Ultra-violences du 1er Mai – par le collectif des 34 interpellés de la Pitié-Salpêtrière

lundi 13 avril 2020.
 

Réunis dans un collectif baptisé « des 34 de la Pitié », une partie des interpellé·e·s de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière a livré samedi sa version des faits des événements du 1er Mai, lors d’une conférence de presse. Ils disent avoir été victimes d’« abus de pouvoir » et de « violences psychologiques » lors de leur trente heures de garde à vue.

Au tour des 34 interpellé·e·s de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière de livrer leur version des faits. Alors que la version du ministre de l’intérieur – qui avait fustigé une « attaque » de l’hôpital par des manifestants avant de revenir sur ses propos – a été contredite par les faits, une grande partie des interpellés, réunis dans un collectif baptisé « des 34 de la Pitié », ont dénoncé samedi des « abus de pouvoir » et des « violences policières ». « La manifestation déclarée et autorisée s’est transformée en cauchemar traumatisant », ont-ils déclaré, en précisant s’exprimer non pas « au nom des 34, mais au nom d’une majorité ».

À l’occasion d’une conférence de presse organisée dans un local prêté par la CGT, et accompagnés de l’avocat Arié Alimi, une dizaine d’entre eux ont lu, tour à tour, un texte commun, revenant notamment sur les faits qui ont précédé leur interpellation. Rappelant qu’ils étaient en train de « manifester sur le parcours autorisé d’une manifestation déclarée et autorisée », mercredi 1er mai, ils affirment avoir subi un assaut de CRS, au milieu d’épaisses fumées de lacrymogènes : « Un cordon de CRS est venu couper le cortège et stopper l’avancée de la partie du cortège dans laquelle nous étions. Le cortège s’est retrouvé encerclé par devant et par derrière par des CRS. Nous avons subi une pluie de lacrymogènes et de LBD dans un incroyable mouvement de foule, tout le monde était visé, y compris des personnes âgées et des enfants. »

Le collectif des « 34 de la Pitié » souligne que c’est pour fuir les « ultraviolences policières » – « coups de matraque », « canon à eau », « LBD », « nuage de lacrymogènes » – , et dans « la panique », qu’ils se sont réfugiés derrière la grille qui était ouverte selon eux. « Pour respirer, car nous étions terrifiés », insistent-ils, et « sans réaliser pour certains que nous pénétrions dans l’enceinte d’un bâtiment public ».

Sur la vidéo prise par un membre du personnel de l’hôpital (ci-dessous), on voit plusieurs manifestants tenter d’ouvrir la porte du service de réanimation pour y entrer, avant d’en être dissuadés par le personnel qui leur explique : « C’est la réanimation ici, il y a des malades. »

[Vidéo Salpetrière - Nejeh Ben Farhat © Mediapart]

« Certains d’entre nous se sont fait soigner par des street médics, tandis que les infirmiers et médecins de l’hôpital nous distribuaient du sérum physiologique pour apaiser les effets des gaz lacrymogènes. Les CRS nous ont brusquement et sans aucune raison chargé du côté de la grille, tandis qu’à l’autre bout de l’allée, les voltigeurs sont arrivés, les deux groupes ont sorti leurs matraques en nous menaçant », poursuit le collectif dans son récit. Tout s’est passé très rapidement. Nous avions peur. Nous nous faisions charger des deux côtés, sans sommation, la seule issue possible semblait être l’escalier de l’hôpital. Nous avons couru et nous sommes montés sur l’escalier, nous demandions le droit d’asile. »

« À aucun moment nous ne savions qu’il s’agissait du service de réanimation. Ce n’était indiqué nulle part », ont-ils insisté. Nous ne sommes jamais rentrés dans le bâtiment, ce n’était ni une attaque ni une intrusion violente. (...) Nous n’avons à aucun moment fait preuve de violence. » Un témoignage qui confirme les enquêtes de plusieurs médias, dont celle de Mediapart.

Selon leur récit, ils sont ensuite descendus de l’escalier à la demande des CRS, « sans discuter, sans résistance et pacifiquement ». « Ils nous ont rassemblés sur l’herbe, certains allongés, face contre terre, nous nous sommes fait fouiller, un par un, certaines femmes ayant été fouillées par des hommes. (...) Certains étaient menottés, d’autres non. (...) Nos pièces d’identité ont été ramassées sans que nous sachions ce qui nous était reproché. (...) Nous ne comprenions pas la situation », ont-ils expliqué.

Arrivé au dépôt du Quai des Orfèvres, leurs feuilles d’interpellations leur ont été distribuées avec différents motifs : « intrusion », couplé pour certains à « rassemblement en vue de violences » ou « violences » ou « dégradations ». « Tout le monde était choqué, nous ne comprenions pas d’où sortaient ces accusations », assure le collectif.

Ils affirment que certains ont « subi des violences dès l’arrivée » : « Fouilles abusives en public, port des menottes injustifié, dégradation des biens personnels ». Ils ont ensuite relaté les conditions difficiles de leurs « 28 à 30 heures » de garde à vue, émaillées selon eux d’« une pression morale violente et inadmissible ». « Trois femmes ont été isolées dans une cellule de dégrisement d’environ huit mètres carrés avec caméra pendant trente heures. D’autres étaient en cellules partagées mais ne disposaient que de deux matelas pour quatre, ou n’ont pas pu manger de repas avant le lendemain 13 h. Certains ont eu leurs lunettes de vue retenues lors de la fouille et ont dû signer des papiers sans savoir à quoi ils s’engageaient. Ils nous ont mis dans des cellules surchauffées ou glaciales, à même le sol. Certains n’ont pas eu accès à leurs médicaments pendant la durée entière de la garde à vue, ont demandé un médecin qu’ils n’ont jamais eu », ont-ils énuméré.

Ils dénoncent également des « violences psychologiques » : « Il s’agissait de nous faire croire tout et n’importe quoi quant à l’issue de notre garde à vue, entre une sortie au bout de deux heures et un déférement au dépôt pour passer au tribunal de grande instance, qui peut se suivre d’une comparution immédiate. (...) Dans la nuit, de nouveaux chefs d’accusation sont apparus sur les feuilles d’interpellation de certains : bande armée et utilisation d’objets explosifs. Tout cela n’avait aucun sens. Nous n’avons pas tous pu voir nos avocats avant de réaliser nos dépositions. (...) Certains d’entre nous ont été appelés en pleine nuit pour leur déposition », affirment-ils. Pour certains, les questions étaient posées de façon à nous inculper, tandis que d’autres se faisaient amadouer pour témoigner. Certains se sont fait insulter et humilier lors de ces dépositions, étant menacés d’être renouvelés de garde à vue pour 24 heures et de finir au dépôt le vendredi soir. (...) Tout était mis en place pour nous forcer à témoigner malgré notre droit de garder le silence. »

Ils estiment avoir été « victimes d’un engrenage politique dont [ils n’étaient] pas responsables », voyant leur garde à vue prolongée à 16 h jeudi 2 mai, pour les besoins de l’enquête, dans un contexte de forte médiatisation. Ils ont finalement été libérés à partir de 20 h, « sous le choc » après « 30 heures d’incompréhension, d’injustice et de peur », soulignent-ils.

Ils ont indiqué être encore visés par une enquête préliminaire. « Nous ne sommes pas libres d’un point de vue juridique », ont-ils conclu, après avoir notamment remercié les « travailleurs et travailleuses de l’hôpital de la Salpêtrière qui ont fait émerger la vérité ».

« Psychologiquement, j’ai pris cher »

Mediapart a recueilli lest témoignages de deux des interpellés et d’une infirmière et déléguée CGT – qui s’expriment chacun·e en leur nom et non en celui du collectif :

Paco*, 50 ans, topographe-géomètre

« Je n’appartiens à aucun parti politique, aucun syndicat, mais par contre j’ai les yeux ouverts. J’ai soutenu les gilets jaunes, mais je n’ai pas manifesté avec eux. Le 1er Mai pour moi c’est une fête populaire, j’aime cette fête, il m’arrive fréquemment de la faire, je voulais qu’il y ait plus de gens pacifistes que violents. La rue est au peuple, il était important que nous y soyons, et nous étions nombreux mercredi.

Nous étions [le groupe des 34 – ndlr] un mouvement pacifiste. Dans le lot, il y avait des gens d’horizons différents, des retraités, des jeunes, des couples, un échantillon représentatif de la population, en tout cas des gens pacifistes et ça, les policiers auraient dû le détecter tout de suite. Le personnel de l’hôpital l’avait vu. J’ai pris du gaz bien comme il faut, on était tous apeurés. Notre seule façon de nous replier, c’était de prendre cet escalier, sur le coup je n’ai même pas vu que c’était un hôpital.

J’ai subi des conditions de détention absolument inacceptables et inhumaines. Nous avons été considérés comme des chiens, pour ne pas dire comme des terroristes. Nous avions des lits métalliques sans matelas, j’ai été contraint de dormir par terre, lumière allumée, chauffage à fond, fenêtres qui ne s’ouvraient pas. J’ai demandé un matelas – certains en avaient –, on m’a dit non. J’ai tapé pendant 30 minutes sur la porte pour aller aux toilettes.

J’ai été obligé de signer des documents alors que je n’avais pas mes lunettes et je ne savais pas ce que je signais. Je les ai réclamées, je voyais bien que ça ennuyait les officiers de police judiciaire qui clairement étaient là pour prêcher le faux pour avoir le vrai. J’ai eu très clairement des remarques disant qu’il fallait que je me dépêche, etc.

J’ai 50 ans, je suis en famille recomposée avec cinq enfants, j’ai un casier judiciaire vierge, je n’ai jamais eu affaire à la police de ma vie, tout cela a dû se voir dès la première heure une fois qu’ils ont eu mon nom... J’étais au chômage, je commençais un nouveau travail le 2 mai, je n’ai pas pu prévenir mon employeur que je ne pourrais pas être là...

Il faut considérer les gens, et respecter la règle numéro un : la présomption d’innocence. Actuellement, la police, c’est la présomption de culpabilité, on est d’abord coupable avant d’être innocent. Et même si on était coupable, les conditions de détention sont inacceptables. On ne traite pas les humains comme ça. La façon surtout dont ont été considérées les femmes est particulièrement inadmissible.

Ça a été très dur, psychologiquement j’ai pris cher. Je vais prendre contact avec un psy. Depuis la fin de ma détention, je ne mange plus, je n’ai dormi que quatre fois une demi-heure, je n’y arrive pas. Ils ne se rendent pas compte du traumatisme qu’ils créent.

Il y a les élections européennes très bientôt, on sait qu’il va y avoir 60 % d’abstentionnistes. C’est qu’il y a un gros problème dans cette démocratie, il serait grand temps que nos politiques ouvrent les yeux. »

Loïc*, 20 ans, étudiant à Nanterre

« J’ai été interpellé pour “groupement en vue de commettre des dégradations” et “intrusion dans un hôpital”. J’étais en cellule avec un codétenu, on n’avait pas de matelas, pas de couverture, juste un cadre de lit en métal, pas de papier toilette, les fenêtres étaient ouvertes, il faisait froid, il y avait du bruit toute la nuit. On nous narguait. Un policier m’a dit : « T’es étudiant, pourquoi tu viens à la manif des travailleurs toi ? » On a signé nos dépositions à 1 h 30 du matin. On nous a mis une vraie pression psychologique. Moi j’ai pu avoir une collation le lendemain matin, puis voir mes avocats vers 10 h ou 11 h. Au moment de la sortie, c’est tout qui retombe d’un coup, on a l’impression que c’est fini, et après on apprend le lendemain qu’on est encore dans le cadre d’une enquête préliminaire, que nos téléphones sont peut-être sur écoute, que les médias vous regardent. Sur les télés de ma fac à la cafète, c’est nous à l’écran... La pression psychologique a limite augmenté depuis la sortie. »

Florence Bédague, infirmière, déléguée CGT

« Quand on a appris ce qu’il s’est passé, on s’est immédiatement rendus dans le bâtiment de la réanimation. Les collègues étaient choqués de l’ampleur, la folie que ça prenait : l’arrivée d’une compagnie de CRS, de deux directeurs, de Castaner en voiture noire avec des motards. C’est ça qui a vraiment choqué le personnel, ça a pris des proportions vraiment énormes. On a pu intervenir rapidement grâce à RTL, TF1, BFM, etc. J’ai pu dire rapidement que les personnes qui étaient là, étaient là pour se sauver et échapper aux CRS et à toute la violence qu’il y avait – étant moi-même dans la manifestation, j’avais pu le constater.

Quand on m’a interrogée sur la soi-disant sanctuarisation de l’hôpital, ça nous a fait bien rigoler parce que nous, à ce moment-là, aux urgences il y avait le CRS qui était blessé, et à côté tous les blessés de la manifestation, il y avait plein d’éclopés et les collègues étaient débordés aux urgences. L’hôpital n’est pas un sanctuaire, il est là pour accueillir les blessés et accueillir tous ceux qui sont en difficulté. Donc, échapper à une manifestation violente et rentrer dans un hôpital pour se protéger, c’était la moindre des choses. Le hasard a fait que cet escalier arrivait au service de réanimation. La direction et le gouvernement ont monté ça en épingle. »

Marine Turchi


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