Gilets jaunes (Dreux) : dans le camp des femmes

dimanche 23 décembre 2018.
 

Ici, les femmes sont à la manœuvre. Et sur ce rond-point près de Dreux transformé en camp de base, les annonces d’Emmanuel Macron ont laissé de marbre.

Il y a des hommes, maintenant, qui gardent le rond-point avec elles. Mais elles ont passé les premières nuits seules, sous les bâches et les palettes empilées. Et ce sont elles qui, depuis le 17 novembre, ont fixé les règles. Elles ont interdit l’alcool. Elles ont établi un tour de garde, dix personnes en permanence qui se relaient par tranches de huit heures – « les trois-huit, comme à l’usine », se marre Mélissa. Elles ont aussi installé un matelas, une guirlande de lumières, un réchaud à gaz pour pouvoir « manger chaud ». Nous sommes à un peu plus d’une heure de Paris, à un quart d’heure de Dreux (Eure-et-Loir), au cœur de l’une de ces zones périurbaines où se succèdent hangars commerciaux, grandes surfaces et lotissements à l’infini, le long d’une nationale 12 ralentie, de loin en loin, par le tourniquet désespérant des ronds-points. L’un d’eux, aux abords de Saint-Rémy-sur-Avre, est bloqué depuis trois semaines par des Gilets jaunes. Essentiellement des femmes…

Une pluie dense tambourine sur les bâches de leur campement de fortune, mais Sarah, Mélissa, Émilie, Aurélia, Monique, Tiphaine et toutes les autres sont là, fidèles au poste depuis le début, faisant barrage de leurs silhouettes féminines aux massifs poids lourds qu’elles font circuler au compte-gouttes. La plupart des routiers obtempèrent, klaxonnent même avec entrain, mais, ce matin, par la vitre baissée, l’un d’eux a gueulé à celle qui bloquait son camion : « Va donc plutôt t’occuper de tes enfants ! »

« On a des vies de merde… »

Mais ils sont là, les enfants, Monsieur… La fille d’Aurélia, 17 ans, est venue prêter main-forte : à Dreux, de toute façon, son lycée est bloqué [1]. Tout à l’heure, à 16 h 30, une nuée de petits venus des écoles des alentours se faufilera sous les tentes, on leur fera un chocolat chaud, ils regarderont leurs mères en gilet jaune faire la circulation sous la pluie, c’est bien plus rigolo que de goûter devant la télé. Depuis trois semaines, ils sont là aussi le mercredi et le week-end, et hier, on a même fêté, sur le rond-point, les huit ans d’une gamine… « Au départ, je ne voulais pas que mon fils m’accompagne », dit Estelle. « À 10 ans, je pensais qu’il ne comprenait pas. Et puis il m’a dit : Tu crois que je vois pas, au supermarché, quand tu reposes dans les rayons les trucs que tu peux pas payer ? Cela m’a sidérée. »

Étrange gynécée au sein duquel des hommes se sont faufilés, mais où ce sont les femmes qui sont à la manœuvre. Sarah, 36 ans, trois enfants, est un peu l’intendante. Elle est téléconseillère, son mari gagne correctement sa vie, alors, elle, en vrai, n’a pas réellement de quoi se plaindre. Mais les autres… Toutes ces femmes qu’elle croisait sans les connaître à l’école ou aux caisses du supermarché et dont depuis trois semaines elle découvre les vies entravées. Il y a la blonde Mélissa, 28 ans et deux garçons qu’elle élève toute seule, qui a une formation d’agent de service hospitalier mais qui ne trouve de boulot nulle part. D’ailleurs, l’hôpital de Dreux est en faillite, alors, elle enchaîne les CDD, un peu de ménage à la cantine de l’école, quelques contrats en intérim au supermarché Leclerc, et elle n’a jamais suffisamment d’argent pour payer des vacances à ses deux jeunes garçons. « Je passe ma vie à envoyer des CV, on ne me répond jamais. Macron a osé dire qu’il suffisait de traverser la rue pour trouver du boulot [2], mais, nous, quand on traverse, y’a rien. » Estelle, 39 ans, a un contrat d’auxiliaire de vie scolaire qui s’achève en février, vingt heures par semaine à 25 kilomètres de chez elle, 200 euros par mois envolés en gazole et trois enfants auxquels elle ne peut offrir le moindre loisir, la moindre activité extrascolaire. Monique, 62 ans, retraitée, a travaillé de nuit toute sa vie, elle loue une maison dont elle est contente, mais elle est assignée à demeure : pas de quoi s’offrir le voyage pour aller voir ses enfants et petits-enfants qui vivent désormais loin d’ici. Les ventres sont pleins, oui. Elles ont toutes un toit sur la tête. « Mais on a des vies de merde… »

Communauté

Au milieu de toutes ces mères, grands-mères, jeunes femmes, un grand type de 18 ans, Fredo, se laisse dorloter. « Il est venu nous voir par curiosité, et on a réalisé qu’il vivait dans une voiture », dit Sarah. « Son père est au chômage et l’a mis dehors, il a un CAP de cuisinier, pas de boulot. Moi, l’idée qu’un môme de cet âge dorme dans une voiture, je ne l’ai pas supportée. Il est venu dormir un peu chez moi. Et puis on l’a installé sur le campement. » Fredo a maintenant un matelas sous la tente des Gilets jaunes, il pioche dans le garde-manger et se chauffe au Butagaz de ses petites mères de substitution. Les grandes surfaces des alentours font passer leurs invendus au groupe des Gilets jaunes, les gendarmes viennent en copains, le maire de Saint-Rémy-sur-Avre a même prêté très volontiers les plots qui permettent de bloquer la route : au fond, tout le monde, dans le coin, est d’accord…

Mais d’accord pour quoi ? Une à une, elles déclinent, au centime près, le montant substantiel des aides qui leur permettent de vivre, RSA, allocations familiales, APL : sans ce filet de sécurité-là que seraient-elles devenues ? « Je préférerais du boulot », cingle Mélissa. En 2017, Monique a voté Marine Le Pen, Émilie a choisi Mélenchon, et Sarah, comme tant d’autres ici, admet avoir voté Macron. Mais, aujourd’hui, peu importent l’augmentation du smic, le gel de la taxe carbone, la défiscalisation des heures supplémentaires annoncées par le président [3], elles veulent toutes maintenant qu’il « dégage ». Mais remplacé par qui, et pour faire quoi au juste ? Au fond, à bien les écouter, on dirait presque que là n’est pas le sujet. Que rien, aucun discours ni aucune mesure gouvernementale, ne leur fera renoncer à ce qu’elles se sont découvert : une communauté de destins, qui n’a que peu à voir avec la vie de ceux qui les dirigent.

« Brigitte Macron, pourquoi ce serait à nous de financer sa garde-robe ? »

Certaines sont allées à Paris samedi, elles en sont revenues électrisées, prêtes à tenir des semaines, des mois encore, ensemble, sur ce foutu rond-point. Et plus encore que celui du président de la République, dont l’allocution les a laissées de marbre, c’est le nom de son épouse qu’elles ont constamment aux lèvres. Brigitte « qui a fait changer tout le mobilier de l’Élysée ». Brigitte, « ses coiffeurs » et « ses escarpins ». Brigitte « dont le salaire a été augmenté alors qu’elle ne fout rien ». Brigitte dont elles détaillent avec une inlassable amertume les tenues, le train de vie et les supposés abus comme si Marie-Antoinette habitait de nouveau Versailles… « Pourquoi ce serait à l’État, à nous donc, de financer sa garde-robe ? » Aucune d’elles n’approuve les explosions de violence qui font trembler le pays, et c’est une des raisons pour lesquelles, sur leur barrage, elles ont formellement interdit l’alcool à leurs compagnons. Mais toutes applaudissent le symbole qui a été installé, à quelques kilomètres, au barrage suivant : sous la pluie battante, au bord du rond-point, se dresse depuis quelques jours une guillotine en carton. « Samedi prochain », a dit Sarah, « on retourne à Paris ».

Violaine de Montclos

Notes

[1] https://www.lepoint.fr/societe/lyce...

[2] https://www.lepoint.fr/video/emmanu...

[3] https://www.lepoint.fr/politique/gi...


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