Montpon-Ménestérol (Dordogne) : « On ne se connaissait pas avant les Gilets jaunes et on en vient à former une famille »

lundi 14 janvier 2019.
 

Depuis le 17 novembre et malgré les pressions des gendarmes, les Gilets jaunes de Montpon-Ménestérol, en Dordogne, poursuivent actions et occupation de ronds-points. Ils ont même acheté une caravane pour se déplacer plus facilement. Au-delà de leurs revendications, ils y cultivent l’amitié et la solidarité.

La semaine a commencé fort pour les Gilets jaunes de Montpon-Ménestérol (Dordogne). Lundi 7 janvier à midi, ils étaient une dizaine autour du brasero à commenter la visite des forces de l’ordre le matin même sur leur campement. Alain, bonnet enfoncé sur le crâne, n’en revient pas : « J’ai 72 ans et je me fais tutoyer par les gendarmes ! » « Le respect devrait aller dans les deux sens. Mais l’adjudant-chef nous a discriminés en nous disant que si nous n’étions pas contents, nous n’avions qu’à changer de pays », s’indigne Julien, ancien militaire. « Le gouvernement veut nous pousser à la violence », analyse François, en recherche d’emploi après avoir fait « un peu de tout, de syndic d’immeuble à agent aéroportuaire ». « Et une partie de moi veut leur en faire baver. Mais une autre me dit qu’il faut rester le plus calme possible pour conserver l’adhésion de la population. C’est facile de fabriquer une petite bombe, les ingrédients sont en libre-service à Bricomarché. La faute est tentante, mais il ne faut pas lâcher. »

« Fin du mois le 15, halte » sur le gilet jaune d’Alain, 72 ans.

Ne pas lâcher, c’est le mantra de ce groupe d’habitants de Montpon et ses alentours, depuis la première marche du samedi 17 novembre. Christophe, intérimaire, y était avec sa femme, Sarah, et leurs enfants Thibault, 26 ans, Tanguy, 20 ans et Louna, 16 ans. Il se repasse l’histoire, dans le fumet des ailes de poulet et des chipolatas en train de griller sur le brasero. « On est revenus le lendemain et le dimanche soir, on a décidé de continuer. » Chaque jour, ils ont occupé le rond-point de l’A89 et mené cinq opérations « péage gratuit ». Puis ils ont décidé de s’installer durablement dix jours avant Noël. Le propriétaire de l’atelier de réparation automobile Roady les a accueillis sur son terrain, près de l’ancien Intermarché de Montpon, et le maire (ex-Parti socialiste, aujourd’hui La République en marche), Jean-Paul Lotterie, leur prête un barnum. « Chacun a apporté des chaises, des lits pliants, de quoi être bien. On a mis en place un roulement pour qu’il y ait toujours des gens qui dorment sur place et on prend les décisions en votant à main levée. » Entre quinze et vingt Gilets jaunes y font la fête pour Noël et le Premier de l’an « avec de la musique, un feu d’artifice, c’était vraiment bien ».

Julien, ancien militaire : « Il y aura des militaires qui quitteront l’institution. »

Jusqu’à l’expulsion, vendredi 4 janvier. « Les gendarmes nous ont dit que le préfet avait décidé d’évacuer et qu’il fallait qu’on soit partis à 17 h », raconte Christophe. Ni une ni deux, le groupe a décidé de devenir itinérant, dénichant une caravane sur Le Bon Coin et se cotisant pour rassembler les 250 euros demandés, « au lieu de 400 euros, parce qu’on est des Gilets jaunes ». Vingt-quatre heures plus tard, le nouveau campement était installé devant le supermarché discount Netto, sur un terrain de la mairie de Ménesplet, où il est toujours. Une caravane d’un rouge flamboyant, propriété du cirque Ullman, est venue compléter le camp de base. « C’est pas beau, tous ces gens réunis ? Pour faire des lois, il faut échanger, pas rester chez soi. J’aime qu’ils utilisent des caravanes plutôt qu’une cabane, parce que la mobilité permet d’accrocher des personnes de tous publics, justifie Joël, le circassien, passé dire bonjour. Julien assure la visite guidée. La caravane rouge abrite les couchages, au chaud grâce à un petit chauffage électrique. « Dans la caravane blanche, on a la cafetière et les dons », montre-t-il en ouvrant un placard rempli de boîtes de pâté. Plus tard dans la journée, deux panettones offerts par une cliente du Netto viendront compléter les stocks, ainsi que le cabas rempli et les sept baguettes d’un conducteur de camionnette.

« Pour partir étudier, il faut des finances »

Céline, conductrice de car scolaire : « Seule avec trois enfants, j’ai du mal à finir le mois. »

Dehors, le clairon joyeux des klaxons de soutien et les confidences échangées réchauffent autant que le café brûlant et la flambée de bois de palettes. « J’étais en CAE [contrat d’accompagnement dans l’emploi] à la mairie, un contrat de 26 heures qui m’allait bien parce qu’il me permettait de garder les enfants — la nounou coûte trop cher. Puis, un jour, plus de contrat. Quand j’ai demandé pourquoi, on m’a répondu que Macron les avait supprimés. Je suis en instance de séparation, on passe devant le tribunal le 24 janvier. Si je n’ai pas la garde des enfants, je suis à la rue complet », s’inquiète Marie. « La semaine dernière, ils m’ont bloqué mon compte en banque pour 1,27 euro de découvert », s’insurge Alain. À Julien qui leur demande ce qui leur fait « le plus peur », Corinne répond « mes enfants » et Steffy, 16 ans, de « ne pas réussir à mener ses projets » : « Je veux faire secrétaire dans l’armée mais pour ça il faut d’abord devenir gendarme adjoint. Le centre de formation est à Bordeaux. Pour partir étudier, il faut des finances, comment payer ? »

Marie, en recherche d’emploi depuis que son contrat aidé à la mairie a été supprimé. Les repas - ce mardi, saucisses grillées au brasero et potage - sont pris en commun.

On dresse la liste des employeurs du coin, de plus en plus courte au fur et à mesure que les années passent. Chantal, qui habite Saint-Seurin, enchaîne les CDD dans les vignes, en ce moment à Saint-Martin-de-Gurson. « Mais je suis très exposée au froid, à la chaleur. Le carburant pour faire la route, la nourriture que je mange dans ma voiture, c’est à ma charge. » Vient ensuite l’industrie : le fabricant de vitrages Technifloat, d’instruments de mesure Kimo et de matelas la Literie d’Aquitaine à Montpon, l’eau de source Cristalline à Saint-Martin-de-Gurson qui emploie une centaine de personnes. Les menuiseries Grégoire à Saint-Martial-d’Artenset, elles, « viennent de licencier 150 personnes, qui sont toutes aux prud’hommes aujourd’hui ». D’autres manquent à l’appel. La Saucisserie d’Aquitaine à Montpon, qui employait une vingtaine d’ouvrières, a fermé. De même que la chaudronnerie, qui faisait travailler une dizaine de personnes mais a baissé le rideau deux ans auparavant, et les cheminées du Périgord — une dizaine de salariés, fermeture six ans plus tôt.

Depuis le 17 novembre, les Gilets jaunes de Montpon ont déjà installé trois campements successifs.

Élodie, 33 ans, est devenue aide-soignante à l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) privé de Moulin Neuf, à dix minutes de route. « Je préférerais travailler dans le public, mais il n’y a plus de poste vacant à Vauclaire, l’hôpital psychiatrique de Montpon. Pire, ils ont transféré plusieurs pôles aux hôpitaux alentour, en proposant des primes de mobilité aux personnels. Aujourd’hui, on est obligé d’aller jusqu’à Libourne, Périgueux ou Bordeaux pour travailler. » Malgré la ligne Montpon-Ménestérol – Saint-Seurin – Saint-Médard-de-Guizières – Coutras – Libourne – Bordeaux, « si tu n’a pas de bagnole, ici, tu es mort », dit Corinne. En fonction de la distance, ce sont « entre 300 et 400 euros de diesel » qui partent en fumée de pot d’échappement chaque mois.

La voiture électrique, vantée par le gouvernement ? « Pour eux, l’écologie, ce sont des gamins qui descendent dans des mines extraire les minerais pour fabriquer les batteries de la voiture électrique, raille Marie. Des batteries qui, au passage, ne sont pas recyclables. On en fait quoi, on les enterre ? C’est encore la terre qui va prendre. » « C’est pour ça qu’ensuite, il y a des changements climatiques », abonde Steffy. « En France, l’écologie c’est de faire des voitures électriques et d’envoyer les vieilles voitures polluantes en Afrique, dénonce Joël. C’est une honte ! »

Le lendemain matin, à cinq kilomètres, Nadine et Sarah vendent à prix libre des petits gilets jaunes en feutrine confectionnés par le groupe sur le parking du supermarché Casino de Montpon. La cagnotte servira à payer l’avocat de Christophe, Thibault et Tanguy, interpellés lors d’une action de blocage d’un terminal de bus en décembre à Périgueux et dont le procès aura lieu le 21 janvier. Les deux femmes peinent à convaincre la première dame abordée, Liliane, aide-soignante. « On avait un gilet jaune sur la plage avant de la voiture, à cause du diesel qui augmentent et des petits qui ont un salaire mais ne s’en sortent plus. Mais on l’a retiré parce qu’on n’adhère pas à cette violence. Il faut trouver autre chose que casser des vitrines ou taper des policiers, qui se font suer pour 800 euros par mois. Je ne sais pas quoi, je ne suis pas une tête pensante. » « Mais justement, on vous demande d’être une tête pensante, puisqu’on veut une constituante composée de citoyens, réplique Sarah. Sinon, on pourrait tous retirer l’argent des banques ? » « Oui, ou alors ouvrir les péages, je trouvais ça bien », réagit Liliane, qui finit par donner dix euros. « Ils ne voient que ce qui passe sur BFM TV et sur Cnews, se désole Sarah une fois qu’elle s’est éloignée. Les gens ont peur de tout ce qu’ils entendent sur la guerre civile, le chaos. » Heureusement, les autres clients du Casino, dont bon nombre sortent le chariot rempli de viande en barquette — « il doit y avoir une foire au porc » —, témoignent davantage de soutien. « Ils m’ont enlevé 5 euros d’APL [aide personnalisée au logement] par mois et mon loyer augmente de 6 euros par mois chaque année », confie Maïté en glissant un billet dans la cagnotte. « J’ai installé un gilet jaune sur un mannequin devant ma maison », raconte Jacqueline en en donnant un autre. « Ils ont du mérite, ce serait bien que ça aboutisse, estime Jacky. Ensuite, ces questions, c’est politique, ce n’est pas de mon ressort. »

Cette déambulation sur le parking du Casino rend Nadine nostalgique. « J’ai passé 35 ans de ma vie dans ce magasin. J’étais responsable des rayons pain, fromage, pâtisserie et gourmet, à assumer des responsabilités de commandes pour 1.180 euros net par mois. J’aimais ce que je faisais, j’avais une bonne équipe, même si j’étais grande gueule et que je disais ce qui n’allait pas. Je revenais même les jours de repos aider aux inventaires, mon mari était fou ! Puis, un accident du travail m’a bousillé la vie, je n’ai pas pu reprendre et j’ai été licenciée. Ça a été un coup terrible : je me suis sentie bonne à rien et j’ai sombré. Mais j’ai fini par remonter », conclut-elle, le regard joliment souligné de bleu et fier sous son chapeau fluo.

Nadine : « J’ai passé 35 ans comme responsable au supermarché, avec des responsabilités, pour 1.180 euros par mois. »

Une histoire très similaire à celle de Sarah, qui adorait son métier d’aide-soignante à la maternité de Libourne. « J’étais en salle de travail, 1 % de choses dures et 99 % de bonheur. On laissait les mères accoucher dans la position la plus confortable pour elles. Je ne me lassais pas de les conseiller et de m’occuper de leurs bébés pour qu’elles puissent se reposer. » Une cadre hospitalière devenue son amie l’a encouragée à entrer à l’école d’infirmière, elle envisageait une formation de massothérapeute. Las, une opération pour un cancer de la thyroïde, en décembre 2008, et ses projets ont volé en éclats. « J’ai fait une décompensation neurologique. J’ai mis trois ans et demi à réapprendre à parler et à marcher. L’hôpital m’a mise en invalidité. » Aujourd’hui, elle aimerait reprendre une formation de doula, pour accompagner les parturientes. Mais les séquelles physiques sont encore trop importantes.

À l’heure du déjeuner, retour au campement pour le potage et les traditionnelles grillades. Les deux femmes y retrouvent Virginie, la sœur de Christophe, particulièrement remontée :

« Viens, Alain, on va s’inscrire à la gendarmerie !

— Pourquoi ? Tu veux devenir gendarme ? Ou t’inscrire comme voleuse, peut-être ?

— Mais non, comme Gilet jaune interdit de manifestation ! C’est ce qu’a dit Édouard Philippe hier soir à la télé : manifestations non déclarées interdites, cagoules interdites, création d’une liste des gens interdits de manifestation, comme chez les supporters ! »

Et de brandir son téléphone : « Je vais appeler la préfecture pour leur demander si je peux aller chercher mes enfants à l’école à 16 h. »

Après dix sonneries, elle raccroche et ironise : « La semaine dernière, Éric Drouet s’est fait arrêter alors qu’il allait juste au restaurant avec ses copains. Ça devait être interdit ! Du coup, depuis, on appelle la préfecture pour leur demander l’autorisation de faire ceci ou cela, pour les faire suer. »

On cause revendications. Le RIC [référendum d’initiative populaire] arrive en tête. « On pourrait exiger des référendums, enlever les pseudo-dirigeants convaincus et mettre à la place des gens qui seraient obligés de respecter les règles et ne pourraient plus s’octroyer des privilèges », espère Christophe. Chantal, elle, réclame le « renversement du gouvernement ». « C’est ce qui me pousse à poursuivre. On se dit qu’on ne lâchera pas tant qu’on n’aura pas ce qu’on veut, même s’il faut rester là jusqu’à l’année prochaine », poursuit-elle en passant naturellement du « je » au « on », comme la plupart de ses camarades. « Ce qui m’a frappée, c’est la solidarité entre nous, justifie-t-elle. On ne se connaissait pas avant les Gilets jaunes et on en vient à quasiment former une famille ! Quand on arrive, on est content de se voir. Quand ce sera fini, ce sera bizarre, très dur. Mais pour l’instant, c’est la seule chose dont on ne parle pas. »

Émilie Massemin (Reporterre)

vendredi 11 janvier 2019, par MASSEMIN Émilie


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