Gilets jaunes, 1968-2018 : « Un monde soudain devenu injustifiable aux yeux de tous »

mercredi 26 décembre 2018.
 

L’écrivaine Leslie Kaplan, qui a vécu Mai-68 dans une usine occupée à Lyon, considère que les « gilets jaunes » ont pris le relais, de façon populaire et autogérée, d’une volonté de changer la vie qui ne se laissera pas acheter par le pouvoir.

Née à Brooklyn (New York) en 1943, d’un père ensuite parti faire la guerre du côté des alliés et qui n’a plus voulu quitter la France – où il fit venir sa famille –, Leslie Kaplan a vécu son enfance puis étudié (philosophie et sciences économiques) à Paris. Embarquée dans la mouvance maoïste (UJCML) au moment de la Révolution culturelle, à partir de 1966, qui prônait « l’union du travail intellectuel et du travail manuel », Leslie Kaplan s’établit, en janvier 1968, dans une usine de machines à laver, à Lyon, « cœur ouvrier de la France ». D’où une vision provinciale et populaire du mouvement de Mai-68, que fit passer à l’as un certain récit estudiantin parisien.

En 1982, Leslie Kaplan a publié son premier livre, qui revenait sur cette expérience : L’Excès-l’usine – premier titre au catalogue de Paul Otchakovsky-Laurens, qui lançait alors les éditions P.O.L.. Les deux derniers récits de l’auteure, toujours chez P.O.L., Mathias et la Révolution (2016) et Mai 68, le chaos peut être un chantier (2018), font figure d’Annonciation du mouvement actuel.

En correspondance avec le monde et en prise directe avec ce qui advient – « je ne pourrais pas ne pas », dit-elle –, Leslie Kaplan « gilet-jaunise » Mai-68 et « soixante-huitardise » les « gilets jaunes »…

Antoine Perraud : Quel regard portez-vous sur le mouvement des gilets jaunes ?

Leslie Kaplan : Dès le début, je me suis dit « wahou ! », c’est tout de même un soulèvement populaire – c’est l’adjectif qui m’est tout de suite venu à l’esprit. Ce sont des gens qui en ont assez d’être pauvres, toujours après trois sous en raison d’une grande injustice qu’ils condamnent avec force.

En face, depuis le début, le pouvoir se montre très pervers, en pointant la responsabilité des plus démunis, qui sont les premiers à subir l’urbanisme, la banlieue, la pollution, la fatigue des trajets, ou le désert français : le pouvoir leur fait endosser ce qui leur est infligé, en criant haro sur les plus pauvres traités d’écologiquement irresponsables ! Alors, dès le début, ce manège, qui consiste à déplacer la responsabilité sur les plus faibles, m’a révoltée.

J’ai tout de suite apprécié ces rassemblements où chacun discute et remet en cause, tout en récusant fermement toute forme de représentation : pas de porte-parole, de façon que le mouvement ne soit pas dévié, ni pris en charge. Je trouve formidable une telle auto-organisation, qu’illustre la vidéo des gilets jaunes de Commercy : appel au peuple, pour le peuple, par le peuple…

Le niveau de haine et de violence qui vient d’en haut – si je m’en tiens au schéma vertical – s’avère terrible, comme en témoigne la scène des lycéens de Mantes-la-Jolie humiliés, terrorisés, avec cette voix qu’on entend et qui lâche : « C’est ça une classe sage. » Je l’ai vue comme un désir de meurtre symbolique – meurtre de l’enfant, meurtre d’un commencement imprévu qui remet radicalement en cause –, de la part d’autorités qui se sont montrées d’une surdité totale. Comme si le pouvoir, arrogant et cruel, voulait enterrer ce qui lui survivra…

Comment alors ne pas sombrer dans la violence mimétique ?

C’est une question importante. Il faut à la fois avoir des ennemis – je n’hésite pas à employer le mot et Macron est en ce sens un ennemi – tout en étant capable d’inventer des moyens d’action et de réflexion, pour sortir du miroir que tend le pouvoir. Mais c’est justement ce qui est arrivé, avec ce dynamisme et cette dynamique des gilets jaunes : on déplace, on décale, on est ailleurs qu’à la place où on veut vous mettre, on invente une riposte inattendue. Et les aspirations des gilets jaunes n’ont cessé d’être soutenues, en dépit de la casse à Paris – casse à propos de laquelle le pouvoir s’est surpassé en affirmant que même les nazis s’étaient montrés plus corrects en ne saccageant pas l’Arc de triomphe. Mettre en équivalence les nazis – c’est-à-dire les pires criminels de l’histoire du XXe siècle – et les gilets jaunes, quelle misère intellectuelle et politique !

Le mouvement est parti d’un détail, néanmoins crucial pour une partie de la population – l’augmentation du prix de l’essence à la pompe –, pour se retrouver capable de révéler et de condamner une société inégalitaire ; ce qui concerne finalement tout le monde. Nous vivons dans un monde soudain devenu injustifiable aux yeux de tous, qu’il s’agisse de l’ensemble du système fiscal, de l’organisation de l’enseignement, des violences sexistes et sexuelles faites aux femmes – et les femmes qui manifestaient contre ces violences ont été applaudies par les gilets jaunes… Chacun s’est mis à parler de tout.

Et en face, ou en haut, un président blessant, avec ses phrases tombant comme des coups de trique rhétorique : « Il n’y a qu’à » (traverser la rue, chercher pour trouver un emploi, se débrouiller et plus vite que ça, cesser de coûter un pognon de dingue, travailler pour se payer un costume, etc.). Tout est fait pour que tout le monde culpabilise et se sente idiot, inutile, surnuméraire, faute de se trouver dans la case qui lui est assignée. Il y eut, après l’élection présidentielle, des mois et des mois de petites phrases en forme de piqûres, que les gens n’ont pas oubliées : elles ont marqué, comme au fer rouge, un peuple qui s’est finalement révolté.

Il y a 50 ans, vous ne faisiez pas face à une perversité du pouvoir, mais à une brutalité en képi qui se présentait comme telle…

Macron relève du registre de Marie-Antoinette et n’a pas l’autorité du général de Gaulle – dont nous étions obligés de nous souvenir qu’il avait été aussi le chef de la France libre. Macron aurait pu inventer son autorité mais n’en a rien fait. Il y a chez lui une tromperie originelle, qui a fini par déclencher la fureur populaire. Personne ne prend sa parole au sérieux. Il a été absent et il sonne creux. Et surtout, il est d’autant plus violent qu’il n’a pas cette autorité – ce qui ne veut pas dire qu’il n’y eut pas de violence en 68, ni que je suis en quête d’un homme fort !

Daniel Cohn-Bendit affirme qu’en 2018, on manifeste pour rétablir un général (Pierre de Villiers), alors qu’en 1968 on manifestait pour en déboulonner un (Charles de Gaulle) ? [1]

C’est nul et dégoûtant ! Évidemment qu’il existe des gens militaristes, racistes ou putschistes, dans les marges d’un tel mouvement. Mais celui-ci est d’abord constitué d’hommes et de femmes, jeunes ou vieux, qui ont des difficultés de « fin de mois », comme ces mères de famille qui travaillent de nuit pour avoir 100 euros de plus afin de nourrir leurs enfants. C’est tout de même cela qui ressort et non la quête d’un général ! Daniel Cohn-Bendit peut aller se rhabiller, pour avoir oublié qu’on a raison de se révolter, de poser ainsi des actes dissidents, afin de dénoncer une situation anormale et même folle : par exemple, que l’essentiel des impôts pèse sur ceux qui ont le moins. Et ce faisant, les gilets jaunes tentent d’inventer une autre citoyenneté que celle à laquelle on nous a habitués. Comment se montrer aveugle au point de ne pas percevoir cela ? C’est comme si on ne voyait Mai-68 qu’à partir d’un détail, fût-il initial – les garçons n’avaient pas le droit de s’aventurer dans le dortoir des filles à Nanterre –, sans considérer l’immense prise de parole dans toute la société française qui en découla…

Ce qu’il y avait d’intéressant et de prospectif, en 68, a été remisé quand le mouvement s’est fait acheter par les accords de Grenelle, qui lâchèrent suffisamment de lest patronal…

J’ai vu alors, dans une usine occupée, des femmes qui déchiraient leur carte syndicale, déçues et furieuses que les centrales se fassent ainsi les relais d’une forme de normalisation. C’était réel et concret, ce refus de voir liquidées les semaines extraordinaires que nous venions de vivre. Une telle amertume, violente, d’avoir été floué pèse ensuite. Le ressentiment peut aller très loin – un chercheur faisait récemment le lien entre la répression des émeutes de 2005 dans les banlieues et la flambée de djihadisme qui s’ensuivit en France [2]. D’où l’importance de souligner aujourd’hui que le mouvement des gilets jaunes tente de s’inventer dans l’auto-organisation. Celle-ci empêche qu’on éteigne trop vite l’incendie, qu’on coupe l’herbe sous le pied, qu’on monnaie la paix sociale pour solde de tout compte…

Après Mai-68 nous sortions d’un truc énorme, qui avait dépassé les limites de classes comme on les voit dogmatiquement – les ouvriers d’un côté, les bourgeois de l’autre. Par exemple, les transports étaient arrêtés à Lyon et dans sa banlieue, nous faisions du stop pour aller occuper l’usine et nous étions convoyés par des automobilistes, dont certains étaient des fils à papa, en grande conversation, parce que cela leur plaisait. Il y avait enfin quelque chose d’absolument commun. Tout le monde utilisait le mouvement et la grève pour changer la vie. J’y ai vu naître, en particulier, le féminisme avant la lettre.

Iriez-vous jusqu’à dire que les gilets jaunes reprennent là où Mai-68 s’était arrêté ?

On ne peut pas prévoir et n’allez pas faire de moi une Pythie sur son trépied, mais à écouter ce qui s’est dit, très sérieusement, ces dernières semaines, on ne peut qu’être touché, voire emporté. D’où la tactique du pouvoir consistant à diviser coûte que coûte cette lame de fond, constituée de gens qui manifestent et agissent souvent pour la première fois.

Les gilets jaunes que j’ai entendus sur Mediapart m’ont rappelé, à maints détails, ce que j’ai vécu il y a 50 ans. Par exemple, ces petites sommes qui n’ont l’air de rien mais qui reviennent avec insistance : une ouvrière m’avait à l’époque emprunté 5 francs, je m’en souviens encore, cela m’avait d’une certaine façon bouleversée, et j’ai retrouvé ça quand j’ai entendu un monsieur raconter que sa fille devait manger pendant deux jours avec 6 euros. On est tout de même obligé de se dire : quelle vie !

Comme il y a 50 ans, je suis aussi frappée par le visage des gens : ils apparaissent à la fois très ouverts, très sérieux et très conscients qu’ils reconquièrent une dignité. Cela se voit comme le nez au milieu de la figure. Et il faut être Cohn-Bendit pour n’avoir rien vu ni rien écouté, au point de proférer cette bêtise réduisant un tel bouillonnement à un désir de général de Villiers !

Je pense souvent à ce mot de Beckett, tellement beau : « Vivre et inventer. J’ai essayé. J’ai dû essayer. Inventer. Ce n’est pas le mot. Vivre non plus. Ça ne fait rien. J’ai essayé. » On n’est pas actuellement dans le « j’ai dû » mais bien dans le « en train de » : vivre, inventer. Et cela se voit…

Notes

[1] https://www.franceinter.fr/emission...

[2] ESSF (article 47247), Gilets jaunes, émeutes... : « Il ne s’agit pas d’un simple mouvement social ».


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