La République, de 1792 à sa crise actuelle

dimanche 12 mai 2019.
 

- Le détricotage du modèle républicain, cause majeure de la crise

- Entretien avec Stéphanie Roza, chercheuse au CNRS, spécialiste des Lumières.

- On commémore ces jours-ci l’ouverture des États-Généraux, prélude à la Révolution française. Que reste-t-il, aujourd’hui de la Révolution ?

La chute du Mur de Berlin, et le recul de la culture communiste qui s’en est suivi ont un peu effacé la mémoire de la Révolution française, comme d’ailleurs celle de la Révolution russe d’octobre 1917. Alors que le bicentenaire de 1989, puis les 80 ans de la Révolution russe en 1997 avaient déclenché d’intenses polémiques, le centenaire d’Octobre est passé presque totalement inaperçu en 2017.

Concernant la Révolution française en particulier, il devient urgent de redresser la barre, car peu de gens et même de militants se souviennent aujourd’hui des grands événements qui l’ont rythmée, comme l’insurrection populaire qui, le 10 août 1792, a mis fin à une monarchie millénaire. Pourtant, l’héritage révolutionnaire reste vivant en France, comme en attestent, par exemple, les nombreuses et positives références aux sans-culottes qui n’ont pas manqué de fleurir quand les gilets jaunes sont entrés en scène, à l’automne 2018. Les Français continuent de cultiver un certain égalitarisme qui est moins fort dans d’autres pays ; la culture politique nationale reste marquée par le républicanisme social, produit des Lumières françaises.

Ce républicanisme social, comment le caractériser ?

L’Antiquité grecque et romaine a inventé le républicanisme, cette tradition politique qui exalte le primat de l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel, et insiste sur l’implication du citoyen dans la vie de la Cité. C’est l’idée aussi que nous ne pouvons être pleinement humains que dans des rapports d’égalité avec les autres, et par la participation politique. Ces thèmes sont repris dans l’Europe moderne à partir de Machiavel, qui le premier pense que la vertu civique peut sauver la liberté des villes italiennes face aux envahisseurs de l’étranger et aux despotes de l’intérieur.

Au XVIIIe siècle, des philosophes comme Mably ou Rousseau donnent à cette vertu civique une coloration nouvelle. Contrairement à Machiavel et à la plupart de ses successeurs, ils vont se distinguer par leur insistance sur les droits politiques et sociaux du peuple. Ils font valoir que la république a besoin d’égalité sociale ; qu’elle doit prendre des mesures pour empêcher que les riches ne deviennent trop riches, et pour que les pauvres mangent à leur faim. Sur le plan politique, Rousseau introduit l’idée de "souveraineté populaire" en considérant que la loi ne peut être juste qu’à condition que ceux qui la votent soient les mêmes que ceux qui s’y soumettent. Les femmes, soit dit en passant, sont exclues de ce beau raisonnement !

Le républicanisme social est donc un produit des Lumières…

Oui. Les Lumières françaises sont un extraordinaire creuset d’où vont jaillir toutes les grandes options politiques de notre temps. A côté du courant dominant des Philosophes, plutôt modéré sur le plan des réformes politiques et sociales, un courant plus radical se fait entendre à plusieurs reprises. Autour de 1755 par exemple, une crise institutionnelle de la monarchie est l’occasion pour Mably d’écrire un manuscrit qui réclame la convocation des États-Généraux et la constitution d’une Assemblée permanente de représentants de la nation ! Dans les années 1770, la libéralisation du marché des grains, décidée par un ministre "éclairé", déclenche une polémique au sein même du camp des Lumières : faut-il mettre fin aux règlementations d’Ancien Régime ou protéger l’accès des plus pauvres aux denrées de première nécessité ? Mably, Rousseau, mais aussi Diderot, défendent alors la primauté du droit à la subsistance.

Comment le républicanisme social s’exprime-t-il dans la courte séquence de la Révolution française ?

Sous la Révolution, Rousseau et Mably (même si ce dernier a été oublié depuis…) sont des figures tutélaires pour les sans-culottes. Robespierre est un rousseauiste revendiqué : après la proclamation de la République à l’automne 1792, il propose de soumettre le droit de propriété au droit de chacun à la subsistance : « Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui. Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables ». La Terreur jacobine est restée dans l’historiographie comme une période de répression politique, mais il faut se souvenir aussi de son volet socio-économique : embryon d’assurance sociale contre la pauvreté et la maladie, redistribution de certains biens des aristocrates émigrés à l’étranger, un niveau maximum décrété sur le prix des produits de première nécessité. La Constitution de 1793, jamais appliquée, prévoyait la possibilité pour les assemblées d’électeurs de révoquer leurs députés, d’approuver ou de rejeter une loi. C’est la plus démocratique qui ait jamais été votée en France.

Et après la Révolution française ?

L’œuvre de Robespierre et ses compagnons reste dans la mémoire des militants républicains et irrigue le mouvement ouvrier naissant : socialistes et surtout communistes sont les héritiers de la Révolution, et de la Conjuration babouviste pour l’Égalité, qui a avorté en 1796. Près d’un siècle de lutte sera nécessaire pour affermir les institutions républicaines et écarter définitivement le danger royaliste. Mais la République sociale, bien sûr, on l’attend encore !

Certaines avancées obtenues au sortir de la Seconde Guerre mondiale prolongent les orientations des robespierristes sur le plan de l’égalité : la Sécurité sociale, la mise en place d’un système de retraites par répartition, puis en 1958 l’assurance chômage, assuraient une forme de redistribution républicaine et avaient pour fonction de protéger les citoyens, même les plus fragiles, de la misère, et de préserver leur dignité en les dispensant de mendier leur subsistance. Depuis une quarantaine d’années, ces avancées sont peu à peu battues en brèche par les gouvernements. Quant à la révocabilité des élus ou à la possibilité pour les citoyens de porter une proposition de loi, elles n’ont jamais été tentées, sauf sous la Commune de Paris, pendant quelques semaines, au printemps 1871 ! Le détricotage actuel du modèle républicain français est une cause majeure de la crise que nous traversons, une crise sociale, politique mais aussi morale. Nous ne sommes pas faits pour vivre dans la concurrence permanente de tous contre tous et la peur de tomber, ou de rester dans la pauvreté sans que personne s’en soucie.

Aujourd’hui, que reste-t-il du républicanisme social ?

La gauche est l’héritière naturelle de ce courant d’idées et de luttes. Robespierre, Babeuf, Jaurès en sont des figures tutélaires dans notre pays. À ce socle social, il faut ajouter le féminisme et l’anti-impérialisme, défendus dès 1789 par des gens comme Babeuf lui-même, Mary Wollstonecraft, ou Toussaint Louverture, ce « jacobin noir » qui se porta à la tête de la lutte antiesclavagiste et anticolonialiste à Saint-Domingue. Je pense qu’il faut que tous les militants du progrès social et de la démocratisation de la vie politique se regroupent à nouveau autour de ces valeurs. Le combat contre les oppressions ne se divise pas : l’égalité est un tout, et le XVIIIe siècle français est le berceau des combats progressistes universels. Aujourd’hui où nos forces sont affaiblies, nous avons besoin de revenir aux fondamentaux pour nous reconstruire.

Propos recueillis par Antoine Prat.


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