Après le Brexit, Londres et Bruxelles vont négocier le partage des biens

dimanche 9 février 2020.
 

La saga du Brexit n’est pas encore tout à fait terminée. Ce 31 janvier a laissé place à une période de transition d’un an où se dérouleront d’âpres négociations, dont certaines sur des secteurs clefs.

Entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, la rupture est bel et bien consommée. Ce 31 janvier le déclenchement de l’article 50 sera irréversible et signera la fin officielle du partenariat entre Londres et Bruxelles, entraînant à sa suite une période de transition d’un an. Mais comme après une rupture amoureuse, il convient de déterminer comment les deux parties se répartissent les meubles de valeurs ou la garde des enfants.

Dès le 25 février, Royaume-Uni et UE se réuniront une première fois pour s’entendre sur les termes de la relation future qu’ils entendent mener sur le plan commercial, financier, écologique… Le tout devant être le plus clair possible avant le 31 décembre 2020, date à laquelle les règles européennes cesseront de s’appliquer outre-Manche.

Chacun commence ainsi à fourbir ses arguments pour manœuvrer au mieux dans les négociations. “Les dernières déclarations ​de Jean-Michel Barnier -négociateur en chef pour l’UE- et d’Ursula Von der Leyen marquent un tournant. Ils ont resserré le jeu et ont commencé à publier secteur par secteur, les différents chapitres du cadre réglementaire de ces négociations. La position européenne est assez claire, il n’est pas question de choisir dans la boîte de bonbons, les réglementations qui plaisent ou pas.. C’est tout ou rien. Ce qui n’est pas vraiment la position de Boris Johnson qui souhaite lui plutôt négocier secteur par secteur”, détaille Elvire Fabry chercheuse senior à l’Institut Jacques Delors, en charge de la politique commerciale, contactée par Le HuffPost.

Le temps imparti étant assez court -seuls “huit à dix cycles de négociation d’une semaine” pourront être organisés, “soit une quarantaine de jours de négociation pure” selon une source européenne- la priorité reste l’établissement d’un accord de libre-échange qui ne prévoirait ni taxes douanières supplémentaires, ni de logique de quota.

L’Union européenne dévoile ses prérogatives

Dans le cadre du futur accord commercial, les premiers éléments européens publiés par la Commission européenne les 14 et 20 janvier lors de séminaires de travail [1] font clairement clairement apparaître le “noeud du dossier pour Bruxelles”, celui des “level playing field”. Un terme assez technique qui pourrait se traduire par des enjeux de concurrence loyale. “Pour saisir cette notion, il faut comprendre le marché unique comme un grand hub avec des normes sociales, économiques, environnementales, des règles pour les subventions publiques, etc. Ce sont elles qui assurent une concurrence loyale entre tous les États membres”, explique Elvire Fabry.

Pour l’UE, il n’est pas envisageable d’avoir à sa porte un voisin dont le comportement mettrait en péril la tranquillité du quartier au point de faire valser les prix de l’immobilier. Si par exemple, le Royaume-Uni s’orientait vers une dérégulation drastique en matière d’émission de gaz à effet de serre, de par sa proximité, l’UE en serait forcément impactée. Pour cette dernière, c’est l’un des principaux enjeux de ces négociations, que son voisin britannique n’abaisse pas ses normes et maintienne un alignement avec Bruxelles.

Le Royaume-Uni répète depuis trois ans qu’il est attaché aux normes mais en l’espèce il n’y a pas de trace écrite de cet engagement" Elvire Fabry

En ce sens ce sont surtout donc des négociations d’ordre réglementaires qui s’annoncent et non “financières” [2]. Plus les deux parties divergeront plus les conséquences seront douanières, illustre Catherine Mathieu, économiste à l’OFCE et spécialiste du Brexit, contactée également par Le HuffPost, prenant l’exemple des normes phytosanitaires. “En l’absence d’accord, Le Royaume-Uni pourrait abaisser ses normes, par exemple phytosanitaires, on pense au poulet chloré... Il faudrait renforcer les contrôles douaniers sur les marchandises, effectuer des contrôles, car l’Union européenne ne laisse entrer sur son marché que des produits conformes aux normes qu’elle a fixées”. Autant de “frictions” qui entraîneraient un coût pour les échanges commerciaux qui in fine se répercuterait sur les acteurs du secteur et les consommateurs. “En matière alimentaire, le Royaume-Uni répète depuis trois ans qu’il est attaché aux normes, mais en l’espèce il n’y a pas de trace écrite de cet engagement”, pointe Elvire Fabry.

Gage que cette question des level playing fields est l’arcane des négociations futures, l’UE ne pourrait pas non plus se permettre d’avoir à sa porte un pays qui pratique un dumping social sauvage et risquerait de mettre en péril l’attractivité du marché unique. Un risque peu élevé note toutefois Catherine Mathieu : “Au sein même de l’UE, il y a très peu de règles qui empêchent un pays de baisser sa fiscalité comme l’exemple de l’Irlande le montre. Je ne vois pas le Royaume-Uni faire encore moins”, relève-t-elle.

“Vive le Royaume-Uni libre”.

Et Boris Johnson dans tout cela ? Le Premier ministre britannique a fait campagne pour le Brexit sur le thème du “Take back control” (“Reprendre le contrôle de notre nation”). Contrairement à sa prédécesseure dont l’accord négocié prévoyait de respecter les level playing fields, Bojo n’est pas enclin à un alignement sine die. Pour autant il partage un objectif avec les Européens : un accord zéro quota et zéro tarif douanier. Car au-dessus des deux parties planent toujours la crainte d’une sortie sans accord qui forcerait à appliquer les règles prévues par l’Organisation mondiale du commerce, avec des droits de douanes qui dépassent 50%. Autant dire, un séisme économique pour la zone [3].

Un accord de libre-échange classique coûterait 3% de PIB par tête au Royaume-Uni" Vincent Vicard

Face à cet accord de libre-échange, beaucoup évoquent les précédents en la matière, à l’instar du modèle canadien illustré par le CETA, ou le modèle singapourien, soit une concurrence agressive avec des aides d’État fortes, et une croissance planifiée. “Un Singapour sur Tamise ce n’est pas envisageable. Les paradis fiscaux sont généralement de petits pays. Boris Johnson n’est pas en mesure de s’abstenir de taxer les entreprises britanniques. Le Royaume-Uni pratique déjà une taxation des sociétés de 19%, or il doit pouvoir se garder une marge de manœuvre budgétaire. On pourrait plutôt craindre une concurrence règlementaire et le renforcement des liens financiers entre le Royaume-Uni et d’anciennes colonies devenues des paradis fiscaux”, explique Vincent Vicard, économiste au CEPII, joint par Le HuffPost.

Le Premier ministre britannique a lui régulièrement évoqué un accord sur mode canadien qui serait aux services. Cela figurait dans la déclaration politique associée à l’accord de Brexit négocié à l’automne dernier.

Selon Vincent Vicard, “un accord de libre-échange classique coûterait 3% de PIB par tête au Royaume-Uni et 0,4% à la France”.

Pêche et agriculture : la France joue gros

Comme pour un mariage sous la communauté des biens, chacun cherche aussi à récupérer ses précarrés. À cet égard le Royaume-Uni a l’avantage de ne négocier que pour lui-même quand Bruxelles doit répondre aux inquiétudes de ses 27 pays membres.

Certains secteurs feront l’objet de table de négociations spécifiques, “une dizaine” seront ouvertes “en parallèle”, a confirmé Michel Barnier. Catherine Mathieu identifie deux secteurs qui seront prioritaires : la pêche et les finances. Le premier sujet concerne particulièrement la France [4] qui comme le Danemark a demandé à ce que les négociations aient avancé d’ici juillet 2020.

La France est le premier pays vers lequel le Royaume-Uni exporte les produits de sa pêche (35 à 40%) ce qui représente 500 millions d’euros par an. Dans le même temps, les pêcheurs français sont nombreux à pêcher dans les eaux territoriales britanniques particulièrement poissonneuses. “Pour les pêcheurs normands et bretons en bateaux de petite taille, qui pêchent dans les zones côtières françaises, rien ne change. Pour eux l’argument serait plutôt que les pêcheurs britanniques ardents ramasseurs de coquilles Saint-Jacques ne puissent plus venir dans les eaux françaises. Mais pour les gros bateaux, si le Royaume-Uni ferme l’accès à ses eaux territoriales, cela pourrait représenter jusqu’à 80 % de baisse de la pêche”, analyse Catherine Mathieu.

À cela s’ajoute une dimension politique : les pêcheurs britanniques ont massivement voté en faveur du Brexit. L’UE a de son côté prévu déjà prévu des fonds de secours. Toutefois sur ce sujet-là, les deux parties devraient converger vers un consensus.

Sur la question agricole plus largement, les enjeux sont tout aussi élevés pour la France puisque le Royaume-Uni constitue le 3e client de l’agriculture hexagonale et le pays avec lequel Paris affiche le plus important excédent bilatéral-12 milliards d’euros en 2018, selon les dernières données annuelles disponibles de Bercy. Le taux d’autosuffisance du pays est autour des 60%.

La filière laitière notamment devrait être particulièrement attentive aux barrières non tarifaires. Pour les pays tiers ces dernières peuvent se chiffrer en équivalent en droit de douane à plusieurs dizaines de pourcentages supplémentaires, selon Vincent Vicard.“On peut en atténuer l’effet ou les réduire, mais pour cela il faut des reconnaissances mutuelles”.

Maison de campagne et bijoux de famille

Concernant les services financiers, représentant une part essentielle de l’activité économique britannique, Londres entend bien négocier son bout de gras. “En quittant l’UE, le Royaume-Uni perd les passeports financiers. À l’intérieur de la zone euro, de grandes places financières espèrent récupérer une partie de l’activité de la City. Ce qu’on fera tout pour éviter outre-Manche évidemment. L’UE pourrait accepter des accords d’équivalence sur une période courte, d’un an. Ces accords maintiendraient l’accès au marché de l’UE, mais avec des renouvellements annuels, l’UE pourrait durcir les conditions si Londres tentait de déréguler”, détaille Catherine Mathieu. Dans les faits, les établissements financiers n’ont pas mis tous leurs œufs dans le même panier et ont ouvert des branches et des filiales dans plusieurs pays de la zone euro depuis 2016.

Sur la question des services de manière globale, en raison “de sa position géographique, c’est une question importante pour le Royaume-Uni”. “La substitution du marché européen par d’autres pays n’est pas une évidence”, analyse Elvire Fabry.

Enfin, le secteur automobile fonctionnant sur une interdépendance forte entre les pays européens où il génère près de 13,8 millions d’emplois, se retrouve particulièrement exposé dans ces négociations. Dans un communiqué publié en septembre dernier [5], les dirigeants européens de l’industrie automobile rappelaient l’importance d’un accord pour leurs secteurs, estimant le coût d’un hard Brexit à 5,7 milliards d’euros.

“Les voitures des constructeurs Bentley et Aston Martin ou certains modèles de Nissan sont assemblés au Royaume-Uni, mais les composants sont faits dans différents pays, notamment en France ou en Allemagne”, illustrait pour l’AFP, Isabelle Mejean, économiste au CREST-Ecole polytechnique, citant également la forte interdépendance dans le secteur de l’aviation. L’équation sera à hauts enjeux note Ana Boata, directrice des études macroéconomiques chez Heuler Hermes : “Des constructeurs automobiles internationaux qui avaient installé leurs usines au Royaume-Uni n’auront plus accès au marché unique et pourraient donc être tentés de s’installer ailleurs. Dans le même temps, la fiscalité britannique est plus attractive et son marché du travail plus flexible”.

À tous ces enjeux économiques s’ajoutent aussi ceux de la coopération en matière de sécurité. Lesquels supporteraient difficilement une rupture brutale. Sur ce sujet, Gilles de Kerchove, coordinateur de l’UE pour la lutte contre le terrorisme s’est voulu rassurant. “L’échange d’informations n’est pas impacté”, a-t-il assuré à l’AFP. La collaboration entre les services a déjà lieu “hors du cadre institutionnel de l’Union” et des États non membres de l’UE, la Norvège et la Suisse, y participent, a-t-il expliqué. Le Royaume-Uni sera lui aussi représenté dans ce cadre après son départ de l’UE le 31 janvier.

Boris Johnson donnera dans le courant du mois de février un discours détaillant un peu plus ses ambitions pour la relation future. De l’avis presque unanime, c’est l’Union européenne qui garde pour l’instant l’avantage, quand bien même le locataire de Downing Street serait tenté de faire jouer la concurrence avec les États-Unis. “La logique des États-Unis est particulièrement agressive, ce ne sera pas forcément une stratégie payante”, estime Elvire Fabry. Paris a d’ailleurs prévenu dès mercredi : le plus dur reste à faire.

Lucie Oriol


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