« Le projet européen est dans une position intenable »

mercredi 24 avril 2019.
 

Économiste et sociologue allemand, Wolfgang Streeck a longtemps dirigé l’Institut Max Planck de Cologne. Il a obtenu une reconnaissance internationale avec la publication de son essai Du Temps acheté. La Crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique (Gallimard, 2014). Il livre dans cet entretien un regard acéré sur l’Union européenne et la domination allemande en Europe.

Dans votre essai Du temps acheté, vous vous opposez à la légende dorée de la construction européenne. Pour vous, le projet européen comportait, dès le début, une dimension a-démocratique, voire anti-démocratique ?

Ce projet a différentes racines. Le « projet européen » – attention, chacun donne à cette formule un sens différent ! – devait institutionnaliser, en Europe, cet Etat capitaliste social-démocrate, régulé par l’Etat, que les Etats-Unis avaient développé dans le cadre du New Deal. Il devait en même temps aider à endiguer le communisme. Vers la fin des années 1950 il est devenu de plus en plus favorable à l’économie de marché ; les ordolibéraux allemands, qui avaient perdu (dans un premier temps) leur combat contre Adenauer et le corporatisme catholique, ont vu la Communauté Economique Européenne comme un levier permettant d’imposer, en Allemagne aussi, un ordre économique libéral. Dans les années 1980, la chose a été tranchée : terminée, la vieille sociale-démocratie ; place à une économie concurrentielle néolibérale et « mondialisée » ! Elle devait être immunisée contre les résistances populaires : cela explique les institutions si particulières de l’UE et de l’Union Economique.

Vous présentez l’Union économique et monétaire comme une camisole au service des marchés. Pourquoi ?

Je ne présente pas les choses aussi simplement. Mais dans les années 1990, l’union monétaire est apparue également comme un instrument de consolidation fiscale par réduction des dépenses de l‘Etat ; on voulait ainsi, après les crises financières américaine et suédoise, regagner la confiance des marchés financiers. L’Union monétaire n’est pas soutenue par une union politique ; elle ne peut donc être régie que par des règles rigides, et par une Banque centrale commune ; il n’y a pas de gouvernement commun. Ainsi a-t-elle conduit à une domination des juristes et des technocrates qui ne disposent d’aucun pouvoir démocratique au nom duquel ils pourraient s’opposer aux exigences des marchés financiers (ce que par ailleurs ils ne peuvent pas vouloir, puisqu’il s’agit pour eux de discipliner les populations afin de favoriser l’accumulation du capital).

En particulier, vous vous montrez très critique au sujet de l’euro. Pourquoi ?

Je ne suis pas le seul à critiquer l’euro ! L’union monétaire contraint les Etats-membres à appliquer une seule et même politique de monnaie forte. Une telle politique est bien adaptée à la structure économique et à la nature économique des pays du Nord, mais fait obstacle à la satisfaction des besoins de pays comme la France ou l’Italie. Elle favorise une croissance tirée par l’exportation, mais constitue un handicap pour une croissance reposant sur le marché intérieur. Pour résumer, on pourrait dire que l’Italie a besoin de plus d’inflation que l’Allemagne, et la France de plus de déficit public. Or, ces deux choses n’ont pas leur place dans une union monétaire avec l’Allemagne. Et l’Allemagne ne peut y consentir, car en dernière instance ce serait à elle d’en supporter les coûts. De sorte que l’euro divise les peuples d’Europe, au lieu de les unir.

L’UE a longtemps réussi à « acheter du temps », à conforter les marchés sans précipiter de crise politique et sociale ouverte. Peut-on dire que, depuis la crise de 2008 et surtout la crise grecque,l’opposition entre intérêt des peuples et intérêts des marchés défendus par l’UE apparaît plus clairement ? Ou bien pensez-vous que l’idéalisation de l’Europe continue à faire écran ?

Oui, la crise a évidemment fait apparaître le conflit entre les marchés financiers et les peuples, mais aussi entre les différents peuples européens, et entre le Capital et le Travail. Au demeurant, je ne sais pas bien de quelle « idéalisation » vous parlez. Aujourd’hui, tout le monde sait que l’Euro ruine la France et l’Italie comme il a ruiné la Grèce. Le problème est que personne ne sait comment on peut en sortir. Mais personne, aujourd’hui, avec l’expérience que nous avons de l’union monétaire, ne résignerait le traité de Maastricht.

Quel est selon vous le rôle spécifique de l’Allemagne dans l’édifice européen ? Vous n’avez pas hésité à parler, à ce sujet, d’un « Saint Empire germanique d’Europe »…

Oui, j’aurais aussi bien pu dire un « Saint Empire européen des Allemands » . Et bien sûr, c’est encore d’actualité. Cependant les résistances grandissent, que ce soit à l’Est, où l’on ne veut pas se laisser dicter une politique migratoire par Berlin, ou bien au Sud et à l’Ouest, où la politique économique allemande de « stabilité » fait d’énormes dégâts. Renzi a disparu, Macron est encore là, mais peut-être plus pour très longtemps. L’Allemagne doit comprendre que ce qu’elle tient pour les intérêts de l’Europe n’est en vérité rien d’autre que les intérêts de l’Allemagne, et que d’autres pays ont d’autres intérêts que ceux de l’Allemagne, qui doivent être respectés. Cela exigerait beaucoup plus de flexibilité et plus d’autonomie de chaque État dans l’architecture institutionnelle de l’Europe. Toutefois, les traités européens (la quasi-constitution de l’UE) sont rédigés de telle sorte qu’ils sont à peine révisables : le processus de ce qu’il est convenu d’appeler l’ « intégration » devait être irréversible. Voyez les difficultés qui se posent à un pays tel que la Grande Bretagne, qui cherche seulement à quitter l’UE. Les changements dans une constitution politique non-révisable ne peuvent pas intervenir dans le cadre d’une réforme, mais seulement à travers une révolution.

Propos recueillis et traduits par Clément Fradin et Antoine Prat


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