour limi­ter les dégâts, car on ne se débar­ras­sera aisé­ment d’un capi­ta­lisme vieux de plu­sieurs siè­cles et qui a su mode­ler toutes les ins­ti­tu­tions à son avan­tage. Mais pourvu que l’on s’appuie sur les mou­ve­ments popu­lai­res qui sont entrés en rébel­lion dans les pays déve­lop­pés, et dans d’autres pays aussi, au point qu’on y connaît un climat de guerre civile larvée.

Mais la leçon de la crise est qu’il faudra, si l’on veut éviter le pire, chan­ger radi­ca­le­ment d’économie. Dans les arti­cles de La sociale quel­ques direc­tions ont été des­si­nées, en résumé : 2° res­tau­rer et élargir les ser­vi­ces publics (qui com­pren­nent les ban­ques et quel­ques sec­teurs stra­té­gi­ques) 2° chan­ger le modèle de crois­sance : faire décroi­tre toutes les pro­duc­tions nui­si­bles à l’envi­ron­ne­ment et à la santé phy­si­que et psy­chi­que des indi­vi­dus, et faire croî­tre seu­le­ment celles qui cor­res­pon­dent à des besoins réels 3° mettre en œuvre une véri­ta­ble pla­ni­fi­ca­tion, ce qui ne peut être fait effi­ca­ce­ment qu’à l’échelle des États, et 4° inven­ter un large sec­teur fondé sur la démo­cra­tie économique. Tout cela n’est pas si dif­fi­cile à se repré­sen­ter, mais bien sûr, sup­pose une trans­for­ma­tion en pro­fon­deur des ins­ti­tu­tions poli­ti­ques.

En soi le pari parait insensé. Mais le bas­cu­le­ment géo­po­li­ti­que vers des pays qui, comme la Chine, ont su au moins garder un vaste sec­teur public, une pla­ni­fi­ca­tion digne de ce nom, et garder le capi­ta­lisme privé sous contrôle, peut forcer le cours de l’his­toire. À condi­tion que les mobi­li­sa­tions des forces popu­lai­res dans tous les pays, appuyées sur et par les orga­ni­sa­tions de l’ONU, par­vien­nent à éviter la nou­velle guerre froide que pré­pare l’impé­ria­lisme décli­nant avec des moyens mili­tai­res sur­puis­sants uti­li­sant les der­niè­res tech­no­lo­gies numé­ri­ques.


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