Débat NPA, Martelli, Khalfa, Mélenchon sur le 17 novembre et France Insoumise

samedi 17 novembre 2018.
 

D) JE SOUHAITE LE SUCCÈS DU 17 NOVEMBRE (Jean-Luc Mélenchon)

https://www.youtube.com/watch?v=uPp...

C) Dialogue avec Roger Martelli : le 17 novembre, les affects en politique, le peuple

Source : http://www.europe-solidaire.org/spi...

Pierre Khalfa revient ci-dessous sur le récent article de Roger Martelli intitulé « La stratégie de Mélenchon se discute » (ci-dessous article B)

Merci Roger pour cette analyse.

J’en partage beaucoup de points, notamment sur l’impasse du populisme de gauche. Je ne vais pas lister nos points d’accords qui sont nombreux, mais me concentrer sur ce qui me semble faire problème dans ton argumentation, en l’occurrence trois points : l’un immédiat, le positionnement par rapport au 17 novembre, l’autre sur la question des affects en politique, enfin sur la notion de peuple.

Sur le 17 novembre. Tu écris comprendre la rage de ceux qui agiront ce jour-là. Mais tu ramènes ce mouvement au poids de l’extrême droite et à ses revendications de départ marquées par l’antifiscalisme. Si ce mouvement en était resté là, tu aurais évidemment raison. Mais les choses ont évolué fortement : d’abord, le développement même du mouvement a relativisé très fortement les tentatives de récupérations de l’extrême droite ; ensuite, la hausse des taxes sur les carburants est très vite apparue comme étant « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase » et de plus en plus c’est la politique de Macron en tant que telle qui est mise en cause. Certes, il y a beaucoup de confusion dans tout cela, mais nous savons qu’un mouvement de masse porte toujours en lui des aspirations contradictoires, des incohérences, etc.

Le mouvement du 17 est significatif de la nouvelle phase des luttes sociales dans laquelle nous sommes entrés. C’est une illustration de ce qui nous attend dans les années à venir. Les mobilisations sociales passent de moins en moins par les canaux traditionnels des organisations syndicales ou autres. De plus la cristallisation sur tel ou tel problème est incertaine et risque de se faire sur des objets ambigus comme la fiscalité. L’appel du 17 a pris, mais il y a eu des tas d’appel du même type auparavant qui n’ont eu strictement aucun écho. Donc il faut être flexible et capable de s’adapter à des situations mouvantes. Pour moi, ce n’est pas choquant en soi d’y être, à condition d’être clair sur pourquoi on y est et être capable de tenir un discours de gauche dans ce mouvement. Le problème est donc moins la présence de l’extrême droite qu’il faut dénoncer, mais l’orientation que l’on peut défendre à cette occasion. En ce sens il aurait été probablement possible, même si cela paraissait difficile, d’avoir un appel sur des bases claires et qui aurait pu organiser une présence visible qui ne nous assimile pas à l’extrême droite ni à certains complotistes fous que l’on voit apparaître pour l’occasion.

Sur les affects en politique. Tu abordes cet aspect de façon éclatée dans ton texte. Il semble en ressortir à la lecture que tu défendes une vision rationaliste de la politique. Ainsi nous dis-tu en exposant de façon critique la position de JLM : « Les rationalités politiques classiques n’agissant plus, il n’y a pas d’autre choix que de se couler dans le flux des émotions populaires, en épousant le mouvement des colères. ». Tu ajoutes plus loin : « Le peuple ne devient pas souverain par le ressentiment qui l’anime, mais par le projet émancipateur qu’il propose à la société tout entière ». Il me semble que tu passes ainsi à côté d’un problème majeur. Tu as raison de dire qu’un projet émancipateur ne peut pas se construire sur du ressentiment. Mais la colère populaire ne peut se réduire à du ressentiment. Elle peut être porteuse d’espoir, de l’espérance dans une société plus juste, plus égalitaire et plus solidaire. Si toutes les émotions populaires ne sont pas bonnes à prendre, elles ne sont pas toutes à rejeter a priori. Rousseau, qui retrouve ainsi Spinoza, avait parfaitement vu dans le Contrat social le lien nécessaire entre le développement de la volonté générale et les passions et affects correspondants et cela contre Diderot qui considérait, dans l’article « Droit naturel » de l’Encyclopédie, que « le silence des passions » est la condition pour que la volonté générale voie le jour. Vieux débat donc remis au gout du jour.

Le reproche que l’on peut faire au populisme de gauche n’est pas de mettre en avant les affects populaires et d’essayer de s’appuyer sur eux pour promouvoir un projet politique, c’est de ne pas voir que tous les affects ne se valent pas et que ceux liés au racisme et à la xénophobie ne sont pas une simple couche superficielle que l’on pourrait gratter car les individus touchés sont celles et ceux qui sont écrasés par le capitalisme financiarisé. Mais si la ligne « les fâchés pas les fachos », visant à essayer de récupérer une partie de l’électorat de Le Pen, est une impasse, il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain. La question qui nous est posée est de savoir comment transformer la colère en espoir et empêcher le ressentiment, l’amertume et la rancœur haineuse de prendre le dessus dans les émotions populaires. La clef, pour moi, est dans le développement d’un nouvel imaginaire d’émancipation qui puisse peu à peu faire sens. Mais celui-ci ne se décrète pas et ne peut qu’être que le produit du mouvement social lui-même. On voit donc bien les difficultés dans lesquelles nous sommes.

Le peuple. C’est pour moi le point le plus discutable de ton texte. Tu critiques à juste titre la conception qu’en ont Laclau et Mouffe et notamment la réduction de la politique à la division entre « eux et nous ». Mais tu restes dans le même schéma d’un sujet historique de la transformation sociale, hier « la classe », aujourd’hui « le peuple ». Tout d’abord, ta lecture du passé me laisse un peu perplexe. Tu indiques ainsi qu’il y aurait eu un processus qui aurait conduit à « passer de la classe qui lutte au peuple qui aspire à diriger ». Or, dans la période que tu évoques, le « peuple » n’était que la dénomination pour « la classe ouvrière et ses alliés » le tout dirigé par le Parti. Non seulement la notion de « peuple » n’avait de sens que parce que le prolétariat en était l’agent historique, mais ce dernier ne pouvait jouer son rôle que dirigé par le Parti. Il me semble ensuite que tu reproduis sous le vocable « peuple » la même démarche qu’avec « la classe ». Ainsi tu écris : « Le peuple (devient souverain) par le projet émancipateur qu’il propose à la société tout entière ». Remplaçons « peuple » par « prolétariat », et nous retrouvons un schéma bien connu. De plus, ce schéma pouvait avoir un sens pour le prolétariat qui était une classe particulière de la société (plus ou moins minoritaire), mais a peu de sens pour « le peuple » qui est censé en représenter la quasi-totalité. Comme « le peuple » peut-il proposer un projet émancipateur à la société alors même qu’il est, en théorie, la société ?

En finir avec ses apories suppose tirer les conclusions qui s’imposent de ton propre constat : « le mouvement ouvrier d’hier n’est plus » (les raisons de cette situation relèvent d’une autre discussion). Paradoxalement Laclau, dans la Raison populiste, nous en donne le point de départ : « il n’y pas de raison pour que les combats ayant lieu dans les rapports de production doivent être les points privilégiés d’une lutte anticapitaliste globale. Un capitalisme mondialisé crée une multitude de points de rupture et d’antagonisme – crises écologiques, déséquilibres entre différents secteurs de l’économie, chômage de masse, etc. – et seule une surdétermination de cette pluralité antagonique peut créer des sujets (les italiques sont de moi) anticapitalistes globaux capables de mener à bien un combat digne de ce nom. Comme le montre l’expérience historique, il est impossible de déterminer a priori quels seront les acteurs (les italiques sont de moi) hégémoniques dans ce combat » (p.177).

Il ne peut donc plus avoir un sujet historique qu’il faudrait constituer d’une façon ou d’une autre quel que soit le nom que l’on lui donne, « peuple » ou « classe ». Il est d’ailleurs dommage que Laclau ne s’en soit pas tenu à cette analyse et ait chercher à retrouver sous le nom de « peuple » le sujet historique unique avec toutes les apories que cela entraine. Or il existe dans la société une multiplicité d’oppressions et de dominations croisées qui se renforcent réciproquement et qui ne peuvent se réduire à la seule opposition capital/travail, même si cette dernière reste cruciale. Une même personne peut à la fois être exploitée par le capital, opprimée par d’autres exploités ou en opprimer d’autres et prise dans des configurations discriminantes. De plus, la domination du capital vise la société tout entière avec la volonté d’étendre le règne de la marchandise à tous les aspects de la vie sociale et à la vie elle-même. Les transformations du capitalisme entrainent donc une multiplicité d’antagonismes qui sont autant de terrains d’affrontement avec la logique marchande.

Dans le combat émancipateur, des orientations et des pratiques différentes peuvent donc tout à fait cohabiter, des voies multiples être explorées, des terrains disparates occupés. cela signifie que l’on ne peut plus définir a priori le sujet de la transformation sociale, un « sujet révolutionnaire ». Il y a des terrains d’affrontements différents avec des acteurs qui se configurent différemment suivant ces terrains et les circonstances. L’articulation et la convergence entre ces terrains et ces acteurs ne seront pas spontanées et relèvent d’un processus de construction politique. Cette situation nous livre des problèmes nouveaux à résoudre. Comment construire une cohérence stratégique si aucun acteur particulier (le prolétariat, le parti, etc.) ne peut la donner a priori, comment construire un projet d’émancipation qui tienne compte de la multiplicité croisée des oppressions ? Il nous faut travailler de façon nouvelle la question des alliances et des convergences de telle façon que les antagonismes qui en sont le produit puissent être résolus et non pas ignorés ou pire niés. Dans cette situation nouvelle, réduire la politique à l’opposition entre « eux et nous » est non seulement réducteur, mais nous fait passer à côté des problèmes que nous avons à résoudre et l’évocation rituelle du « peuple » ne nous aide pas beaucoup.

Amicalement

Pierre Khalfa

B) La stratégie de Mélenchon se discute (par Roger Martelli, Communiste Unitaire)

Source : http://www.regards.fr/politique/art...

En quelques semaines, la France Insoumise a accumulé des positions qui dessinent une nouvelle stratégie. Comment la comprendre  ? Analyses et discussion de ce nouveau moment Mélenchon.

La France Insoumise est-elle en train de changer de stratégie ? Quelle est cette nouvelle étape du mouvement de Jean-Luc Mélenchon  ? Quelle est sa cohérence  ? En quelques semaines, on a assisté aux réactions mémorables face aux perquisitions disproportionnées, aux attaques de Jean-Luc Mélenchon contre le « parti médiatique », à la distance à l’égard du Manifeste pour l’accueil des migrants, au soutien chaque jour plus affirmé des blocages du 17 novembre contre les taxes sur l’essence… Autant de prises de position, dans le noyau dirigeant de la France insoumise, qui semblent dessiner une nouvelle cohérence que l’on peut interroger.

Une nouvelle stratégie  ?

En politique, plus que dans tout autre domaine, le fond et la forme sont inséparables. Du côté de la France Insoumise, la séquence politique de ces derniers mois peut être lue comme indiquant une inflexion stratégique vers un populisme de gauche plus affirmé. Le mouvement de Jean-Luc Mélenchon est trop influent et le moment politique trop préoccupant, pour que cette hypothèse ne soit pas discutée.

Depuis des années, Jean-Luc Mélenchon a la conviction que la période historique est inédite et qu’elle appelle de l’invention politique. La démocratie, qui était sortie revivifiée du combat contre les fascismes, est désormais dans une crise d’une profondeur inouïe. Le peuple, ce souverain théorique de nos institutions, est marginalisé, démobilisé, désorienté. Il n’est plus, comme autrefois, partagé entre l’enthousiasme et la colère, mais entre la sidération et le ressentiment, oscillant entre la mise en retrait (l’abstention civique) et la tentation du sortez-les tous  ! Nous sommes au bout d’un long cycle démocratique, dont la crise globale interdit toute continuation à l’identique des modèles jusqu’alors usités.

Face à cette évolution, les gouvernants tiennent le même discours, depuis plus de trois décennies : il faut faire barrage face aux extrêmes et sauver la démocratie, en rassemblant les modérés des deux rives, à droite comme à gauche, autour des seules options raisonnables, l’économie de marché et la démocratie des compétences. Or, même rassemblées, les élites au pouvoir sont balayées dans les urnes, par les Orban, Salvini et autres Bolsonaro. Inutile donc de compter sur ces modérés pour éviter le naufrage démocratique.

L’hypothèse de Mélenchon est qu’il n’est plus temps de canaliser les colères pour les guider vers les repères classiques de la gauche et du mouvement ouvrier. L’ouragan de la crise a balayé tout sur son passage, ne laissant dans son sillage que le constat violent du fossé qui sépare irrémédiablement le peuple et les élites. Les rationalités politiques classiques n’agissant plus, il n’y a pas d’autre choix que de se couler dans le flux des émotions populaires, en épousant le mouvement des colères.

D’abord rendre visible que l’on est du parti du peuple ; alors la possibilité sera ouverte de disputer sa primauté à l’extrême droite, en montrant qu’elle n’est pas en état de satisfaire aux attentes, d’apaiser les douleurs et de surmonter les frustrations populaires. De cette intuition découlent une suggestion et un pari. La suggestion est que, d’une manière dévoyée, l’extrême droite est du côté du peuple, contre les élites de l’Union européenne. Le pari est que, en acceptant ce constat, on peut toucher les cœurs et les cerveaux de ceux qui se tournent vers cette extrême droite et leur montrer qu’ils font fausse route.

Les catégories populaires ne sont devenues peuple que lorsqu’elles ont combiné ce qu’elles refusaient et ce à quoi elles aspiraient, lorsqu’elles ont marié leurs colères et leur espérance.

Nous-le peuple et eux-les élites : telle serait la figure renouvelée du vieil antagonisme de classes qui opposa jadis le noble et les paysans, puis les ouvriers et le patron. Le but, désormais, ne serait plus de rassembler les dominés, mais d’instituer un peuple dans les cadres de la nation. Qu’est-ce que le peuple, selon Mélenchon  ? Tout ce qui n’est pas l’élite. S’il prend conscience de lui-même, c’est donc par la détestation de tout ce que l’on désigne comme des élites, renvoyées du côté du eux  : la caste, la supranationalité, Bruxelles, Berlin, la mondialisation, le parti médiatique, les bons sentiments voire la "gôche", ce terme qui vient tout droit de l’extrême droite des années trente.

Les soubassements théoriques du "populisme de gauche" revendiqué sont connus : la paternité intellectuelle en revient à Ernesto Laclau, et l’usage contemporain à Chantal Mouffe. On soulignera ici sa faible consistance historique et, plus encore, son extrême danger politique.

Les pièges du "populisme de gauche"

La dialectique du eux et du nous est certes un moment indispensable pour que des individus aient conscience de ce qu’ils forment un tout. Du temps de la féodalité, ceux du village s’opposaient instinctivement à ceux du château. Puis le nous des ouvriers se constitua en groupe distinct, contre la galaxie des maîtres d’usines. Mais la prise de conscience élémentaire de faire groupe n’a jamais suffi à faire classe et, plus encore, à faire peuple.

Pour que les ouvriers dispersés se définissent en classe, il a fallu qu’ils deviennent un mouvement de lutte agissante, contestant leur place subalterne et aspirant à la reconnaissance et à la dignité. Et pour passer de la classe qui lutte au peuple qui aspire à diriger, il a fallu que grandisse la conscience que la domination de quelques-uns n’avait rien de fatal et que seul le pouvoir réel du plus grand nombre était légitime pour réguler le grand tout social. Les catégories populaires ne sont devenues peuple que lorsqu’elles ont combiné ce qu’elles refusaient et ce à quoi elles aspiraient, lorsqu’elles ont marié leurs colères et leur espérance.

C’est par ce mariage que la France monarchique a basculé en quelques semaines de la jacquerie paysanne et de l’émotion urbaine à la révolution populaire. De la même manière, c’est en reliant la lutte ouvrière et la Sociale que les ouvriers se sont institués en acteurs politiques, devenant peu à peu la figure centrale d’un peuple en mouvement. À la différence de ce qu’affirme Jean-Claude Michéa, c’est en réalisant la jonction du mouvement ouvrier et de la gauche politique que s’est opérée l’alchimie qui a bouleversé la vie politique française et l’histoire ouvrière, à la charnière des XIXe et XXe siècles.

Imaginer que la détestation du eux est à même d’instituer le peuple en acteur politique majeur est une faute.

Aujourd’hui, il n’y a plus de groupe central en expansion, mais les catégories populaires, qui forment la masse des exploités et des dominés, sont toujours largement majoritaires. Elles sont toutefois éclatées, dispersées par les reculs de l’État-providence, la précarisation, l’instabilité financière, l’effet délétère des reculs, des compromissions, des abandons. Pire, l’espérance a été désagrégée par les échecs du XXe siècle. L’espoir déçu, les responsabilités du mal-être se faisant évanescentes, tout se passe comme si ne restait que le ressentiment, nourri par la désignation habituelle des boucs émissaires, substituts aux causes mal perçues des malheurs d’une époque.

Imaginer que la détestation du eux est à même d’instituer le peuple en acteur politique majeur est une faute. À ce jeu, on nourrit l’idée qu’il suffirait de changer les hommes, à la limite de procéder au grand remplacement, pour retrouver des dynamiques plus vertueuses. Or l’essentiel n’est pas de se dresser contre l’élite ou la caste, mais de combattre des logiques sociales aliénantes qui érigent un mur infranchissable entre exploiteurs et exploités, dominants et dominés, peuple et élites. Le peuple ne devient pas souverain par le ressentiment qui l’anime, mais par le projet émancipateur qu’il propose à la société tout entière. L’objectif stratégique n’est donc pas de soulever ceux d’en bas contre ceux d’en haut, mais de rassembler les dominés pour qu’ils s’émancipent enfin, par eux-mêmes, de toutes les tutelles qui aliènent leur liberté. Il n’y a pas de voie de contournement ou de raccourci tactique pour parvenir à cet objectif.

Le « populisme de gauche » se veut une méthode de mobilisation et non une théorie ou un projet global. Or l’histoire suggère qu’il n’est pas possible de séparer le projet et la méthode, le but et le moyen. Les grands partis ouvriers des deux siècles passés ne se voulurent pas seulement populaires ou ouvriers  ; ils ne cherchèrent pas seulement à représenter un groupe. Pour fonder le désir d’imposer la dignité ouvrière, ils mirent en avant le projet de société capable de produire durablement cette dignité. Ils ne furent donc pas populistes, comme dans la Russie du XIXe siècle, mais anarchistes, socialistes ou communistes. Dans l’ensemble, la plupart ne succombèrent pas à la tentation de rejeter, dans la même détestation, tout ce qui était en dehors du nous ouvrier.

Ce n’est pas un hasard, si la grande figure historique fut en France celle de Jaurès. Dans le même mouvement, il refusait de laisser au radicalisme mollissant le monopole de l’idée républicaine et il ne se résignait pas au fossé séparant le socialisme et le syndicalisme révolutionnaire. Quoi qu’en disent les Michéa et ceux qui les encensent, c’est cet état d’esprit de rigueur et d’ouverture qui doit primer encore, avec les mots et les sensibilités de notre temps.

Une stratégie efficace à terme ?

Est-il réaliste de disputer à l’extrême droite sa primauté, en s’installant dans l’environnement mental qui fait aujourd’hui sa force  ? Voilà quelques décennies, la social-démocratie européenne se convainquit de ce que, le capitalisme l’ayant emporté sur le soviétisme, il fallait s’emparer des fondamentaux du libéralisme dominant pour l’infléchir dans un sens plus social. Le socialisme se fit alors social-libéralisme et, par ce choix, il précipita l’idée socialiste dans la débâcle. Le pari du « populisme de gauche » revient à faire de même avec le populisme de l’autre rive. Mais c’est au risque des mêmes mésaventures.

Prenons le cas de la question migratoire. Que cela plaise ou non, l’obsession migratoire sera au cœur des débats politiques à venir, parce qu’elle s’est hélas incrustée dans le champ des représentations sociales. Pour en minorer les effets délétères, il ne suffira pas de se réclamer de la primauté du social. L’extrême droite, comme elle le montre en Italie, ne dédaignera pas en effet de se placer sur ce terrain. Elle se contentera d’ajouter ce qui semble une vérité d’évidence et qui fait sa force : la part du gâteau disponible pour les natifs sera d’autant plus grande que les convives seront moins nombreux autour de la table. Tarissons les flux migratoires et nous aurons davantage à nous partager…

Prenons l’autre cas, celui de la dénonciation du « parti médiatique  ». On ne rejettera pas ici l’idée que l’information est dans une grande crise de redéfinition de ses fonctions, de ses moyens et de ses méthodes. On sait par ailleurs que la presse ne bénéficie que d’une liberté relative. Et nul ne peut dénier à quiconque le droit de critiquer, même très vigoureusement, tout propos public jugé erroné ou mal intentionné. Mais comment ignorer que la mise en cause globale de la presse, la dénonciation indistincte de la dictature des bien-pensants, l’affirmation du complot organisé ont toujours été des traits marquants d’une extrême droite dressée contre le politiquement correct  ?

On ne combattra pas l’extrême droite en surfant sur ce qui révèle de l’amertume et du désarroi, au moins autant que la colère. Pour la battre, il faut contester radicalement ses idées, dans tous les domaines, que ce soient les migrations, l’information, l’environnement ou la justice fiscale.

Comment passer sous silence que, chez nous en tout cas, ce n’est pas de la tutelle politique qu’elle souffre d’abord, mais de la dictature de l’argent, de l’audimat et de la facilité  ? Dès lors il est surprenant que, confondant la critique et le matraquage concerté, les responsables de la France insoumise portent les feux, jusqu’à vouloir punir, contre cette part des médias qui s’écarte du modèle, par fonction (le service public) ou par choix (la presse critique) ? S’attaquer à la presse en général contredit l’esprit d’ouverture et de rassemblement sans lequel toute rupture reste une abstraction. Et, que cette affirmation plaise ou non, une telle attaque évoquera, auprès de beaucoup, de bien trop tristes souvenirs…

Prenons enfin l’exemple du mouvement du 17 novembre. Comment ne pas comprendre la rage de ceux qui, à juste titre, ont le sentiment que les plus modestes sont encore et toujours les plus frappés dans leur pouvoir d’achat ? Mais comment aussi ne pas voir ce que l’extrême-droite a parfaitement saisi ? Ce n’est pas par hasard qu’elle choisit ce terrain, et pas celui de la lutte salariale ou des combats pour la solidarité. Elle a une vieille propension à vitupérer l’impôt, non pas parce qu’il est injuste et inégalitaire, mais parce qu’il serait à l’avantage des fainéants, des magouilleurs, des étrangers, des mauvais payeurs.

On pourrait profiter du malaise pour s’interroger sur l’usage qui est fait de l’impôt, sur l’injustice profonde des impôts indirects, sur l’impossibilité de continuer indéfiniment à brûler des carburants fossiles, sur la nécessité de combiner justice sociale et exigences environnementales. Or la pression de l’extrême droite pousse à manifester sur une seule idée : bloquons tout et continuons comme avant. Comment dès lors ignorer que, si certains attisent les colères, c’est pour que la jonction ne se fasse surtout pas entre égalité, respect de l’environnement et refonte de la fiscalité  ?

On ne combattra pas l’extrême droite en surfant sur ce qui révèle de l’amertume et du désarroi, au moins autant que la colère. Pour la battre, il faut contester radicalement ses idées, dans tous les domaines, que ce soient les migrations, l’information, l’environnement ou la justice fiscale. Ne pas mépriser ceux qui se sentent floués par les puissants est une chose. Légitimer une œuvre politique de dévoiement, une tentative pour découper en tranches les urgences sociales en est une autre.

Si l’on se veut du peuple, si l’on affiche le désir de la dignité populaire, on se doit d’arracher les catégories populaires aux idéologies du renfermement. La grande force du peuple a toujours été sa solidarité, pour tous les humbles, où qu’ils soient, d’où qu’ils viennent. Et, par bonheur, ce trait de mentalité populaire a irrigué l’esprit public de notre pays, pendant longtemps. Ce n’est qu’en le cultivant que, dans le même mouvement, on ranimera la combativité de l’espérance et que l’on tarira les sources qui alimentent l’extrême-droite.

Ne pas s’enfermer dans la realpolitik

Entre 1934 et 1936, la gauche du Front populaire n’a pas voulu d’abord convaincre ceux qui se tournaient vers le fascisme qu’ils faisaient le mauvais choix. Elle a redonné confiance à ceux qui doutaient, qui ne reconnaissaient plus la gauche officielle dans la compromission du pouvoir. Elle n’a pas détourné les égarés, mais mobilisé ceux qui pouvaient espérer. Elle n’a pas canalisé le ressentiment, mais redonné au monde du travail et de l’intelligence le sens de la lutte collective. De fait, on ne gagne pas en grignotant les forces de l’adversaire, au centre ou à l’extrême droite, mais en mobilisant l’espace politique disponible à gauche et jusqu’alors délaissé.

On ne peut pas aujourd’hui se réclamer de la grande expérience du Front populaire et ne pas comprendre pleinement ce qui fit sa force. Ce Front populaire utilisa certes la mise en cause des 200 familles, du temps où le capital se voyait et s’incarnait — le patron avec haut-de-forme et gros cigare. Pourtant, ce qui dynamisa la gauche ne fut pas d’abord la détestation de la caste dirigeante, mais l’espoir d’un monde de justice. Le Front populaire fut antifasciste dans sa détermination, mais ce qui le rassembla jusqu’à la victoire électorale, ce fut le beau slogan positif du Pain, de la Paix et de la Liberté.

Le rappeler est-il un prêchi-prêcha d’intellectuels sans contact avec la vie ?

Il est de bon ton, dans une partie de la gauche, de jouer au réalisme. Il faudrait taper du poing sur la table et parler haut et fort : tout le reste ne serait que littérature. Mais ne voit-on pas que c’est de ce réalisme-là que notre monde est en train de crever  ? C’est le monde du pouvoir arrogant de l’argent, de l’état de guerre permanent, de l’étalage de la force, de l’égoïsme du "Not In My Backyard". C’est le monde d’un Bachar el-Assad, d’un Poutine pour qui la démocratie est un luxe inutile, d’un Trump qui n’a que faire du gaspillage insensé des ressources naturelles par les possédants américains.

Et que l’on ne m’objecte pas la lettre des programmes. Ils peuvent être techniquement parfaits et, pourtant, leur environnement mental peut être contestable. La politique vaut aussi et peut-être surtout par la façon d’être et la culture que l’on promeut parmi les siens. Malgré la dureté extrême des temps passés, l’esprit du Front populaire ne fut pas celui de la citadelle assiégée. Heureusement, cet esprit ne l’emporta que pour une courte période : au début des années trente (la période communiste dite classe contre classe) et dans les années cinquante (les temps manichéens de la guerre froide). Il ne se retrouva pas non plus, en France, dans la triste formule du "qui n’est pas avec moi est contre moi". Là encore, ce sont d’autres périodes et d’autres lieux qui ont été submergés par cette culture, qui se veut combative et qui n’est qu’amertume. Or cette façon de voir, à l’Est comme à l’Ouest, au Nord comme au Sud, a conduit partout au pire de l’autoritarisme, quand ce ne fut pas au despotisme.

De la même manière, il est impensable que l’on s’abandonne à la facilité coutumière qui veut que les ennemis de mes ennemis soient mes amis. Ce n’est pas parce que l’Union européenne a tort (et plutôt deux fois qu’une  !) que le gouvernement italien a raison. On ne peut pas créditer le gouvernement italien d’être du côté du peuple : il en est l’antithèse absolue. Ce n’est pas parce qu’un grand nombre de personnes de revenus modestes sont pénalisées par la hausse des prix du carburant qu’il faut manifester avec l’extrême droite et… créer les conditions d’une extension de l’usage des transports individuels. Ce n’est pas parce que le cynisme de Poutine est l’envers de l’humiliation réservée à la Russie par le monde occidental qu’il faut mesurer les critiques, que l’on peut porter aux choix et aux méthodes adoptées par Moscou.

Prenons garde, à tout moment, à ce que, pensant accompagner les colères, on ne fasse qu’attiser le ressentiment. Si Jean-Luc Mélenchon a réussi sa percée, au printemps 2017, ce ne fut pas pour son populisme, qu’il sut mettre en sourdine jusqu’au soir du premier tour. Entre mars et avril, il parvint tout simplement à être le plus crédible, par son talent bien sûr, et par la radicalité et la cohérence de son discours de rupture, qui éloignait enfin le peuple de gauche de trois décennies de renoncement. Il ne renia pas la gauche, mais il lui redonna en même temps le souffle de ses valeurs et le parfum d’un air du temps. C’est par ce jeu de la trace et de la rupture qu’il s’est imposé.

Le fond et la forme

Nous ne sommes plus dans la France et le dans monde des siècles précédents. La combativité sociale demeure, mais le mouvement ouvrier d’hier n’est plus. Quant à la gauche, elle ne peut plus être ce qu’elle a été. Il en a toujours été ainsi d’ailleurs. À la fin du XIXe siècle, le radicalisme a revivifié un parti républicain assoupi. Au XXe siècle, le socialisme puis le communisme ont pris la suite. Aujourd’hui, des forces neuves prennent le relais de la grande épopée de l’émancipation.

L’extrême droite critique la démocratie représentative en elle-même, la gauche lui reproche ses limites de classe et son incomplétude : entre les deux, aucune passerelle n’est possible. Hors de ces convictions, je ne vois pas d’issue positive à nos combats.

Penser que les organisations dynamiques d’hier, mais épuisées aujourd’hui, sont en état d’offrir une perspective politique est sans nul doute un leurre. Mais la culture de la table rase n’a jamais produit du bon. Pour que le peuple lutte en se rassemblant, il faut du mouvement partagé, quand bien même ce n’est plus le mouvement ouvrier. Pour que la multitude qui se rassemble devienne peuple, il faut de l’organisation politique et même des systèmes pluriels d’organisations, quand bien même ce n’est plus sur le modèle ancien des partis. La gauche, à nouveau, doit se refonder radicalement. Il n’empêche qu’elle doit toujours être la gauche, c’est-à-dire moins une forme, reproductible à l’infini (l’union de la gauche), que le parti pris rassemblé de l’égalité, de la citoyenneté et de la solidarité.

Et cette gauche-là n’a rien en commun avec l’extrême droite, pas même la référence théorique au peuple. Celui-ci n’est un acteur historique que par les valeurs qui, à tout moment, ont assuré sa dignité. Il ne se constitue que par le mouvement qui l’émancipe, par l’espérance qui le porte, par l’avenir qu’il dessine, dès aujourd’hui et pour demain. Dans la continuité des fascismes, l’extrême droite critique la démocratie représentative en elle-même, la gauche lui reproche ses limites de classe et son incomplétude : entre les deux, aucune passerelle n’est possible. Hors de ces convictions, je ne vois pas d’issue positive à nos combats.

J’avance l’idée que les attitudes et prises de position récentes, du côté de la FI, laissent entrevoir une possible cohérence, dont je redoute la propension volontairement «  populiste  ». Si ma crainte est fondée, je ne cache pas mon inquiétude pour l’avenir. Je souhaite que cette impression soit démentie au plus vite par les actes et les mots. Si ce n’était pas le cas, j’estimerais que nous serions devant un tournant stratégique pour la FI, fragilisant les acquis des années précédentes.

La présidentielle de 2017 a montré qu’il était possible d’aller au-delà des forces rassemblées après 2008, dans le cadre du Front de gauche. Répéter à l’infini la formule du Front de gauche n’a donc aucun sens. Pourtant, ce n’est pas en construisant de nouveaux murs séparant les composantes hier réunies que l’on créera les conditions d’une dynamique populaire victorieuse. Si ces murs s’avéraient infranchissables, ce serait pour notre gauche la prémisse d’un désastre. La batterie récente de sondages — un sondage isolé ne vaut rien — converge d’ailleurs pour dire que le temps ne semble pas si favorable à la FI et si défavorable au parti de Marine Le Pen.

Heureusement, la gauche française nous a aussi habitués à des sursauts salvateurs. Mais pour cela, on ne peut faire l’économie du débat le plus large. À gauche, celui qui parle le plus fort n’a pas toujours raison.

Roger Martelli

A) Justice sociale : ce n’est pas le 17 novembre que nous pourrons nous faire entendre ! (NPA)

Depuis une semaine, circulent largement des appels à « manifester » le samedi 17 novembre, à « bloquer des routes ou des ronds-points », ou à « mettre un gilet jaune sur son tableau de bord ». Ces appels ont été largement relayés par les médias et les réseaux sociaux, et trouvent un écho dans les milieux populaires.

Le ras-le-bol que ces appels expriment est compréhensible. La hausse des prix des carburants, notamment celui du diesel, fait effectivement beaucoup râler dans les milieux populaires, car elle est perçue comme une mesure de racket à l’égard de toutes celles et ceux qui n’ont souvent pas d’autre choix que d’utiliser leur voiture pour aller travailler ou circuler pour les besoins de la vie quotidienne. Tout cela traduit pour partie un mécontentement social contre un pouvoir fort justement perçu comme un « gouvernement des riches ».

Pour autant, cette mobilisation est problématique. D’abord parce qu’avant d’être l’expression d’un mécontentement populaire, cette mobilisation est surtout porteuse d’une vieille revendication du patronat routier, pour qui les profits se mesurent à l’aune des tonnes de carburant mises dans les cuves de ses camions qu’il répand en masse sur le réseau routier, en contradiction avec les mesures les plus élémentaires de préservation de l’environnement. De plus, à l’origine et en soutien à ces appels présentés comme « citoyens » et « apolitique », on retrouve la droite extrême et l’extrême droite à la manœuvre : vidéo virale d’un dénommé Franck Buhler, militant d’extrême droite (dont les vidéos ont totalisées des millions de vue sur internet), soutiens immédiats de Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan, rejoint ensuite par les (très à droite) Jeunes Républicains, relais dans la « fachosphère »…

On ne s’y trompera donc pas. Tout comme les syndicats CGT et Solidaires, samedi 17 novembre, nous ne mêlerons pas nos colères aux manœuvres des patrons et aux récupérations de l’extrême droite qui n’est pas une alliée de circonstance mais reste notre ennemie mortelle. Oui, tout augmente sauf les salaires, et les classes populaires ont bien raison d’avoir ras-le-bol de l’augmentation du carburant et des prix en général, conséquence du décrochage de plus en plus important entre les salaires (ou les pensions) et l’inflation. Oui, Il faut prendre sur les profits des capitalistes pour augmenter nos salaires. Oui, nous avons besoin de transports en commun gratuits. Et oui, une nouvelle organisation sociale est nécessaire, où nous n’aurions pas à nous serrer la ceinture pour mettre 10 litres de plus dans le réservoir de notre véhicule pour aller bosser pour des salaires de misère…

Tout cela, il faudrait pouvoir le dire, touTEs ensemble, dans la rue, par la grève, en bloquant le pays. Mais nous ne pourrons pas le dire le samedi 17 novembre dans des actions ou des rassemblements prétendument « citoyens »aux allures de foire poujadiste, dans lesquels nous nous retrouverions au côté des ennemis les plus farouches du mouvement ouvrier.

Montreuil, le 31 octobre 2018


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