S’habituer ? – « Où est Steve ? » : le grand silence politique autour du disparu de Nantes

jeudi 25 juillet 2019.
 

Où est Steve ? Il y a plus de vingt jours que Steve Maia Caniço, 24 ans, participant à une soirée techno violemment dispersée par la police sur les bords de Loire à Nantes dans la nuit du 21 au 22 juin, n’a plus donné signe de vie. En trois semaines, l’espoir s’est amenuisé de retrouver le jeune homme en même temps qu’un épais silence politique s’est installé autour de l’affaire, à de rares voix près.

L’animateur périscolaire sans opinion politique connue, qui ne savait pas nager, est un fantôme, quasi invisible aux yeux des dirigeants politiques. A 4 h 30, pendant la nuit de la Fête de la musique, le rassemblement auquel il participait a été dispersé par une intervention des forces de l’ordre contestée pour sa violence au sein même de la police, notamment par le syndicat Unité SGP Police. Visées par des grenades lacrymogènes et de désencerclement ainsi que des lanceurs de balles de défense (LBD), une dizaine de personnes parmi les « teufeurs » sont tombées dans la Loire.

Si la mort de l’écologiste Rémi Fraisse, touché par le tir de grenade d’un policier en 2014 sur le site du projet de barrage de Sivens (Tarn), avait provoqué de vives tensions politiques lors du quinquennat de François Hollande, la disparition de Steve Maia Caniço ne fait réagir pour l’instant qu’à bas bruit, alors que le jeune homme pourrait devenir le deuxième mort lié à des violences policières du mandat d’Emmanuel Macron, après celle de Zineb Redouane, 80 ans, atteinte par une grenade lacrymogène à la fenêtre de son appartement marseillais lors d’une manifestation de « gilets jaunes » en décembre 2018.

Des appels se sont pourtant multipliés sur les réseaux sociaux et la mobilisation locale est non négligeable. A Nantes, où un millier de personnes ont défilé le 29 juin pour « exiger la vérité », des pancartes « Où est Steve ? » ont fleuri sur les statues de la place Royale, relayées dans la ville par de nombreux tags et banderoles. Mais l’émotion reste circonscrite.

« On a l’impression que hormis ses proches, personne ne réagit », regrette Morgane, 24 ans, l’une de ses camarades, qui continue de passer des après-midi entiers sous un soleil cuisant, quai Wilson, où la trace de Steve a été perdue.

« Un vrai raté »

Trois procédures sont désormais en cours, la dernière ouverte par le Défenseur des droits, Jacques Toubon, qui s’est saisi d’office, le 4 juillet, « des circonstances de l’intervention des forces de l’ordre » et de leur éventuel lien avec la disparition du jeune homme. La décision a été saluée par la sénatrice socialiste de la Loire-Atlantique, Michelle Meunier.

Une première enquête a été ouverte par le parquet de Nantes pour disparition inquiétante, une deuxième par l’inspection générale de la police nationale (IGPN) sur les conditions de l’intervention policière. Une plainte collective contre X pour mise en danger de la vie d’autrui a par ailleurs été déposée par 85 personnes présentes lors de l’intervention policière.

« On n’a pas été assez proactif. C’est un vrai raté, reconnaît Julien Bayou, porte-parole d’Europe Ecologie-Les Verts. Mais il n’y a aucune frilosité de notre part. On a tous eu peur d’apparaître comme voulant récupérer un drame. » Les écologistes relèvent que s’ils sont proches du milieu des « teufeurs », ils n’ont pas de lien organique comme ils peuvent l’avoir avec d’autres réseaux associatifs. Yannick Jadot souligne qu’il a demandé depuis longtemps une commission d’enquête sur les consignes données aux forces de l’ordre. Le ministre de l’intérieur, « Christophe Castaner, peut se réfugier derrière chaque cas particulier comme il le fait, mais ce qui est posé aujourd’hui, c’est la gestion de l’ordre, et c’est d’abord un problème politique », estime l’eurodéputé.

Chez les socialistes, on assure aussi ne pas avoir voulu aller à l’encontre de la volonté de la famille de Steve Maia Caniço. « On ne veut pas être dans la surenchère permanente sur des sujets aussi délicats. Nous ne savons pas ce qui s’est passé, il faut que l’enquête soit menée à son terme », souligne Pierre Jouvet, porte-parole du Parti socialiste. Effondrés par la disparition de leur fils, les parents ont évité jusqu’à présent de s’exposer. Selon les informations du Monde, ils envisagent de se constituer partie civile dans les prochains jours.

Dans un courrier du 25 juin envoyé au préfet de Loire-Atlantique, Johanna Rolland, la maire socialiste de Nantes, demande que « toute la lumière soit faite ». « Les modalités d’intervention des forces de l’ordre (…) posent d’importantes questions et soulèvent une forte émotion », écrit-elle.

« Apathie générale »

La France insoumise (LFI), de son côté, a l’impression de prêcher dans le désert. Ses députés ont très vite réagi après les événements du 21 juin, en interpellant le gouvernement à l’Assemblée nationale par la voix de l’élue de l’Hérault, Muriel Ressiguier. Pour elle, les violences policières « sont devenues un sujet tabou ». « La classe politique est dépassée et n’ose pas en parler de peur d’apparaître comme “antiflic” », affirme-t-elle.

La députée LFI souligne également le changement de doctrine des forces de l’ordre : « Il y a eu un glissement. Ce qui se passait dans les quartiers populaires a lieu désormais partout contre le mouvement social, et maintenant les jeunes qui font la fête. Les interventions disproportionnées se multiplient. Je m’inquiète également de la distance qui se creuse entre les forces de l’ordre et la population. Cela peut causer des dégâts. »

Ses camarades « insoumis » pensent la même chose. Le 10 juillet, Jean-Luc Mélenchon lui-même a consacré un texte sur son blog à l’affaire. Mais beaucoup à LFI soulignent que c’est un sujet devenu difficile à aborder.

« Le gouvernement a créé un climat où l’on n’ose plus rien dire sur les forces de l’ordre, abonde Alexis Corbière, élu de Seine-Saint-Denis. L’affaire Steve Maia Caniço arrive après la loi travail en 2016, le mouvement des “gilets jaunes”, la mort de Zineb Redouane… L’apathie générale peut aussi s’expliquer par une sorte de lassitude, les citoyens s’habituent, notre société ne s’indigne pas. »

Le député (LFI) du Nord Ugo Bernalicis rappelle, quant à lui, que les « insoumis » suivent avec attention les actions des groupes qui militent contre les violences policières, comme le Comité Adama. « Mais toute critique est rendue illégitime par le gouvernement. Leur dernière charge sémantique est de dire qu’il ne faut plus utiliser l’expression “violences policières”. On dit quoi alors ? », s’emporte-t-il.

« L’Etat se met en faute »

A droite, la question des violences policières est abordée avec réticence. Le conseiller régional Les Républicains (LR) des Pays de la Loire, Franck Louvrier, refuse ainsi d’esquisser une réaction politique sur le sujet avant que l’enquête n’ait établi les circonstances du drame.

« Cet endroit demande des mesures de sécurité supplémentaires, c’est de la responsabilité de la mairie, note l’ancien conseiller en communication de Nicolas Sarkozy. Cela fait longtemps qu’on le sait. C’est un endroit très périlleux, le quai est très haut, sans parapet, l’endroit n’est pas opportun pour accueillir du public. »

Le sénateur de Vendée et président du groupe LR du Sénat, Bruno Retailleau, préfère s’abstenir de commentaire. « J’attends les résultats de l’enquête », dit-il.

Dans la majorité, l’un des rares responsables à demander à faire « toute la lumière » sur l’affaire est Mounir Belhamiti, le député (La République en marche) de Loire-Atlantique qui a succédé à François de Rugy à l’Assemblée nationale.

Le 2 juillet, l’élu nantais a fustigé les erreurs du préfet de Loire-Atlantique : « Lorsque la première réponse de l’Etat, par la voix de son représentant, et avant même que ne soit diligentée l’enquête de l’IGPN, consiste à déclarer, trois jours après les faits, que l’intervention policière s’est déroulée “de manière proportionnée”, je le dis sans ambages : l’Etat se met en faute. »

Abel Mestre, Yan Gauchard (Nantes, correspondant), Sylvia Zappi et Julie Carriat

A Nantes, « une marche pour Steve et les tombés dans la Loire »

Une semaine après l’intervention des forces de l’ordre qui a vu plusieurs participants tomber dans la Loire le soir de la Fête de la musique, un millier de personnes se sont rassemblées samedi.

Les lettres peintes à même le sol courent sur le macadam du quai Wilson et scandent ce cri de colère : « Ils étaient venus danser, on les a jetés dans la Loire. » Une autre inscription annonce : « Un coucher de soleil vaut mieux qu’un nuage de lacrymo. » Un troisième tag interroge : « Dans le monde d’aujourd’hui, danser, est-ce un délit ? »

Cela fait désormais une semaine que Steve Maia Caniço, 24 ans, n’a plus donné signe de vie. Samedi 29 juin, bravant un soleil de plomb, près d’un millier de personnes ont marché à Nantes pour « exiger la vérité » sur les événements survenus le soir de la Fête de la musique au cours de laquelle le jeune homme, animateur périscolaire, a disparu.

« C’est dur de concevoir qu’il revienne »

Cette nuit-là, l’intéressé a pris part à la soirée techno orchestrée quai Wilson, site dépourvu du moindre parapet bordant la Loire.

Les policiers ont voulu disperser le rassemblement festif samedi 22 juin, à 4 h 30. L’opération a vite dégénéré : aux jets de projectiles ont répliqué des grenades lacrymogène et de désencerclement ainsi que des lanceurs de balle de défense (LBD). Un mouvement de panique a suivi, plusieurs participants tombant dans la Loire.

L’hypothèse d’une chute fatale de Steve Maia Caniço hante tous les esprits. « Steve, c’était quelqu’un de super, qui brillait, qui sautait, qui dansait et qui vivait », énonce, la gorge nouée, Anaïs, une amie proche, alors que des voix entonnent « Justice pour Steve, justice pour tous ». « Chaque jour, on espère le voir arriver en disant : “Coucou, c’est une blague, je suis là”, explique Aliyah, étudiante et amie de l’intéressé. Mais c’est dur de concevoir qu’il revienne. »

« On est là pour dénoncer ce qui s’est produit, reprend Anaïs. Quatorze personnes se sont retrouvées dans l’eau, notre ami a disparu. Beaucoup de participants ont subi des dégâts psychologiques et physiques. Nous avons le droit de nous amuser, nous n’avons jamais voulu casser quoi que ce soit. » « L’opération de police, telle qu’elle a été menée, était de la folie, dénonce Jérémy Bécue, opérateur dans le secteur de l’industrie chimique, qui a été secouru dans la Loire. Qu’est-ce que cela pouvait faire que l’on continue à danser jusqu’à 7 heures du mat’ ? Il n’y a pas d’habitation autour. Même si certains ont balancé de la caillasse ou des bouteilles sur les forces de l’ordre, je ne comprends pas qu’on ait pu donner l’ordre d’intervenir et de lancer des grenades lacrymogènes alors que la Loire se trouve à cinq ou dix mètres des gens venus faire la fête. »

Lui se souvient d’une foule courant en tous sens : « J’ai voulu m’écarter sans paniquer. J’avais les yeux brûlants, il faisait nuit, je ne voyais rien, je suis parti à la flotte sans me rendre compte de ce qui arrivait. » Le jeune homme, 24 ans également, dit avoir eu « une sacrée bonne étoile. J’ai rapidement sorti la tête de l’eau et réussi à agripper une corde jusqu’à l’arrivée des secours ». Une fois hors de l’eau, il indique avoir entendu un autre rescapé alerter les sauveteurs : « Il disait qu’un homme l’avait poussé vers le bord pour qu’il récupère une corde mais que cet homme avait coulé. Pour lui, c’était sûr, il y avait un noyé. »

Selon les témoignages recueillis par Le Monde, les sauveteurs ont également eu vent de ce scénario dramatique. « Pour nous, il y a toujours eu suspicion d’une personne manquant à l’appel », confirme un pompier, sous couvert d’anonymat.

De nombreux amis du disparu passent désormais des heures quai Wilson : « Ici on est ensemble, on essaie de garder espoir, même si c’est difficile, souligne Aliyah. Mais c’est mieux que de s’effondrer chez nous. »

« Ça ne méritait pas la cavalcade qui a suivi »

Un premier « rassemblement-hommage » a ainsi été orchestré quai Wilson vendredi soir. A cette occasion, Marc Hamon, 67 ans, artisan menuiser à la retraite, et Lysiane, sa compagne, étaient venus exprimer leur « solidarité » et leur « colère ».

« Le 21 juin, on est passés sur le site une première fois à 21 heures et on a été choqués de voir que les autorités n’avaient pas pensé à installer la moindre barrière de protection, rapporte M. Hamon. On s’est dit que c’était la chronique d’une catastrophe annoncée. A 1 heure, sur notre retour, l’ambiance était bon enfant. Mais il y avait ce problème de sécurité. Il suffisait qu’un jeune, un peu alcoolisé, ait envie de faire ses besoins dans la Loire et l’accident pouvait arriver. » « Ces jeunes ont le droit de s’exprimer sur une musique qui leur plaît, reprend Lysiane. Et quand bien même l’un d’eux a remis le son après que les policiers ont demandé l’arrêt de la fête, ça ne méritait pas la cavalcade qui a suivi. »

L’Inspection générale de la police nationale a été saisie afin d’établir précisément les circonstances de l’intervention, qui suscite la controverse jusque dans les rangs de la police.

Le collectif Média’son, qui vise à promouvoir les musiques électroniques et à favoriser le dialogue entre organisateurs de free-party et autorités, s’attelle à coordonner les témoignages en vue de déposer, en début de semaine prochaine, une plainte collective pour « mise en danger de la vie d’autrui ».

Yan Gauchard (Nantes, correspondant)


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