Ere géologique et activité humaine : « L’anthropocène est l’événement le plus fondamental de l’histoire humaine »

mercredi 15 janvier 2020.
 

Simple hypothèse pour les géophysiciens, l’idée d’une nouvelle ère géologique causée par les activités humaines et leurs ravages sur le système Terre remporte un succès spectaculaire dans le monde intellectuel. Pour le philosophe Clive Hamilton, « il ne s’est rien produit de comparable dans l’histoire humaine ».

Le dérèglement climatique a longtemps laissé le monde intellectuel français de marbre, à de rares exceptions. L’organisation de la COP21, le sommet de l’ONU sur le climat, au Bourget en décembre, perturbe cette indifférence. On ne compte plus les parutions de livres et les séminaires au sujet du climat. Un des événements phares de cette actualité est l’organisation d’un colloque par la fondation de l’écologie politique au Collège de France : « Comment penser l’anthropocène », les 5 et 6 novembre [1].

L’anthropocène, c’est cette nouvelle ère géologique causée par l’activité humaine. Venu de la géophysique, ce concept remporte un succès phénoménal chez les chercheurs en sciences humaines et sociales. En quelques années, il est devenu le principal cadre d’interprétation intellectuel des bouleversements du climat. C’est pourtant une notion problématique, [2] comme l’explique là le philosophe Bruno Latour [3] et encore l’historien Jason W. Moore [4].

Mediapart a interrogé un de ses principaux défenseurs, le philosophe et économiste australien Clive Hamilton, auteur des Apprentis sorciers du climat (2013) et de Requiem pour l’espèce humaine (2013), et invité du colloque le 6 novembre.

Jade Lindgaard : Comment expliquez-vous le succès du concept d’anthropocène ?

Clive Hamilton : Le mot « anthropocène » signifie que les êtres humains sont devenus une force tellement puissante sur la planète qu’ils sont capables de changer l’évolution géologique de la Terre. C’est très frappant et perturbant. En science dure, la notion d’anthropocène est controversée, ce n’est encore qu’une hypothèse. Mais dans le monde des sciences humaines et des écologistes, il a capturé l’imagination. Ce n’est pas qu’un concept surplombant. Il concentre toute notre anxiété et toute notre compréhension du monde.

C’est aussi un concept problématique : si l’anthropos, en tant qu’espèce, est responsable du saccage de la planète, alors se diluent les responsabilités historiques entre pays industrialisés et en développement, entre riches et pauvres. C’est la raison pour laquelle l’historien Jason Moore préfère parler de « capitalocène », l’ère du capital, et donc du capitalisme.

Beaucoup de gens s’en inquiètent. Personnellement, moi, pas du tout. Pense-t-on vraiment qu’un mot soit si puissant qu’il ait la capacité de changer les conceptions des gens sur les causes du dérèglement climatique ? Ce n’est pas plausible. Quiconque comprend ce qu’est le dérèglement climatique, comprend que les habitants des pays riches, et plus encore les riches des pays riches, sont plus responsables du problème que les autres. Je ne pense donc pas qu’appeler l’anthropocène, le capitalocène ou l’anglocène va changer le discours. Cette discussion est une diversion. Will Stephen, qui est l’un des principaux auteurs scientifiques sur l’anthropocène, comprend très bien les racines sociales de cette époque géologique. Paul Crutzen, l’inventeur de ce concept, l’a immédiatement lié à la combustion des énergies fossiles et au capitalisme anglais. Tous deux sont des progressistes.

L’histoire de l’apparition du mot est d’ailleurs très intéressante : c’était lors d’une réunion scientifique au Mexique en 2000. Plusieurs scientifiques discutaient de l’holocène [l’ère géologique qui a démarré il y a 10 000 ans et permis le développement des civilisations humaines – ndlr]. À un moment, Paul Crutzen, éminent scientifique [prix Nobel de chimie en 1995 – ndlr] a émis une suggestion : « Nous ne sommes plus dans l’holocène. Nous sommes dans… dans… dans… l’anthropocène ! » Ça lui est venu d’un coup à l’esprit. L’expression est restée dans la communauté scientifique et s’est propagée plus largement. Peut-être que si une sociologue française s’était trouvée là, elle aurait dit que ce terme posait problème. Cela aurait changé l’histoire de la nomenclature. Mais il y a des questions beaucoup plus importantes.

La discussion porte moins sur le profil politique des concepteurs de l’anthropocène que sur l’usage de cette notion : si c’est l’anthropocène, le changement climatique n’est plus la faute des industries fossiles, par exemple, mais de tout le monde. Ce cadre d’analyse peut donc très bien convenir à Total, BP ou Shell qui, pour se défendre, ne cessent de dire qu’ils ne font que fournir à leurs clients les produits et services qu’ils leur demandent.

Ce serait intéressant de voir des producteurs d’énergies fossiles comme Total utiliser la notion d’anthropocène… Et ce serait scandaleux et ridicule. Les forces conservatrices ont toujours tenté de diluer les responsabilités du dérèglement climatique, ou même de les nier complètement. Elles le feront toujours. C’est dans leur intérêt. Peut-être que je changerai d’avis si Total sort des campagnes de pub proclamant : « Bienvenue dans l’anthropocène ! » Je pense qu’il y a un débat plus important sur les mésusages de l’anthropocène : il concerne la tentative par certains scientifiques d’en changer la date et le lieu d’origine.

Dans un article de l’Anthropocene Review, vous critiquez des chercheurs qui situent l’anthropocène en 1610, avec le début de la colonisation de l’Amérique, et non à l’orée de la révolution industrielle, à la fin du XVIIIe siècle, comme vous le faites. Pourquoi ?

Dater le démarrage de l’anthropocène est très important car cela détermine ses causes. Si elle a démarré il y a 8 000 ans avec l’invention de l’agriculture, l’anthropocène n’est pas due à l’industrialisation ou au capitalisme mais à la civilisation humaine. Si l’anthropocène n’est qu’un aspect de la civilisation, alors ce n’est la faute de personne. Selon deux scientifiques, Simon Lewis et Mark Maslin, l’anthropocène a démarré en 1610 [5] car cette année, selon eux, s’est produit une baisse dans les émissions de CO2 due à l’invasion de l’Amérique latine par les Européens (qui, en faisant des millions de morts parmi les populations locales, a de fait freiné la déforestation à l’œuvre, tout en favorisant pour la première fois des échanges d’espèces entre deux continents, ndlr). Non seulement c’est improbable, mais en plus cela réduit l’anthropocène à un problème d’impact de l’activité humaine sur la planète.

Or ce n’est pas du tout ça. Il est très important de replacer l’anthropocène dans son contexte scientifique d’origine : la science du système Terre. Le concept d’anthropocène part de la géologie pour décrire le changement de la Terre en tant que système. Crutzen a forgé ce mot parce que, selon lui, les humains n’ont pas seulement étendu leur destruction de l’écosystème. Ils ont fait d’autres choses en plus qui dérèglent le système Terre, une notion scientifique récente qui a pris forme dans les années 1980 et 1990. L’anthropocène parle de la perturbation que les humains causent dans ce système dynamique complètement intégré. Si l’on parle de ce qui s’est passé il y a 8 000 ans ou en 1610, on parle d’impact humain sur l’environnement, de bouleversement des systèmes écologiques mais pas de perturbation du système Terre dans sa totalité.

Parlerions-nous de perturbation du système Terre sans le dérèglement climatique ?

Sans changement climatique, il n’y aurait pas d’anthropocène. Il existe d’autres causes, sans quoi les humains n’auraient pas perturbé le système Terre dans sa totalité : la réduction de la couche d’ozone, la 6e extinction de masse des espèces, par exemple. Mais le climat est le facteur le plus important. Lorsque l’on parle de dérèglement climatique, ce qui se passe dans l’atmosphère n’est pas le plus important. C’est le réchauffement et l’acidification des océans ; ce qui se passe dans la cryosphère, la partie glacée de la Terre, qui fond petit à petit, ce qui a des effets sur l’activité volcanique. La croûte terrestre est donc aussi affectée par le changement climatique. L’anthropocène ajoute une nouvelle époque à l’échelle du temps géologique. Les époques passées : le pléistocène, le jurassique… ont été définies parce que des scientifiques ont creusé dans la terre et découvert des couches de roches significatives. Bien sûr, il n’existe pas encore de couche rocheuse pour l’anthropocène. Si nous revenons dans un million d’années, il y en aura une, marquée par des changements d’espèces, des radionucléides causés par les essais nucléaires, du plastique partout… les signes de l’existence humaine seront évidents.

Tout cela est très complexe. Comment les sociétés peuvent-elles accueillir cette notion ? Quelles politiques peut-on bâtir sur l’anthropocène ?

Je ne crois pas que cela change quelque chose à ce que nous devons faire pour le climat et à l’urgence d’agir. Mais je pense que l’anthropocène est peut-être l’événement le plus fondamental de l’histoire humaine. Nous parlons de cette créature consciente, l’être humain, qui devient tellement puissant par ses technologies qu’il a perturbé le cours de la Terre. C’est comme si nous modifiions la rotation de la Terre autour du Soleil. Nous avons changé l’évolution géologique de cette planète. Cela aura des effets pendant des dizaines, ou même des centaines de milliers d’années. Il ne s’est rien produit de comparable dans l’histoire humaine. Nous ne sommes qu’au début d’un processus qui doit nous conduire à repenser ce que nous sommes. Cela va nous prendre au moins un siècle pour comprendre les implications de l’anthropocène.

Et en même temps, l’anthropocène est un événement invisible…

Je ne pense pas que l’anthropocène soit un outil de mobilisation politique. Le changement climatique, lui, l’est très clairement. L’anthropocène est invisible. Sauf si vous vous trouvez aux Philippines pendant un ouragan qui détruit votre maison. Mais depuis Paris, l’anthropocène est invisible. C’est une manière de capturer un lent mouvement de perturbation causée par les humains. Une façon de repenser le futur de l’espèce humaine sur la planète Terre. Avec le temps, nous tous, et en particulier nos descendants, saurons que nous vivons dans l’anthropocène.

Certains chercheurs parlent d’une bonne anthropocène. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Un groupe de penseurs, les « écomodernistes », ont une vision très datée du modernisme, avec l’idée que l’humain est une créature bienveillante, bénie par l’ingéniosité et les compétences technologiques. Ils pensent que l’on peut utiliser ces qualités pour sortir du bourbier de l’anthropocène. C’est un renversement psychologique qui confine à l’optimisme congénital. Comme Pangloss, ils pensent pouvoir transformer la pire des situations en quelque chose de prometteur et merveilleux.

Vous avez écrit un livre contre l’optimisme, que vous voyez comme un obstacle à la compréhension de la magnitude du changement climatique, Requiem pour l’espèce humaine. Vous le pensez toujours ?

Je ne suis pas opposé à l’optimisme – je suis assez optimiste moi-même. Mais quand un point de vue optimiste se heurte à la réalité, et reste optimiste, alors cela devient du délire. Il est très dangereux que les gens pensent qu’on trouvera toujours un moyen de réparer la situation.

Quelle est la bonne attitude face au dérèglement climatique alors ?

C’est une question très difficile. Quand mon livre est sorti, il n’a reçu aucune attention des écologistes et militants du climat. Ils ne voulaient pas en entendre parler. Aujourd’hui, l’optimisme naïf des militants qui a prédominé au milieu des années 2000, jusqu’en 2009 et au sommet de Copenhague, leur enthousiasme pour une utopie verte, se dissipe et est remplacé par une confrontation beaucoup plus réaliste aux faits scientifiques du changement climatique. Ils ne montrent plus d’optimisme naïf, mais une détermination « verte » à résister aux forces de l’obscur.

• MEDIAPART.


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