Violences policières : un mort par mois, en silence

mercredi 7 août 2019.
 

- Marche en hommage à Adama Traoré
- Morts suite à des violences policières : Données cachées
- Outrage et rébellion
- « Justice nulle part »
- (Il)légitime défense de la ... police républicaine (?)

5 novembre 2016, Paris. Marche en hommage à Adama Traoré

Plusieurs centaines de personnes marchent, au départ de la place du Châtelet, laissant ainsi le Palais de Justice dans leur dos pour aller vers la place de la République. Tout un symbole. Des Noirs, des Arabes, des Blancs. Deux mondes cohabitent pour la mémoire d’Adama Traoré. Les uns protestent contre un racisme assassin, une justice sourde et muette. Les autres, antifascistes, témoignent de leur opposition face à un « État policier ». Ils n’ont pas les mêmes codes, mais ce jour-là, un même élan les pousse. Boulevard Saint-Martin, le cortège s’arrête. De longues minutes à égrener au porte-voix les très nombreux noms de ceux qui sont morts sous les coups de la police. Entre chaque nom, la foule scande : « On n’oublie pas, on ne pardonne pas ». L’écho laisse place au silence. Zyed, Bouna, Malik Oussekine, Rémi Fraisse, Adama Traoré, mais aussi des dizaines d’inconnus. La liste n’en finit plus. Et pour cause, en France, on estime les victimes des « gardiens de la paix » entre huit et quinze morts par an.

Données cachées

Si l’on ne dispose que des données de quelques médias, associations ou collectifs, de Basta ! à l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) en passant par Urgence notre police assassine, c’est que le ministère de l’Intérieur refuse de fournir des chiffres officiels. Pour Aline Daillère, responsable des programmes France à l’ACAT, la situation est très claire : « Si l’Intérieur ne publie pas ces chiffres, c’est par manque de volonté politique. Ces chiffres existent, mais on nous dit qu’on ne les a pas, ce qui paraît invraisemblable ». Le secrétaire général de la CGT-Police Alexandre Langlois [1] confirme : « L’Intérieur ne communique sur rien. On n’arrive même pas à savoir le nombre de suicides dans la police ». Alors, ce qu’Aline Daillère craint par-dessus tout, c’est que sans données officielles, « les gens n’y croient pas. Et comme les médias n’en parlent pas, ça n’existe pas ».

Les proches des victimes demandent tous « justice et vérité ». Et cela commence par la vérité, soit un rapport de forces entre citoyens lambda et ceux qui portent l’uniforme. « Il y a un processus systématique à chaque fois que quelqu’un meurt entre les mains de la police, explique Amal Bentounsi, fondatrice du collectif Urgence notre police assassine. Dès le départ, il y a criminalisation de la victime, mensonges, version policière relayée à outrance par les médias. »

Ainsi, dans les jours qui ont suivi sa mort, Adama Traoré était – selon les autorités – un drogué et un alcoolique souffrant d’une infection pulmonaire. Mais aussi, et surtout, un délinquant. La méthode est bien connue : elle invite l’opinion publique à se désolidariser de la victime, en faisant émerger « le sentiment que ces personnes le méritaient. Ce qui nourrit une forme d’apathie dans l’opinion. Donc, il n’y a pas de protestation », analyse Rokhaya Diallo.

Outrage et rébellion

La mort causée, la victime criminalisée, les forces de l’ordre doivent faire face aux familles, endeuillées et révoltées. Vient alors une deuxième phase : la « réaffirmation d’autorité », pour reprendre l’expression d’Alexandre Langlois. Les violences policières n’ont pas n’importe quel lieu pour théâtre. Elles ont cours principalement en banlieue des grandes villes. Alors, quand les habitants des quartiers populaires dénoncent ces bavures, lesquelles « n’existent pas pour la police », affirme Aline Daillère, survient une deuxième salve de violence.

Ce fut le cas à Beaumont-sur-Oise. Après la mort d’Adama Traoré, réunis devant la mairie pour assister au conseil municipal du 17 novembre 2016, les proches ont été accueillis par les forces de l’ordre qui finiront par gazer les manifestants. Plus tard dans la soirée, « il y a eu quatre cents gendarmes déployés à Beaumont, des checkpoints à tous les ronds-points, des rondes où ils éclairaient les façades des immeubles avec des projecteurs », raconte Guillaume Vadot, attaché temporaire d’enseignement et de recherche à la Sorbonne – par ailleurs militant au NPA. Par la suite, Youssouf et Bagui, deux des frères d’Adama, seront sanctionnés à de la prison ferme pour outrage et rébellion, en plus de 7 390 euros de dommages et intérêts. Quant à Bagui, il sera condamné à deux ans d’interdiction de séjour à Beaumont, justifié par la Cour pour « rétablir, par son caractère exemplaire, l’autorité des forces de l’ordre ».

La répression post-violences policières, « ça se passe tout le temps », confie Aline Daillère, rapportant que « les familles de victimes dénoncent souvent les représailles, qu’elles soient judiciaires, mais aussi au quotidien, avec des voitures de police qui passent, qui suivent les proches, etc. Ce sont des formes de menaces, d’intimidations. Les familles disent qu’on voudrait les "faire plier" ».

« Justice nulle part »

Malgré tout, il arrive que des membres forces de l’ordre impliqués dans des faits de violences policières se retrouvent au tribunal. Combien de policiers et gendarmes condamnés après avoir tué quelqu’un ? Dans son rapport publié début 2016, sur 89 cas de violences policières étudiés entre 2005 et 2015, l’ACAT faisait état de « 26 décès pour lesquels on a deux affaires avec des condamnations ». Des condamnations qui ne dépassent pas les vingt-quatre mois de prison avec sursis, ce qu’Aline Daillère qualifie d’« exceptionnellement élevé ». Pour les autres, ce sont « des non-lieux, des relaxes, des affaires qui traînent », se désole Amal Bentounsi.

Peut-on alors parler d’impunité ? Pour le sociologue spécialiste des questions de délinquance Laurent Mucchielli, « la justice est en difficulté : d’un côté, elle a envie de réaffirmer son autorité, d’un l’autre, la police et la gendarmerie sont ses partenaires au quotidien ». Au Tribunal de grande instance de Bobigny, un magistrat se confie : « Il y a une proximité professionnelle entre le parquet et la police qui peut engendrer une forme de protection des policiers. Pour les ménager, le parquet choisit de ne pas les poursuivre ».

Que dire alors de l’IGPN, la « police des polices » ? « On ne peut pas être jugé par ses pairs », lance Madjid Messaoudene, conseiller municipal à Saint-Denis en charge de la lutte contre les discriminations, qui aimerait voir « la même sévérité de la part de la justice quand des policiers sont attaqués, comme à Viry-Chatillon, et quand des policiers éborgnent des manifestants ». Mais pour Alexandre Langlois, « il y a une impunité à partir d’un certain niveau hiérarchique. À partir de commissaire, on peut faire ce qu’on veut ». S’il admet que « ne pas sanctionner les policiers est contre-productif », le secrétaire général de la CGT-Police n’est pas dupe : « Les condamnations de l’IGPN se font selon les besoins en communication. A-t-on besoin de soutenir la police ou de charger un policier quoi qu’il arrive ? »

(Il)légitime défense

Sous couvert d’anonymat, le magistrat de Bobigny explique qu’il est « rare qu’un policier soit poursuivi pour "meurtre", mais plutôt pour "violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner" ». Selon lui, les seules conditions pour qu’un policier soit condamné à de la prison ferme, ce sont « des preuves solides, comme une vidéo, ou des éléments graves, une déchirure anale ou la mort, par exemple ». Mais il rappelle qu’en général, l’enquête porte sur la légitimité des violences policières : « Une violence légitime peut déraper et conduire à la mort. Mais ce premier temps de violence légitime altère l’intensité des poursuites et la décision judiciaire ». Un contexte que le parquet prend en compte, même s’il n’est « pas justifié ».

Car les policiers bénéficient d’un joker : la légitime défense. Une loi pour l’assouplir a été définitivement adoptée par le Parlement à la fin du mois de février. Mais faut-il y voir-là un « permis de tuer » ? Pas du point de vue d’Alexandre Langlois, mais il est tout de même inquiet : « Le texte de base sur la légitime défense est déjà très dangereux, autant pour la police que pour la population. Quand on arrive devant le juge, dans 90% des cas, on ne sait pas si on a fait une faute. La réforme ajoute encore plus de flou. On ne sait toujours pas exactement quand est-ce qu’on peut sortir une arme. Mais maintenant, le policier peut penser qu’il a bien agi, alors que le texte de base n’a pas changé ».

Pratiques discriminatoires…

Les contrôles d’identité conduisent souvent à des violences. Les rapports sur les contrôles au faciès sont nombreux, dont celui, paru en janvier 2017, du Défenseur des droits. Il montre que les jeunes hommes « perçus comme noirs ou arabes » ont « une probabilité vingt fois plus élevée que les autres d’être contrôlés » par la police. « C’est d’autant plus vrai dans les cas de décès. Sur les 26 décès étudiés, on a 22 personnes non-blanches », assure Aline Daillère. Même constat de la part d’Urgence notre police assassine : entre 2005 et 2015, le collectif a comptabilisé 103 jeunes personnes noires ou arabes tuées par la police. « Dans 95% des cas, les victimes sont noires ou arabes. 99% si l’on compte les Rroms, les gitans, etc. », commente Amal Bentounsi, arguant que Rémi Fraisse n’était que l’exception qui confirme la règle. Et l’historien spécialiste du passé colonial et de l’immigration en France Pascal Blanchard de rappeler que jusqu’aux années 90, 95% des victimes étaient des Maghrébins. Il précise : « C’est une longue tradition qui remonte aux années 50. "Tuer un Arabe" n’est pas qu’un acte de police, c’est aussi quelque chose qui s’inscrit dans la culture et dans la pratique ».

Une situation difficile à saisir, ou même à croire « si l’on ne vit pas soi-même les violences policières, les contrôles au faciès », souligne Rokhaya Diallo. En septembre 2016, Guillaume Vadot s’est violemment fait contrôler par la police à la gare de Saint-Denis. Nacira Guénif, sociologue et enseignante à Paris 8, le qualifiera de « dommage collatéral ». En effet, son seul tort fut de filmer la police en train de contrôler des Noirs à la sortie de la gare. Cela lui vaudra des coups, des insultes, des menaces de viol, de mort, et une décharge de Taser.

Jacques de Maillard, professeur de science politique à l’université de Versailles Saint-Quentin, qualifie ces pratiques de « discriminatoires ». « Il y a une disproportion des minorités visibles lors des contrôles, qui résulte souvent d’une forme de syllogisme qui consiste à dire : "On a des chances de succès plus importantes". Ce raisonnement, en soi, n’est pas raciste, mais il conduit à des pratiques discriminatoires ». Pour Laurent Mucchielli, « les pratiques donnent l’impression de confirmer les préjugés et les policiers se justifient en disant : "Vu que ce sont toujours les mêmes en garde-à-vue, c’est bien eux qu’il faut contrôler" ». Lui aussi atteste que « ce cercle vicieux n’a rien à voir avec un racisme idéologique chez les policiers, mais avec des pratiques professionnelles ». Des pratiques qu’Alexandre Langlois impute à la « politique du chiffre ».

… d’une police républicaine ?

Mais si l’on place ces pratiques dans la perspective des diverses études du CEVIPOF, dont la plus récente montre que « chez les policiers [...] les intentions de vote en faveur de Marine Le Pen dépassent les 56% », il y a de quoi interroger, a minima, le rapport des forces de l’ordre à la figure de l’étranger. Aux dires de Madjid Messaoudene, « la police cesse d’être républicaine à partir du moment où elle vote Front national ». Et l’idée d’avoir des sympathisants frontistes armés dans les quartiers populaires ne rassure personne. Mais tout ceci est-il nouveau ?

À l’inverse, pour Pascal Blanchard, il faut y voir une certaine continuité de l’histoire du contrôle policier des minorités en France et, au-delà, de ce qui se passait dans les colonies : « À partir de 1926, il y a des services de contrôle des Maghrébins sur Paris : les "services de la rue Lecomte". Ils avaient pour mission de surveiller les travailleurs maghrébins, les syndicalistes ou les militants dans des lieux aussi divers que les usines, les garnis et hôtels, la grande mosquée, puis plus tard autour de l’hôpital franco-musulman de Bobigny. Cette structure s’est ensuite transformée en Brigade nord-africaine avec les mêmes objectifs : la surveillance des Maghrébins, avant d’être supprimée et de renaître avec la BAV ». Cette Brigade des agressions et violences, rappelle l’historien, « est créée par Maurice Papon en juillet 1953. La BAV n’a été déconstruite que dans les années 70 ».

Tous les chercheurs déplorent l’absence de travail réflexif des forces de l’ordre sur leurs pratiques, sur leur imaginaire. La France serait-elle dans le déni ? D’après Rokhaya Diallo, « remettre en cause la police, c’est remettre en cause la République. Et en France, en plus d’être dans une sacralisation de la République, la question raciale est totalement absente ». Un vaste problème qui entremêle pratiques policières, fonctionnement de la justice et histoire coloniale, qu’aucun politique n’a encore osé remettre en cause. Ne reste qu’une solution pour Assa Traoré, sœur d’Adama : « Il faut se battre, car c’est fini le temps de l’esclavage ».

Loïc Le Clerc

Notes

[1] Depuis la rédaction de cet article, Alexandre Langlois a pris la tête du syndicat policier Vigi. Le 3 juillet 2019, il a été suspendu pour « critiques outrancières » contre l’institution.


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