Réforme des retraites : cachez cette capitalisation

mardi 4 février 2020.
 

Contrairement au déni gouvernemental, la réforme agrandit délibérément le marché de la retraite par capitalisation au sens des fonds de pension.

Certes, le mot ne figure pas dans les projets de loi. Mais la chose y est. Du reste, dans la langue de Tartuffe et dans le projet de loi, on ne dit pas retraites par capitalisation ou fonds de pension, mais « institutions de retraite professionnelle supplémentaire » ou « régimes de retraite professionnelle supplémentaire » ou « épargne-retraite ».

Trois articles du projet de loi y pourvoient :

L’article 13 dispose que les salaires ne seront couverts que jusqu’à trois fois le salaire plafond de sécurité sociale (Pass), soit 10.000 euros par mois, contre huit fois aujourd’hui. Les salaires au-dessus de trois Pass ne paieront que 2,81 points dits de solidarité, sans ouvrir de droit. Cette réduction de huit à trois Pass des salaires couverts ouvre un champ à la capitalisation puisque les cadres concernés pourront y souscrire en y affectant l’argent économisé grâce au plafonnement de leurs cotisations. Quant aux autres cadres, ils y seront aussi incités par la fragilisation du système des retraites complémentaires actuels. Celles-ci devront continuer à verser les pensions dues jusqu’à huit Pass au moins jusqu’en 2037. Mais elles ne bénéficieront plus des ressources correspondantes sur les cotisations nouvelles. Au total, entre 75 et 100 milliards vont manquer à l’appel et la loi ne garantit pas leur compensation.

L’article 15 prévoit que le gouvernement pourra prendre par ordonnance des mesures concernant le régime fiscal et social des dispositifs de retraite par capitalisation sur la partie des salaires allant de trois à huit Pass : « Cette ordonnance pourra [...] modifier les règles d’assujettissement à cotisations et contributions sociales ainsi qu’à l’impôt des versements des salariés et de leurs employeurs dans le cadre de dispositifs de retraite supplémentaire ». Il s’agira, forcément, de favoriser fiscalement la capitalisation. En 2017, les cotisations à des retraites par capitalisation en France ont représenté au total un peu moins de 14 milliards de cotisations pour 3,2 millions de cotisants et 220 milliards de stocks d’épargne gérée par les fonds de placement. Un marché encore marginal mais très « prometteur ». À elle seule, la proie des cotisations qui ne seraient plus versées sur les salaires au-dessus de 10.000 euros pourrait l’augmenter de 30%.

L’article 65, le dernier de la loi, ratifie les ordonnances prises du fait de la loi PACTE, qui visent à inciter à la retraite par capitalisation. L’exposé des motifs explicite l’objectif : il s’agit de « renforcer l’attractivité de l’épargne-retraite afin d’offrir aux épargnants des produits d’épargne plus performants. D’autre part, le développement de cette épargne de long terme procurera aux entreprises davantage de financements en fonds propres pour accompagner leur croissance et financer l’innovation. » « Les bénéficiaires du méfait (la dégradation du système public de retraite) sont ainsi clairement désignés », commente Henri Sterdyniak. À quoi l’on peut ajouter que la justification d’une mutation toujours plus forte vers la capitalisation est ainsi en quelque sorte par avance inscrite dans la loi.

Qu’en est-il en réalité de ces prétendus bienfaits de la capitalisation ?

« Pensée magique »

L’argument choc en faveur de la capitalisation est que son rendement serait sensiblement supérieur. Que faut-il entendre par là ? Le rendement prétend mesurer ce que rapporte en pension 1 euro cotisé. Dans le système par répartition, le rendement ainsi défini correspond globalement pour l’ensemble des assurés à la croissance de l’emploi et de la productivité du travail. Alors que le rendement d’un système par capitalisation serait déterminé par le rendement des placements financiers. Et comme celui-ci est depuis des décennies plus élevé que celui-là, la conclusion s’imposerait d’elle-même : un régime par capitalisation prélève moins et donne des pensions plus fortes. Patrick Artus, le chef économiste de Natixis (l’un des leaders de la gestion d’actifs de l’épargne-retraite en France) a commencé l’année 2020 en calculant que chaque euro cotisé en 1982 dans le système de retraite par répartition donnerait droit aujourd’hui à 1,92 euro de retraite. Alors que s’il avait été cotisé dans un système de capitalisation il donnerait droit aujourd’hui à 21,9 euros de retraite. Il faut être fou ou enfermé dans un vieux monde pour s’en passer.

C’est de la pensée magique, lui répond Michel Husson. D’abord parce que les rendements financiers de l’épargne placée sont obtenus au détriment de l’augmentation de la part salariale, comme on le constate dans tous les pays de l’OCDE. Ensuite parce que les rendements de la capitalisation sont soumis aux crises financières – gare à celles et ceux qui ont liquidé leur retraite par capitalisation en 2008 et les années suivantes ! Et enfin les rendements des placements financiers auront tendance à diminuer au fur et à mesure que des baby-boomers plus nombreux que les jeunes générations vendront leurs actifs pour liquider leur retraite par capitalisation.

Pour bien mesurer l’entourloupe de l’argument « ça coûte moins cher et ça rapporte plus ! », il suffit de regarder le système de retraite des Pays-Bas. Il a pour originalité de faire une large place à la capitalisation mais dans le cadre d’un système à prestations définies et non pas à cotisations définies comme c’est le cas en général dans les régimes de retraites par capitalisation. Officiellement les cotisations représentent un prélèvement sur le PIB deux fois moindre qu’en France (6,5 % contre 14%) alors que les pensions versées représentent une part de PIB comparable. En réalité, cela ne représente que la part publique des cotisations. Si l’on ajoute les cotisations dans des fonds privés, le taux de prélèvement est autour de 12 à 13% de PIB. Les fonds de retraites par capitalisation ont accumulé un patrimoine financier qui représente 160% du PIB. Mais la promesse de rendement n’est pas tenue. Les fonds de pension sont en crise. Les pensions pourront dorénavant fluctuer avec la conjoncture. Et la solidarité entre les générations ne sera plus assurée.

Black Rock et les autres

En matière de justification des fonds de pension, Jeremy Rifkin est incontestablement celui qui va le plus loin dans la mystification. Après la prophétie de la « fin du travail » voici venu celle du New deal vert mondial réalisé par les fonds de pension [1]. Selon lui, « une grande partie du financement nécessaire pour construire notre nouvelle infrastructure (de la troisième révolution industrielle de l’économie verte décarbonée) viendra des fonds de pension, et de plus en plus largement ». Ces filières vont devenir les plus rentables et les fonds de pension guidés par la magie des marchés et de la rentabilité financière sont en passe d’abandonner les filières de l’énergie fossile et des autres activités nuisibles pour la planète pour devenir le fer de lance de leur financement. Salariés et autres prolétaires de tous les pays (et d’abord des États-Unis), votre mission est donc simple, conclut le « visionnaire » : il faut retourner « le vieil adage de Marx » et imaginer « les prolétaires de tous les pays unis pour former une armée de petits capitalistes ». Sauf que dans la vraie vie, les choses ne se passent pas comme cela. Parce que la rentabilité financière du capital accumulé, fut-il celui des fonds de pension, ne fait pas bon ménage avec le financement de la transition écologique et de la sécurité sociale.

Le blog hypothèses.org, réunissant des chercheurs associés à l’université Paris Dauphine, regroupe des analyses utiles qui montrent pourquoi la capitalisation est dangereuse. L’économiste Sabine Montagne l’expose notamment ici et là. La retraite par capitalisation n’assure pas la sécurité de la retraite pour les individus. Au contraire, explique-t-elle, « l’épargne-retraite telle qu’elle est organisée concentre sur les épargnants les risques liés aux incertitudes économiques et aux erreurs de valorisation des financiers ». C’est l’assuré qui prend le risque, pas le gestionnaire d’actifs. Les crises financières sont considérées comme normales par les agents financiers qui en reportent le coût sur les assurés et en appellent au sauvetage des banques centrales et des États.

Théoriquement, l’épargne-retraite – épargne stable et aux dépenses prévisibles – pourrait financer des investissements de long terme. Il n’en est rien. Black Rock le leader mondial qui gère 6000 milliards d’actifs se démène pour se fabriquer une image d’acteur de la transition écologique. Son patron Larry Fink annonce une « transformation fondamentale du secteur financier ». Les investissements durables, écrit-il aux dirigeants d’entreprises, doivent devenir la « norme ». Black Rock se retirera des entreprises tirant plus de 25% de leurs revenus de la production de charbon thermique. Et, Larry Fink se paie pour pas cher à Davos une opération de greenwashing avec le soutien amical de l’Agence Française de Développement. Mais entre les paroles et les actes, il y a comme un gouffre.

Une étude de l’ONG Majority Action vient justement de montrer qu’en 2019 Black Rock, tout comme les autres géants du secteur, continuent de saper les efforts globaux pour promouvoir une action responsable pour le climat dans les entreprises critiquées pour leurs émissions de gaz à effet de serre. Comme l’explique Maxime Combes, économiste et porte-parole d’Attac : « Dans les faits, Black Rock n’a jamais suivi ses objectifs. Les exemples sont très nombreux : en 2018, les représentants de Black Rock ont voté contre 90% des résolutions sur le climat soumises au vote en assemblée générale d’actionnaires. Par ailleurs, six des dix-huit membres du conseil de direction de Black Rock sont liés à des entreprises du secteur des énergies fossiles, comme BP ou Halliburton. Comme les places internationales boursières sont très liées aux résultats des compagnies pétrolières, le résultat des investissements opérés par Black Rock est dépendant des résultats de ces entreprises. Black Rock a donc structurellement intérêt à ce que ces compagnies pétrolières génèrent encore beaucoup de profits. »

Car le bat qui blesse est systémique. Comme l’explique Sabine Montagne, l’expérience américaine montre que la gestion de l’épargne salariale est contrôlée structurellement par les employeurs et opérationnalisée par les gestionnaires d’actifs sur les marchés financiers. « Les gestionnaires d’actifs sont eux-mêmes contrôlés par un calcul de rentabilité à court terme qu’ils reportent en exigence sur la rentabilité à court terme des firmes investies. » Cerise sur le gâteau, souligne-t-elle, à la recherche de nouveaux débouchés stables et fructueux pour l’épargne qu’ils ont à gérer, ils cherchent à investir dans les services et les équipements d’infrastructures et se font les promoteurs actifs et intéressés de leur privatisation. En fait, la retraite par capitalisation est une dimension majeure du capitalisme financiarisé incapable de répondre aux défis sociaux et écologiques dans notre pays comme ailleurs.

Bernard Marx

Notes

[1] Jeremy Rifkin : Le New deal vert mondial. Les Liens qui libèrent, octobre 2019 ; La fin du travail. La Découverte, 2006, préfacé par Alain Caillé et Michel Rocard.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message