2007 : l’étrange victoire des idées de droite

mercredi 25 juillet 2007.
 

Le Parti socialiste et la gauche en général ont perdu, ce printemps 2007, la bataille tactique des idées, des mots et des représentations de la question sociale. Immigration, insécurité, délinquance ainsi que les « valeurs » : « identité nationale », « autorité », « travail », « morale », « nation », sont désormais les mots clés du débat politique. L’idéologie de gauche a été reléguée dans une position où elle est apparue comme consensuelle et péremptoire. Ses « bons sentiments » manichéens, sa propension à déresponsabiliser l’individu et à favoriser « la repentance » collective, ont été dénoncés comme une source de crise et d’immobilisme. Durant la campagne présidentielle, les partisans de la « justice sociale », du PS jusqu’à la gauche radicale, furent rejetés comme des combattants d’arrière-garde, bien moins « révolutionnaires »/neufs dans leurs idées que d’autres candidats pourtant membres de partis conservateurs (Nicolas Sarkozy, François Bayrou). Comment expliquer, avec quelques semaines de recul, cette nette victoire de l’idéologie de droite ?

« Le pouvoir se gagne par les idées » ... Retour sur une victoire politique annoncée.

Journaliste : « À quatre jours du premier tour, on a le sentiment qu’aucun thème n’a structuré la campagne... » N. Sarkozy : « Je ne suis pas d’accord. Le vrai sujet de cette présidentielle, ce sont les valeurs. Par le passé, il est arrivé, c’est vrai, qu’un thème unique s’impose à tous les autres. En 1997, les 35 heures et les emplois jeunes. En 2002, la sécurité. Cette année, derrière les apparences d’un certain zapping, tout - le travail, l’éducation, l’immigration, la sécurité - s’ordonne autour de la crise d’identité que traverse la France. D’où ma campagne sur le sens et sur les valeurs, qui désoriente certains commentateurs mais dont les Français ont bien compris la nouveauté : je ne mène pas un combat politique mais un combat idéologique. C’est la raison pour laquelle j’ai tenu à faire une synthèse de mes convictions dans mon dernier livre, Ensemble. Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci [1] : le pouvoir se gagne par les idées. C’est la première fois qu’un homme de droite assume cette bataille-là. » Sources : interview de N. Sarkozy pour Le Figaro, 17 avril 2007.

Pourquoi la vision du monde du candidat de l’UMP s’est-elle majoritairement imposée dans les esprits ? A tout le moins, parce qu’elle a fait l’objet d’une tactique idéologique délibérée voire libérée (« coming out de la droite »). Cette tactique a résidé dans l’invention d’un discours de « rupture ». Un « nouveau » discours qui a ouvert un espace de représentations de la question sociale : « la crise de l’identité nationale » et l’a imposé comme une analyse réaliste de la réalité. Les allocutions de campagne de M. Sarkozy sont presque exclusivement fondées sur le développement et la description d’une vision du monde explicite et d’un diagnostic s’y référant. Le schéma suivant tente de résumer cette offre de société :

Premièrement, la déconstruction de la théorie de gauche et de son « laisser faire »/ « relativisme » normatif dans tous les domaines. Dans le champ économique et social : défense des « assistés » au détriment des « travailleurs », gestion dépensière du service public, immobilisme dont découle le « on a tout essayé » et la volonté de préserver l’« ancien système ». Dans le champ moral et politique : immigration non contrôlée, défense et déresponsabilisation des « voyous », dégradation du « civisme » dans les banlieues, perte de l’autorité. Cette analyse se matérialise, entre les deux tours des présidentielles, dans la critique symboliquement contre-révolutionnaire de mai 68. L’idéologie de gauche, héritée de « 68 », est présentée comme destructrice des « valeurs » et des « normes » voire de « la loi ». Elle aurait mené à la permissivité, au laisser faire moral donc à la remise en question de l’autorité, de la responsabilité individuelle et, par voie de conséquence, aux « incivilités », à la « violence des jeunes », à la « haine » de « soi » et de la « Nation ». Cette critique de la théorie de gauche agit tel un pôle d’unification et de renforcement de la base sociologique classique de la droite (des extrêmes jusqu’au centre).

Deuxièmement, une approche paradoxale de la question économique fondée sur le double ressort d’assumer une politique économique « libérale libérée » d’un côté, une politique économique de protection/contrôle d’un autre. Cette deuxième approche renforce le pôle électoral d’obédience libérale, en général, et comporte une ouverture sur l’électorat social démocrate, sensible à l’application d’un libéralisme à la fois plus franc et plus policé. Entre les deux tours, le discours économique du candidat fait souvent la critique de la « pensée unique ». Le concept créé par la gauche altermondialiste, dans les années quatre-vingt-dix, est ici retourné contre elle. L’objectif est de liquider la notion d’ « antilibéralisme » de la gauche de la gauche. Il faut par exemple défendre l’industrie française et ses emplois (notion de « politique industrielle » comprise comme lutte contre la conséquence des délocalisations : la « désindustrialisation »).

Le but est d’en finir avec une série d’hypocrisies et de culpabilisations injustes. S’il existe des « profiteurs/fraudeurs », cela implique qu’il y ait de vrais « méritants », les premiers étant à la source du problème, les seconds dans la solution. C’est là, la vraie défense des « travailleurs », pas celle que pratique la gauche dont « l’égalitarisme » conduit à avoir moins pour financer l’« assistanat ». Il y a donc deux sortes de citoyens : les bons et les mauvais. De la même manière, qu’il existe de bons et de mauvais « immigrés » : d’une part ceux qui veulent s’intégrer (les « méritants »/« travailleurs »), d’autre part, « ceux qui ne veulent pas respecter nos valeurs » et « ne sont pas les bienvenus dans notre pays ». Ce discours a su montrer à quel point il a momentanément convaincu une bonne part des fameux déçus du « tous pareil » et des auteurs du « vote contestataire » pour le Front National.

Entre la vision « bien pensante » et auto-autorisée à bien penser des « idéologues » de gauche et « la pensée unique » qui aurait pour conséquence « la désindustrialisation »/délocalisation, le candidat parvenait à dégager, dans les mentalités, un espace des possibles pour le moins paradoxal. Il s’agit d’être, lorsque la situation l’exige, « socialement de gauche, économiquement de droite et nationalement de France ». Assertion transformée ici en volontarisme tautologique : parler de « libéralisme sans être libéral, de protectionnisme sans être protectionniste, de nationalisme sans être nationaliste, d’immigration sans être raciste ». Un pragmatisme fondé sur la volonté de « faire bouger les choses », d’« aller dans le bon sens », de ne pas justement être idéologue, irréaliste et donc irresponsable. En disant cela, le candidat de l’UMP invite également les classes populaires de gauche à passer à droite ou plutôt dans « la nouveauté » qui, ne s’encombrant pas des arsenaux théoriques de droite ou de gauche, se recentre sur ce qu’il faut bien admettre comme étant le bon sens, « les valeurs »/vraies.

Par conséquent, l’opération a consisté à faire passer ses thèmes et propres formulations dans les représentations collectives de la réalité. Elle s’est appuyée sur une certaine disposition des mentalités, fruit d’une longue construction sociale et médiatique : pessimisme social, idée de déclin, vulgate libérale comprise comme « réalité/réalisme économique », « problème des banlieues » et de « l’immigration ». Elle puise son inspiration dans le modèle récent de l’imposition hégémonique du thème « insécurité/sécurité ». Le résultat est là : des idées de droite pure, jusque-là politiquement difficiles à assumer, ont formé le discours le plus audible de la campagne.

Vers une révolution culturelle de droite ?

Les principes fondamentaux des théories libérales et « nationales » ont aujourd’hui fini par gagner les esprits du plus grand nombre. En matière économique : pas de réduction des inégalités sans croissance économique, pas de baisse du chômage sans baisse du coût du travail, pas de baisse du coût du travail sans réduction de l’Etat protecteur. Il faut « débrancher la couveuse », « moderniser » la France. En matière sociale : pas de réduction des problèmes sociaux sans s’attaquer conjointement à la question de l’immigration, de l’insécurité et de l’identité nationale. Il faut « taper fort », restaurer l’autorité, l’ordre moral. Ce terreau idéologique de l’inconscient collectif a permis au nouveau président de se poser classiquement et de manière en apparence légitime, comme l’homme providentiel, le « sauveur » ou « redresseur » du pays.

L’enjeu principal du « combat idéologique » a résidé dans l’objectif de faire passer l’idéologie dominante pour une idéologie dominée et l’idéologie dominée pour une idéologie dominante. La « majorité silencieuse » face au « politiquement correct » de gauche ? Au « mini mai soixante-huit » des jeunes « anti-cpe » du printemps 2006, répond, une nette victoire, par les urnes, du peuple de droite, au printemps 2007. A travers l’attaque contre mai 68, c’est la vision du monde de la gauche que l’on cherchait à atteindre. Il n’est pas du tout certain que nous entendions reparler abondamment de ce thème dans les années à venir. Par contre, ce qui reste de cet épisode du débat de campagne, c’est la tentative réussie de déstabiliser et disqualifier la gauche jusque dans ses racines théoriques et sociologiques les plus profondes. Le combat culturel, sur le même modèle que le combat politique, s’édifie par des idées et des représentations antagonistes, des tactiques conceptuelles, des coups idéologiques et des mises à mort théoriques. La question technique devient alors : comment obtenir le leadership culturel ?

L’utilisation en ce sens du philosophe Antonio Gramsci [1] par la droite n’est pas une nouveauté et puise son inspiration dans la nouvelle droite des années soixante-dix, active aujourd’hui depuis plus de trente ans. Cette génération idéologique est chronologiquement liée à la génération politique qu’incarne Nicolas Sarkozy. Elle est issue de la réaction contre le mouvement de soixante-huit, lui-même issu d’une certaine hégémonie culturelle du marxisme chez les intellectuels des années soixante. Autrement dit, il s’agit initialement d’une réaction historique de la droite contre une certaine influence culturelle de la gauche, magistère exercé par le bais des « intellectuels de gauche ». En ces temps là, sur le terrain du combat intellectuel, la civilisation de droite était malmenée jusque dans ses fondements les plus vitaux. Il fallait réagir, justement, sur ce terrain, en utilisant les mêmes armes mais cette fois-ci au service de la pensée de droite. Une lutte idéologique et culturelle pour la métamorphose des représentations collectives, autrement nommée « métapolitique », politique « au-delà » de la politique, est alors initiée par ce courant de pensée, c’est une lutte à long terme, incertaine mais incontournable.

Face à un candidat qui, tactiquement, dégageait une vision du monde nette, lisible et sûre d’elle-même ; la gauche n’était plus audible. Alors que le parti socialiste et sa candidate restait presque exclusivement au niveau infrapolitique (navigation idéologique « à vue » de sondages, recours au pathos sacerdotal et à la psychologie) ; la campagne de N. Sarkozy jouait sur plusieurs plans et se situait donc, en outre, à un niveau métapolitique. La gauche radicale n’a pas perçu et anticipé les risques de disqualifications et de marginalisation de son discours (un « coming in » de la gauche de la gauche est-il nécessaire ?). Le parti socialiste n’est pas parvenu à dégager une vision du monde claire. Il ne semblait proposer autre chose que des « mesurettes » et une évolution sans doute à l’arrivée perçue comme en elle-même insuffisante : le fait de présenter une femme. Plutôt que de courir derrière les idées du camp opposé, il aurait mieux valu créer un espace à soi pour y entraîner l’adversaire à ses risques et non l’inverse.

Les « pièges idéologiques » ou « métapolitiques » tendus à la gauche par les différents courants politiques de la droite, depuis presque trente ans, se sont révélés efficaces. L’« offensive néolibérale » est parvenue à imposer la pensée économique unique. L’extrême droite a fini par ordonner, ensembles, les thèmes de l’« immigration » et de l’« insécurité » et ainsi faire émerger une conception raciale de l’« identité nationale ». Le « retour » des « classes dangereuses » fut consacré par le nouveau président lui-même, durant son action au ministère de l’intérieur depuis 2002.

La défaite actuelle de la gauche est plus grave qu’il n’y parait. Le Parti socialiste risque de s’orienter davantage encore sur sa droite. L’influence de la gauche radicale, disqualifiée et divisée en groupuscules, est toujours plus réduite. « Le pouvoir se gagne par les idées » ne fut pas qu’une simple phrase de campagne. Elle exprimait, au contraire, une volonté réelle de faire passer la tactique culturelle au tout premier plan de la stratégie de conquête du pouvoir. Objectif ? Accomplir une révolution culturelle de type « droitiste » et déstabiliser durablement les forces adverses. Aujourd’hui, c’est donc la civilisation de gauche qui est mise en péril. Pour continuer à exister en tant que telle, il lui faudra non seulement accepter cet état de fait mais aussi réinventer sa stratégie culturelle, face à un espace de représentation de la question sociale, dans lequel nous sommes désormais enfermés, pour un long moment.


[1] Antonio Gramsci (1891-1937), philosophe et théoricien politique italien, membre fondateur du parti communiste italien et célèbre auteur du concept d’« hégémonie culturelle ». Selon lui, les révolutions communistes prédites par Marx dans les pays industrialisés ne se sont pas produites en raison de l’emprise de la culture hégémonique bourgeoise sur les mentalités de la classe ouvrière. Le philosophe en déduit que la lutte politique doit d’abord passer par un combat culturel contre les valeurs bourgeoises, c’est-à-dire l’idéologie dominante.

De : Thomas Beaubreuil mardi 24 juillet 2007


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message