Le « Mouvement Jasic » (syndicalisme ouvrier, Chine)

jeudi 19 mars 2020.
 

Fondée en 2005, Jasic (1) est une entreprise à capitaux chinois de haute technologie fabriquant du matériel de soudage. Elle emploie environ 10 000 personnes réparties dans trois usines et quatre centres de recherche-développement.

Dans l’usine de la zone industrielle de Pingshan (Shenzhen), des salariéEs veulent, au printemps 2018, créer un syndicat. Ils/elles subissent depuis une répression féroce. Ce conflit constitue à lui seul une leçon de choses.

UN MANAGEMENT DE CHOC

Les infractions à la législation du travail sont innombrables à Jasic, comme la modification à la dernière minute des horaires des employéEs. Il arrive également que les salariéEs reçoivent l’ordre de faire une marche à pied de 10 kilomètres pendant leur temps de repos, et d’effectuer ensuite des heures supplémentaires.

L’entreprise a également mis en place un système illégal de sanctions, comportant des amendes pour « mauvaise conduite » tels que parler au travail, ne pas éteindre les lumières après le travail, se teindre les cheveux ou porter un tatouage. La fourchette des amendes va de 100 à 300 yuan, soit l’équivalent d’une à trois journées de travail. Afin de mieux pouvoir pénaliser les salariéEs, l’entreprise les surveille même dans les toilettes.

Par ailleurs, celle-ci ne verse à la caisse de prévoyance logement qu’une partie des sommes légalement prévues, et constitue des « fichiers noirs » sur les salariéEs comportant des données personnelles.

LES PROTESTATIONS DES SALARIÉ.ES

À la mi-mai 2018, des salariéEs de Jasic se plaignent collectivement auprès des services locaux du ministère du travail, ainsi que de l’Union locale de l’ACFTU (Pingshan Federation of Trade Unions - PFTU).

LA PFTU (ACFTU) ACCEPTE DANS UN PREMIER TEMPS QUE LES SALARIÉ.ES CRÉENT UN SYNDICAT

Ceux/celles-ci distribuent en conséquence à leurs collègues des formulaires aux moyens desquels ils/elles demandent à être membres du syndicat : 89 salariéEs les ont signés en date du 12 juillet, soit environ 10 % du personnel.

Cela n’est pas du tout du goût du patron de Jasic. Voulant discréditer les militantEs, il explique que ceux/celles-ci ont trompé leurs collègues : la direction affirme en effet que les formulaires avaient été présentés par eux/elles comme une inscription à « une formation à la lutte contre les incendies » !

LE PATRON ET LA PFTU (ACFTU) DÉCLARENT LE SYNDICAT ILLÉGAL

La direction de Jasic déclare brusquement qu’un syndicat-maison a été constitué à la mi-juin, avec à sa tête ses hommes de confiance. Comme il ne peut légalement y avoir qu’un seul syndicat dans la même entreprise, la direction de Jasic déclare que le syndicat créé par les salariéEs est donc illégal.

Même son de cloche du côté de la PFTU (l’Union locale de l’ACFTU) : le 12 juillet, quatre de ses dirigeants annoncent aux syndicalistes de Jasic que leur organisation est illégale.

LE DÉCLENCHEMENT DE LA RÉPRESSION PATRONALE ET POLICIÈRE

Dès le 16 juillet, Liu Penghua, le principal fondateur du syndicat ouvrier est arbitrairement changé d’atelier. Il est ensuite tabassé par deux individus non identifiés

La police, venue sur les lieux à la demande de salariéEs, ne prend pas en compte les blessures de Liu Penghua, mais le place en détention jusqu’à midi.

Le 18 juillet, le responsable ACFTU du district demande au représentant des salariéEs Mi Jiuping, de faire une déclaration selon laquelle le district de l’ACFTU n’était en rien responsable de la création d’un syndicat à Jasic. Peu après, la direction décide de changer également Mi Jiuping de poste de travail. Ayant refusé cette mutation, il est violemment expulsé de l’usine par des agents de sécurité. Un salarié du nom de Son Yao, venu à son secours, est également agressé physiquement et licencié.

Le 20 juillet, l’accès de l’usine est violemment interdit à 6 déléguéEs. Ils/elles sont ensuite battuEs et détenuEs par la police. À midi, plus de 20 collègues se rendent au poste de police pour demander leur libération, et sont également arrêtéEs. Tous/toutes les salariéEs sont finalement relâchéEs le lendemain. Mais les principaux/pales animateurs/trices du syndicat étant licenciéEs, celui-ci est désormais démantelé au sein de l’entreprise.

Le 27 juillet, des salariéEs et des personnes venues les soutenir se rassemblent devant l’usine pour exiger la réintégration des salariéEs licenciéEs. Une trentaine sont arrêtéEs par la police anti-émeute, dont 6 salariéEs de Jasic.

LA SOLIDARITÉ ÉTUDIANTE ET LA FORMATION D’UN COMITÉ DE SOUTIEN

Dans plusieurs universités, des milliers d’étudiantEs expriment leur solidarité par diverses lettres ouvertes et pétitions. (2)

Des étudiantEs et jeunes diplôméEs traversent même le pays pour remettre directement leurs lettres ouvertes aux autorités de Shenzhen. Une fois sur place, ils/elles jouent un rôle central dans la mise en place d’un comité de soutien aux salariéEs de Jasic. Celui-ci organise des prises de parole, des rassemblements et des évènements artistiques.

L’INTENSIFICATION DE LA RÉPRESSION

Au 1er août : 7 salariés de Jasic et 23 personnes venues les soutenir sont derrière les barreaux.

Le 11 août, la militante Shen Mengyu (3) est carrément enlevée par trois individus non identifiés sans qu’on ait par la suite de ses nouvelles. Plusieurs autres personnes subissent le même sort dans les jours qui suivent.

Le 24 août au petit matin, la police anti-émeute fait une descente dans le lieu où résident des militantEs du comité de soutien. Plus de 50 personnes sont embarquées, dont trois ouvrierEs qui avaient été arrêtéEs puis relachéEs lors de la vague précédente d’arrestations, ainsi que 23 étudiantEs ou jeunes diplôméEs.

Deux militants de la LNGO Dagonzhe, organisation qui n’est pourtant pas impliquée dans la lutte de Jasic, sont également arrêtés.

Le bilan au 1er septembre, était d’environ 70 personnes derrière les barreaux, dont 14 salariéEs et plus d’une cinquantaine de membres du comité de soutien. Une partie des personnes sont relâchées, dont certaines sont à nouveau arrêtées lors de la vague d’arrestation de novembre. (4)

Fin novembre, les quatre ouvriers de Jasic inculpés étaient toujours en attente de jugement.

Parmi les 27 autres personnes dont l’arrestation depuis août ou novembre est connue, 4 militent en entreprise, 8 dans des LNGOs, 14 sont étudiantEs ou jeunes diplôméEs (dont une arrêtée depuis septembre), ainsi qu’une autre animant un site web.

Il s’agit de la répression la plus importante contre des militantEs liéEs aux luttes ouvrières depuis 2015. Face à cela, l’extension de la solidarité est plus nécessaire que jamais.

LA SOLIDARITÉ À L’EXTÉRIEUR DU CONTINENT

Le 1er août à Hong Kong, des représentantEs de diverses organisations syndicales, associatives et politiques manifestent pour demander la libération des personnes sont arrêtées, la réintégration des salariéEs licenciéEs et la reconnaissance du syndicat formé par les salariéEs de Jasic.

Dans la soirée, SACOM publie une lettre ouverte aux autorités signée par une centaine d’universitaires et chercheurEs. Dans les jours suivants, la centrale syndicale hongkongaise HKCTU lance un appel à la solidarité syndicale internationale.

QUELQUES PREMIERS ENSEIGNEMENTS DE LA LUTTE DE JASIC

La politique de la direction de Jasic démontre une fois de plus que l’exploitation et l’oppression des salariéEs ne sont pas l’apanage des entreprises à capitaux étrangers. (5)

Cette lutte démontre également que rien n’a bougé au niveau de l’ACFTU, y compris dans la province du Guangdong où certainEs avaient cru voir l’esquisse d’une transformation graduelle de cette organisation en un véritable syndicat. L’annonce d’une nouvelle tentative d’auto-réforme de l’ACFTU n’a débouché, une fois de plus, sur rien de tangible. La raison en est que rien n’a changé au niveau de l’imbrication intime, sous l’égide du parti, entre l’appareil d’Etat, l’ACFTU et le patronat. Il est révélateur que le PDG de Jasic et son DRH soient tous les deux membres de structures étatiques de la région de Shenzhen.

Du côté du monde du travail, se confirme :

- la persistance de l’aspiration de salariéEs du continent à un syndicalisme indépendant malgré les risques encourus,

- la disponibilité des organisations militantes de Hong Kong à soutenir leur action, malgré les entraves croissantes du pouvoir de Pékin.

Trois aspects méritent d’être soulignés :

- la solidarité d’un nombre conséquent d’universitaires et/ou chercheurEs de différents pays,

- un engagement d’une ampleur inégalée d’étudiantEs du continent chinois,

- la solidarité immédiate de structures syndicales d’autres pays, dont bien entendu l’Union syndicale Solidaires, le RSISL, (6) et le réseau nord-américain Labor Notes. (7)

Notes :

1. https://www.jasictech.com/about/history

2. Des précisions intéressantes sur ces initiatives figurent dans le texte publié par la centrale syndicale hogkongaise HKCTU https://en.hkctu.org.hk/node/122

3. Shen Mengyu est une ancienne étudiante qui, après avoir obtenu son diplôme en 2015, s’était ensuite faite embauchée comme ouvrière dans une usine de pièces détachées auto- mobile. Élue comme déléguée, elle a été licenciée en mai 2018.

4. www.nytimes.com/2018/11/11/w... https://chinadigitaltimes.net/2018/... https://www.scmp.com/news/china/pol...

5. Jasic est une entreprise ne dépendant pas de capitaux extérieurs au continent chinois, contrairement à d’autres entreprises dont il est question dans cette revue : Gold Peak (Hong Kong), Yue Yue (Taïwan), Foxconn (entreprise taïwanaise aux ordres de l’américain Apple), Toyota (Japon), Walmart (USA), Chicco (Italie), Ole Wolff (Danemark), etc.

6. https://solidaires.org/Arrestation-... http://www.laboursolidarity.org/Chi...

7. Pétition initiée par Labor Notes https://actionnetwork.org/petitions...


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