Hannah Arendt et le totalitarisme : Note de lecture

lundi 30 juillet 2007.
 

Les origines du totalitarisme, tryptique de la philosophe américaine Hannah Arendt est une des analyses les plus poussées du totalitarisme.

La philosophe américaine Hannah Arendt consacra une grande partie de sa vie à décrire, et à expliquer ce qu’elle nomme : le totalitarisme. Ses travaux, outre leur incontestable originalité sont intéressants à maints égards. Lorsque l’on s’intéresse aux mouvements fascistes, et à leur nature, on peut difficilement faire l’économie d’une réflexion sur "le totalitarisme".

Ce concept a été développé, analysé et étudié pour la première fois par Hannah Arendt. L’originalité de l’oeuvre de cette philosophe américaine est comme l’écrit Anne-Marie Roviello dans Sens commun et modernité chez Hannah Arendt que "le monde totalitaire - et son parachèvement dans le système concentrationnaire - est l’avènement central autour duquel Hannah Arendt tracera le cercle de sa réflexion".

Son analyse du totalitarisme trouvera son expression la plus dense dans son triptyque : Les origines du totalitarisme. La philosophe y montre en quoi le totalitarisme constitue une radicale singularité. Par système totalitaire, elle désigne le régime nazi et le régime stalinien. Le premier volet de l’oeuvre, "Sur l’antisémitisme", retrace l’histoire juive en Europe centrale et occidentale de l’époque des juifs de cour jusqu’à l’affaire Dreyfus.

Elle se penche sur l’apparition de l’antisémitisme moderne au XIXe, qu’elle décrit comme un « agent catalyseur de tous les autres problèmes politiques ». « Sur l’impérialisme », le second volet de ce triptyque, retrace l’histoire de l’expansion coloniale et de la crise de l’Etat nation au XIXe siècle. Sa réflexion l’amène à conclure que « l’impérialisme doit être compris comme la première phase de la domination politique de la bourgeoisie bien plus que le stade ultime du capitalisme ». Dans le dernier volet, « Le système totalitaire », elle démontre la singularité des régimes hitlériens et staliniens et elle décrit l’idéologie, l’organisation et l’évolution du totalitarisme au cours du temps.

Dans « Le système totalitaire », Arendt analyse le régime stalinien en URSS de 1945 à 1953 et le nazisme de 1929 à 1941. Dans l’introduction de son livre, elle précise : « Dans ce contexte, le point décisif est que le régime totalitaire diffère des dictatures et des tyrannies ; de distinguer entre celui-là et celles-ci n’est nullement un point d’érudition qu’on pourrait tranquillement abandonner aux "théoriciens", car la domination totale est la seule forme de régime avec laquelle la coexistence ne soit plus possible. » Les interrogations qu’Arendt formule dans son introduction et auxquelles elle répond tout au long de son oeuvre sont : Que s’est-il passé ? Pourquoi cela s’est-il passé ? Comment cela a-t-il été possible ?

Arendt définit le concept de masses dès les premières pages, car ces « masses » sont la pierre angulaire du totalitarisme. Les masses apparaissent avec la Révolution Industrielle, elles sont le fruit de l’automatisation de la société et du déclin des systèmes de partis et des classes. L’homme de masse peut être n’importe qui, c’est un individu isolé qui fait l’expérience de la « désolation », c’est-à-dire du déracinement social et culturel. Il trouve dans le totalitarisme une cohérence dont est dépourvue la réalité à laquelle il est confronté. Il s’identifie totalement au chef du mouvement totalitaire, alors que ce processus d’identification n’existe pas avec les dirigeants de partis traditionnels - y compris fascistes. Tel un prophète, le chef du mouvement totalitaire révèle la vérité dont serait porteur l’avenir. Placé au centre du mouvement, le chef doit son pouvoir à son habileté à manipuler les masses aussi bien que les luttes internes du mouvement.

Une fois les masses organisées, le mouvement totalitaire se développe. La propagande occupe alors une place prépondérante. Elle précise que « cette propagande n’est qu’un des instruments, peut-être le plus important, dont se sert le totalitarisme contre le monde non totalitaire ». Toute la propagande s’articule autour d’une réalité fictive, elle se caractérise par son côté prophétique. En revanche, dès que le mouvement totalitaire a le contrôle des masses, il remplace la propagande par l’endoctrinement. La violence se développe alors constamment afin de réaliser les « doctrines idéologiques » et les « mensonges politiques ». Le caractère singulier du totalitarisme se retrouve, non pas dans la propagande ou dans le contenu idéologique, mais dans l’organisation. Le chef y a le même rôle central, il « incarne la double fonction qui caractérise toutes les couches du mouvement : agir comme défenseur magique du mouvement contre le monde extérieur et en même temps, d’être le pont qui relie le mouvement à celui-ci ». Arendt qualifie les mouvements totalitaires de « sociétés secrètes au grand jour ».

Une fois parvenus au pouvoir, les mouvements totalitaires ont donné naissance à des régimes originaux, qui ne se rapprochent d’aucun autre système politique connu, que ce soit le despotisme, la tyrannie, ou la dictature. Cette nouvelle forme de régime tendra à ne jamais ressembler à une autre car : « Pour un mouvement totalitaire, ces deux dangers sont mortels : une évolution vers l’absolutisme mettrait un terme à la poussée du mouvement sur le plan intérieur, une évolution vers le nationalisme le frustrerait de l’expansion à l’extérieur sans laquelle il ne peut survivre. » La coexistence de deux sources d’autorité répond au souci d’éviter que le régime ne se sclérose. L’une des sources est incarnée par les institutions étatistes qui sont maintenues ; et l’autre par le parti et les organisations de façade. Le déplacement permanent du pouvoir, par le jeu des promotions et de la création d’organisations ou de services nouveaux, produit le mouvement nécessaire à l’appareil de domination totalitaire. Pour Arendt, la police secrète constitue aussi le noyau du pouvoir totalitaire. Les critères de fonctionnement de cette police vont jusqu’à imprégner la société totalitaire : espace privé et public sont niés. La terreur est son essence.

Le système totalitaire devient l’instrument par lequel l’idéologie totalitaire accélère le cours de la loi naturelle (nazisme) ou historique (stalinisme). Arendt va dans la dernière partie de « Sur le totalitarisme » montrer les dangers de l’idéologie. Elle définit l’idéologie comme la « logique d’une idée ». Elle explique qu’à partir d’une prémisse, le totalitarisme se fait fort de donner un sens aux événements quels qu’ils soient. Dans le cas du nazisme, la prémisse est la loi de la nature incarnée dans le processus de sélection naturelle. Dans le cas du stalinisme, la prémisse est la loi de l’histoire incarnée dans la lutte des classes. Cette indifférence à toute forme d’expérience est un des principaux reproches que Arendt formule contre les idéologies. Elle condamne le pouvoir de tout expliquer que s’arroge la pensée idéologique.

Les origines du totalitarisme constitue une oeuvre complète et approfondie des systèmes totalitaires. Elle est originale et fait désormais figure de classique de la théorie politique. Elle a pourtant été maintes fois critiquée lorsque l’oeuvre a été publiée, beaucoup lui ont reproché d’amalgamer le goulag et les camps d’extermination, et de faire un parallèle incessant entre nazisme et stalinisme. Ces critiques sont fondées et plusieurs autres peuvent être formulées. Mais elles n’enlèvent rien à l’importance de l’analyse de Arendt. Ses réflexions et sa pensée entraînent une réflexion qu’il est urgent de mener, elle exprime ainsi : « L’émergence du totalitarisme doit nous conduire à repenser la démocratie puisque ces dernières ont été incapables d’empêcher la montée des totalitarismes. »


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