Faut-il supprimer l’impôt de solidarité sur la fortune ? (par Vincent Drezet, membre du CS d’ATTAC et secrétaire national du SNUI)

dimanche 20 novembre 2016.
 

L’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) a constitué l’essentiel du débat fiscal de ces derniers mois. Il devrait retrouver une certaine actualité à l’occasion des prochaines mesures fiscales, Nicolas Sarkozy ayant annoncé son intention de le dépecer grâce au rabaissement du bouclier fiscal et à la création d’une nouvelle niche fiscale en son sein. Ceci devrait s’accompagner d’un recul important des droits de succession, réduisant ainsi la fiscalité du patrimoine à la portion congrue.

L’opinion s’est montrée intéressée par ce sujet symbole tout à la fois de la solidarité par l’impôt et du clivage « droite gauche ». Qu’on le comprenne ou qu’on le dénonce, l’exil fiscal de Johnny est venu alimenter une discussion qui n’aura pour autant pas débouché sur un véritable débat fiscal. Occupant une place inversement proportionnelle à celle qui est la sienne dans les recettes fiscales (à peine 1,5 % des recettes fiscales de l’Etat), l’ISF aura montré toute sa dimension symbolique en cristallisant de nombreuses passions, au point qu’il a largement occulté les enjeux fiscaux fondamentaux sur la place et le rôle de l’impôt dans notre société.

Certains veulent conserver cet impôt symbole de la solidarité entre « riches et pauvres », d’autres estiment qu’il est anti-économique, voire même anti-social. Tout aurait donc été dit sur l’ISF. Tout ? Voire... Car à trop se satisfaire d’une opposition systématique et prévisible entre défenseurs et détracteurs de l’ISF, on en oublierait presque la hauteur de vue nécessaire au débat fiscal et à l’analyse de l’insertion de notre fiscalité dans les politiques sociales et économiques du pays, elles-mêmes largement conditionnées par le contexte international.

Disons-le simplement, la question de l’existence même de l’ISF mérite d’être posée. Non pas pour satisfaire à une « mode » ou à un quelconque courant de pensée dominant, mais simplement pour reposer sereinement les enjeux fiscaux. Disons-le également d’emblée, la réponse à la question « faut-il supprimer l’ISF ? » n’est sérieusement ni évidente, ni simple à apporter. Non pas du fait de la passion qui entoure cet impôt, mais parce que l’ISF fait partie d’un tout, notre système fiscal, dont il convient d’examiner les contours à la lumière de ses objectifs.

Car c’est bien de la question des objectifs assignés à l’impôt dont il s’agit. On distinguera ici deux grandes familles de pensée. Le débat est en effet vif entre partisans d’un État minimal financé par quelques impôts proportionnels faussement présentés comme étant neutres (TVA par exemple) donc dépourvus de tout rôle dans la réduction des inégalités, et défenseurs d’une fiscalité certes efficace dans le financement de l’action publique mais également redistributive afin de réduire les inégalités. Tous s’accordent cependant sur le caractère incitatif de l’impôt, mais avec des vues toutefois différentes. Les premiers voient dans la multiplication de mesures dérogatoires la possibilité de réduire une contribution jugée excessive, les deuxièmes confèrent aux incitations des objectifs sociaux, environnementaux ou économiques dûment mesurés dans leur coût et leur efficacité. On comprendra aisément que les partisans de l’ISF se recrutent chez les partisans d’un impôt redistributif et que ses détracteurs préfèrent réduire la portée de la fiscalité en général, et de la redistribution en particulier. C’est donc bien ce débat sur la place et le rôle de la fiscalité qui est essentiel.

Dans notre société, les politiques publiques jouent un rôle important dans l’activité économique et la cohésion sociale. Les services publics y jouent un rôle central, dans l’éducation par exemple. Chacun retirant un bénéfice de l’action publique (ménages et entreprises), il est légitime que tous y contribuent. Se pose alors la question des « capacités contributives » (termes de l’article 13 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen) de chacun et de la façon dont sera levée la « contribution commune » nécessaire au financement de l’action publique. Plusieurs constats peuvent être dressés pour légitimer un système fiscal fondé sur plusieurs assiettes (revenus, dépense, patrimoine) et sur des impôts progressifs. Ainsi, la distribution primaire des revenus et des patrimoines est inégalitaire. Il est aisé d’en déduire ce qui suit : imposer les revenus à taux proportionnel reconduit voire amplifie les inégalités, imposer la consommation à taux proportionnel revient à taxer davantage les ménages qui consacrent tout leur revenu (ou l’essentiel) à la consommation que ceux qui peuvent épargner et alléger la charge des détenteurs de patrimoines importants revient à imposer davantage ceux qui tirent leur richesse du travail que ceux qui tirent leurs revenus de placements. Par ailleurs, si l’on considère que l’utilité marginale d’un euro supplémentaire gagné diminue au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie des revenus et que, de plus, les inégalités de revenus et de patrimoine résultent la plupart du temps de situations antérieures (accumulation de patrimoine des générations précédentes, déterminants sociaux...), alors corriger les inégalités est un objectif essentiel et pleinement légitime de l’impôt.

La nature même de l’ISF n’est pas solidement établie : impôt assis sur le stock de patrimoine, l’ISF est en réalité payé par les revenus, d’activité ou de patrimoine. En effet, la quasi-totalité des redevables de l’ISF ne vendent pas une partie de leur patrimoine pour le payer. Le syndrome de « l’île de Ré » reste bien une exception, même s’il faut admettre qu’il a partiellement décrédibilisé l’ISF. Ce dernier apparaît donc en réalité comme une forme de surtaxation des plus riches, entendu au sens de ceux qui détiennent un patrimoine significatif. Car il faut tout de même détenir un patrimoine net, c’est-à-dire abattements, exonérations et dettes déduits, supérieur à 760.000 euros pour payer l’ISF. Mais c’est un fait, de nombreux ménages, certes aisés mais pas réellement « fortunés » pour autant, se retrouvent à payer un ISF de quelques dizaines ou centaines d’euros. Il y a en effet peu de points communs entre un ménage de 70 ans payant 400 euros d’ISF (ce qui correspond à un patrimoine net taxable d’environ 833.000 euros) et un célibataire de 40 ans réglant 286.000 euros (soit un patrimoine net d’environ 20 millions d’euros), sauf celui de payer l’ISF.

En théorie, l’impôt sur le patrimoine, qu’il s’agisse d’ailleurs de l’ISF ou des droits de succession, constitue donc un instrument anti-accumulation, donc anti-inégalités. En pratique peut-on rétorquer, le fait que quelques redevables de l’ISF, parfois réellement fortunés, parviennent à y échapper ou à fortement le réduire, grâce à quelques niches biens utilisées et à une mobilité internationale du capital bien optimisée, affecte fortement son efficacité et sa légitimité. Par ailleurs, la question est de savoir si le système fiscal ne pourrait pas être aussi efficace, voire plus, dans la réduction des inégalités tout en se débarrassant d’un impôt dont la forte dimension symbolique s’avère être finalement peu efficace et qui, de plus, empêche un débat fiscal sur la nature même de la fiscalité. Admettons également que, dans une économie ouverte, la question des délocalisations fiscales n’est pas anodine. Mais pour l’étudier sereinement, il faudrait disposer d’une étude réellement exhaustive sur le nombre et le profil des exilés fiscaux, sur les retours en France et sur les installations d’étrangers en France. Or, les seuls chiffres avancés sont ceux des départs à l’étranger, ce qui ne donne qu’une lecture partielle et encourage une analyse partiale du phénomène.

Pour provocatrice qu’elle puisse paraître, la question de la suppression de l’ISF ne peut cependant pas être balayée d’un revers de la main et doit être mise à l’épreuve du débat fiscal. Si l’on considère que le patrimoine se constitue grâce aux revenus, alors l’imposition des revenus est la plus à même de limiter l’accumulation en amont de sa constitution. Il faut donc pour cela un impôt progressif, touchant davantage les plus hauts revenus, car ce sont ceux qui vont par construction donner lieu à la constitution de patrimoines importants et de rentes. En théorie, on peut donc tout à fait imaginer qu’un système fiscal sans ISF puisse répondre aux grands objectifs de la fiscalité. Il conviendrait alors de disposer d’un impôt sur le revenu véritablement progressif, qui impose tous les revenus et dont l’assiette ne soit pas mitée par les niches fiscales. Par ailleurs, une suppression de l’ISF rendrait indispensable le maintien voire le renforcement des droits de succession et de donation. En pratique, la tendance actuelle ne va cependant pas dans ce sens. L’impôt sur le revenu a connu un mouvement de repli illustré par la hausse du poids des niches fiscales, la baisse des taux (et du nombre de tranches) du barème et la place croissante de l’imposition proportionnelle (sur plus values et revenus financiers) alors que, dans le même temps, plusieurs mesures réduisaient l’imposition du patrimoine (mesures en faveur des donations, relèvement des abattements et création d’un abattement à la base en matière de droits de succession). Enfin, la prochaine diminution des droits de succession devrait aggraver ce déséquilibre de la fiscalité au détriment de la réduction des inégalités.

Certains avanceront que l’ISF a été supprimé dans la plupart des pays, qu’il contribue à la fuite des capitaux, qu’il est relativement peu équitable et que son coût de gestion est élevé. Mais en réponse, on soulignera qu’il est tout aussi vrai que l’imposition des revenus progressive est partout ailleurs largement supérieure à la nôtre, que la fuite des capitaux résulte avant tout de la liberté de circulation des capitaux (même en l’absence d’impôt sur la fortune, les capitaux circulent...) et du maintien de régimes ou de paradis fiscaux en l’absence d’harmonisation fiscale, que son rendement est tout de même singulièrement plus élevé que son coût de gestion (le coût de gestion de l’ISF était de 2,43 % en 2005) et que l’injustice de l’ISF réside avant tout dans le fait que certaines dispositions et la liberté de circulation des capitaux permettent de l’optimiser, c’est-à-dire de le réduire ou de l’éviter.

Il est donc aisé de comprendre que les conditions d’une suppression de l’ISF apparaissent objectivement loin d’être remplies car elles vont à contre-courant du mouvement actuel. Pour autant, la discussion mérite d’être menée : elle montre que le dogme est bien du côté de ceux qui veulent « le beurre et l’argent du beurre » (c’est-à-dire baisser l’impôt sur le revenu, supprimer l’ISF et les droits de succession) et que le débat sur le rôle de l’impôt reste plus que jamais d’actualité.

Article publié le 3 juin 2007


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