Témoignage sur la mobilisation des gilets jaunes aux abords de la place de l’Etoile, à Paris

vendredi 7 décembre 2018.
 

Je viens de rentrer de la manifestation de Paris qui s’est tenue hier. J’ai passé quatre heures avec 1 500 personnes Avenue Friedland.

J’ai trouvé que par rapport à la semaine il y avait beaucoup plus de jeunes gens et moins de femmes aussi. Je dirais que la moyenne d’âge devait se situer entre 25 et 35 ans. Il y avait encore énormément de provinciaux, y compris chez les jeunes présents. Mais c’était moins familial, et il y avait moins de couples quinquagénaires ou sexagénaires, comme sur les Champs-Élysées la semaine précédente. Aucun enfant en bas âge.

J’ai 31 ans, je suis blanc. Je peux dire que j’étais représentatif des personnes qui m’entouraient. Ainsi, la manifestation était-elle monochrome, tout sauf bigarrée. Il y avait là quelques drapeaux de la Bretagne, de la « Vendée blanche et catholique », de la Normandie, et des drapeaux français. Sinon, la quasi-totalité des personnes présentes n’avaient aucun signe distinctif qui aurait permis d’aider à les situer dans le système partisan. Pas de drapeau de partis ou de syndicats déployés. J’ai pu seulement repérer des autocollants de Lutte ouvrière portés par deux jeunes gens qui avaient pris soin d’enlever le nom de leur organisation.

Un certain nombre de personnes avaient écrit, comme la semaine dernière, au dos de leur gilet jaune. Plus que jamais, le gilet jaune permettait de se rendre visible aux yeux de tous et d’être lu aussi, et par là même d’expliciter sa présence au sein de ce mouvement grâce à l’inscription d’un message politique, ou encore d’un dessin. Par ailleurs, au moins 80% des personnes présentes, ce n’était pas mon cas, étaient venus avec du matériel de protection, bien davantage que la semaine dernière.

Nous sommes restés bloqués dans cette avenue de longues heures. Nous avons le plus souvent piétiné. Nous souhaitions gagner la place de l’Étoile, mais les forces de l’ordre en surnombre nous empêchaient d’y accéder. Nous étions refoulés régulièrement. Au bout de deux heures, des interactions violentes ont commencé à avoir lieu avec les forces de l’ordre qui se trouvaient positionnées dans une rue adjacente, rue Lord Byron. Des gens, souvent des jeunes adultes, entre 20 et 30 ans, ont commencé à dépaver la rue. Et quelques dizaines de personnes ont caillassé les CRS. Ces derniers répondaient régulièrement soit par des grenades lacrymogène, soit par des grenades offensives, grenades de désencerclement. Il n’y a pas eu de corps à corps. Les CRS n’ont pas chargé brusquement sur plusieurs centaines de mètres pour nous faire reculer. Ils voyaient bien que l’immense majorité des gens présents ne faisaient qu’observer, c’est-à-dire 95%, et que ces derniers reculaient dès que l’air devenait irrespirable du fait du gaz répandu… avant de revenir.

Contrairement à ce que j’ai pu connaître en 2006 à Rennes, lors du mouvement anti-CPE, lorsque certaines personnes voulaient s’opposer physiquement ou par des slogans stigmatisant à l’encontre de ceux qu’ils désignaient comme « casseurs », le fameux « les casseurs, cassez-vous », je n’ai entendu personne dénoncer publiquement ces modes d’action transgressifs, et encore moins tenter de former avec d’autres une force d’interposition entre les CRS/gendarmes mobiles et les manifestants violents.

Je n’ai pas fait d’enquête, mais les gens autour de moi, bien que passifs, semblaient regarder ceux qui agissaient avec une bienveillance certaine, sinon une complicité. Il n’y avait pas de banderoles renforcées, comme on peut le voir lors des « cortèges de tête » parisiens depuis le printemps 2016. Cela ne veut pas dire que des éléments dits « autonomes » n’étaient pas présents hier. Ils l’étaient sans aucun doute, mais les gens étaient finalement peu ou pas équipés d’armes par destination, hormis quelques feux d’artifice. Les pavés, qui ont constitué la matière première de l’émeute, ont été trouvés directement sur place.

Les forces de l’ordre étaient d’abord perçues comme une entrave à la bonne progression des gens empêchés d’aller et venir en toute latitude, et évidemment comme le bras armé de l’État honni, abhorré, même si des « CRS avec nous » ont pu être scandés à une ou deux reprises avant le début des affrontements. Par ailleurs, le slogan revenant comme une antienne dans les « cortèges de tête », « Tout le monde déteste la police », n’a pas été scandé une seule fois.

Pendant ces heures, il n’y a pas eu de déprédations. Un hôtel de luxe, l’Hôtel Napoléon, cinq étoiles, se trouvant là n’a pas été attaqué, alors qu’il aurait pu constituer une cible idéale pour celles et ceux qui voulaient s’en prendre aux signes extérieurs de grande richesse caractérisant ces « ghettos du gotha ».

Les gens ont occupé la terrasse pour avoir une meilleure vue du spectacle des affrontements se déroulant à 30 mètres à peine, mais personne n’a cherché à pénétrer à l’intérieur, ou à dégrader ne serait-ce que la devanture. Pour l’anecdote, un des gardiens du palace a eu la bonne idée d’enfiler un gilet jaune. Bref, il devait être 13h30, et la violence contenue de part et d’autre était uniquement dirigée en direction des forces de l’ordre qui répondait de façon proportionnée pour maintenir la foule et surtout « les énervés » à bonne distance. Je n’ai pas vu de blessés graves du côté des manifestants, même si certaines personnes ont effectivement reçu des tirs de LBD dans le ventre.

Le slogan unifiant, qui revenait régulièrement et qui permettait à cette masse de gens, qui ne se connaissaient pas, qui venaient d’horizons géographiques et sociaux différents, de former un corps soudé, d’habiter ensemble un même espace, était « Macron Démission ». La Marseillaise, qu’on n’entend pour ainsi dire jamais dans les manifestations syndicales ou de gauche, a été chantée à gorge déployée plusieurs fois, les personnes insistant bien sur le « Aux armes citoyens ! ». La Marseille en tant que chant guerrier et révolutionnaire fait consensus, et est devenu le chant de ce mouvement populaire. Cela permet notamment à des Français, réclamant au travers de ce mouvement davantage de considération, de bienveillance de la part du pouvoir d’État, de montrer qu’ils sont, eux aussi, des citoyens à part entière, même s’ils habitent dans « la France des marges », et qu’ils ont ainsi le droit au respect de leur dignité.

Un cortège composé de cheminots est arrivé sur place vers 13h-13h30. J’ai pu reconnaître une des figures charismatiques du mouvement des cheminots du printemps dernier. Il précédait un groupe d’une cinquantaine de salariés, peut-être plus, de la SNCF, syndiqués à Sud-rail surtout, qui avaient une banderole, et qui scandaient grâce à un mégaphone des slogans tels que « Et la rue, elle est à qui ? Elle est à nous ! ». Leur arrivée soudaine, bien que marquée syndicalement, n’a pas été mal perçue. Les gilets jaunes se situant à proximité ont largement applaudi ce mariage des couleurs, certains reprenant les slogans des cheminots tel que « Gilets jaunes, travailleurs, étudiants, retraités, c’est tous ensemble qu’il faut lutter, c’est tous ensemble qu’on va gagner ».

Finalement, un camion à eau s’est positionné en haut de l’Avenue et les forces de l’ordre ont commencé à avancer vers nous, tandis que d’autres camions de CRS étaient positionnés en bas de l’Avenue, avant de reculer pour éviter que les gilets jaunes ne se retrouvent comprimés, au risque d’engendrer des mouvements de panique. Néanmoins la saturation de l’espace par les forces de l’ordre pouvait donner légitimement cette impression.

Les personnes ont commencé à se disperser dans les rues adjacentes. C’est alors que j’ai assisté à de nouveaux accrochages avec les forces de l’ordre, et que deux voitures de particuliers ont été retournées pour servir de barricades de fortune et empêcher la progression des policiers situés à quelques dizaines de mètres. Par ailleurs, rue de Chateaubriand, rue perpendiculaire à l’Avenue de Friedland, j’ai vu quelques personnes essayer d’enfoncer la grille de ce qui semblait être un hôtel particulier... en vain.

Les « gilets jaunes » présents savaient pertinemment qu’ils évoluaient dans les quartiers les plus huppés de la capitale, là où le prix du mètre carré dépasse allégrement la barre symbolique des 10 000 euros. Sans doute trouvaient-ils cela extraordinaire, au dessus du commun, de venir manifester là où on ne les attendait pas, c’est-à-dire dans cette partie de Paris auto-ségréguée, où les classes populaires et moyennes basses n’ont pas le droit de cité de fait.

Certaines personnes regardant depuis leur balcon, sans aucun doute sidérées par la vue d’une telle agitation dans leurs arrondissements privatisés, ont été copieusement insultées par une partie de la foule qui se plaisaient à les renvoyer à la démesure de leur richesse ostentatoire. Cependant, il n’y a jamais eu de chasse aux bourgeois, et les quelques slogans entendus n’étaient d’ailleurs pas tournés vers la bourgeoisie résidente. L’ennemi commun, ce n’était ni le riche, ni le patronat. L’ennemi partagé, c’était Macron, aussi bien sa politique jugée injuste, que sa morgue jugée détestable. Il était alors 16h. Je décidai de rentrer.

Hugo Melchior


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