Pour Hannah Arendt, la démocratie représentative c’est la démocratie sans le peuple

mardi 6 août 2019.
 

Contrairement à l’intuition commune, démocratie et oligarchie peuvent parfaitement coexister dans la démocratie libérale issue des révolutions américaines et européennes. C’est ce que rappelait Hannah Arendt aux lendemains de l’insurrection hongroise...

Octobre 1956 : la révolution éclate en Hongrie, et le pays se couvre aussitôt de conseils, véritables organes de l’insurrection. Sept années plus tard, la théoricienne Hannah Arendt, pourtant réputée conservatrice, signe un essai intitulé Sur la révolution, qui contient des pages vibrantes consacrées à l’insurrection hongroise. On pourrait s’attendre à ce que cet éloge soit dirigé contre l’URSS. Il n’en est rien, car le livre contient autant une critique de la démocratie libérale que des démocraties populaires. Le diagnostic d’Arendt, au fond, est assez simple. Si Arendt se montre si critique à l’égard de la démocratie représentative en général, c’est parce que le système représentatif des partis exclut de l’espace public ce qu’Arendt appelle elle-même le « peuple ».

Entrée refusée au peuple

Arendt l’écrit en toutes lettres. Dans le système de la démocratie représentative, « le bonheur et la liberté publics sont redevenus le privilège du petit nombre » : le privilège d’un petit nombre qui, même et surtout lorsqu’il entend se soucier du bien-être du plus grand nombre, de son « bonheur privé », se réserve en fait l’accès à l’espace public de la délibération politique. C’est même en ce sens qu’Arendt se croit en droit de redéfinir la démocratie représentative comme une « oligarchie » (c’est son mot). Et qu’elle se dit (c’est encore son mot) « fâchée » avec le terme d’« élite ».

Sans doute Arendt reconnaît-elle au système des partis un mérite : celui d’avoir, pour partie, recruté et formé ses élites au sein du peuple. Mais à ses yeux, cela reste encore une forme oligarchique de gouvernement, une forme de domination du peuple par un petit nombre, ce petit nombre représenterait-il les intérêts du peuple, et serait-il désintéressé pour lui-même. Car, même ainsi, le système des partis aura finalement remplacé la formule révolutionnaire du gouvernement du peuple par le peuple par celle du « gouvernement du peuple par une élite issue du peuple ».

Alors, avec la Révolution française, sans doute une élite issue du peuple a-t-elle remplacé les élites issues de la naissance et de la richesse (ce dont Arendt, bien sûr, se félicite). Mais, écrit-elle, « elle n’a pas permis au peuple en tant que tel de faire son entrée dans la vie politique et de devenir partie prenante aux affaires politiques ». Arendt est même si consciente qu’un petit nombre constitue à soi seul, dans ce système, ce qu’on appelle l’espace public, qu’elle critique précisément la frontière entre bonheur privé et public.

Les conseils contre les partis

Si elle critique alors Saint-Just, c’est pour avoir limité la célèbre formule « le bonheur est aujourd’hui une idée neuve en Europe » à la seule sphère du bonheur privé, et avoir exclu le peuple du bonheur, en quelque sorte public, de la délibération politique. Et c’est en ce sens encore qu’elle critique (sans nier la question du manque d’intérêt pour la politique de larges fractions de la population) le manque d’espaces publics auxquels le peuple devrait avoir librement et également accès s’il le souhaitait, et où « l’on pourrait recruter une élite, ou plutôt, où cette élite se recruterait-elle-même ».

Ces nouveaux espaces publics et délibératifs Arendt les nomme, dans la tradition de la révolution concurrente, selon elle, du système des partis, des « conseils » : « L’élite politique du peuple révélée au grand jour par la révolution », écrit-elle très précisément. Alors, bien sûr, on pourra dire que Hannah Arendt ne fait que repousser plus loin le problème. Qu’une élite du peuple, même issue du peuple et recrutée par le peuple lui-même, c’est encore une élite. Certes. Mais du moins la philosophe, contre la tradition de la démocratie représentative – qui prétend réserver l’exercice de la décision politique à un petit nombre, à une oligarchie –, entend-elle sans cesse, pour son compte, étendre l’autorité de la démocratie délibérative.

C’est sans doute la dernière chose que des intellectuels qui, de droite ou gauche, se réclament aujourd’hui de la pensée d’Arendt (on pense ici à Marcel Gauchet ou Pierre Rosanvallon) voudront bien entendre. Quand, en bons défenseurs de l’oligarchie, ils préfèrent critiquer « les excès de la démocratie contre elle-même ».

Gildas Le Dem


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