Souffrance au travail : une analyse de fond de l’évolution du « management » dans les entreprises françaises

vendredi 31 août 2018.
 

La « souffrance au travail » a fait irruption depuis quelques années dans le débat public, y compris dans les champs cinématographique et médiatique, le discours dominant cherchant à l’amoindrir avec les « risques psycho-sociaux », la « pénibilité », le « mal-être », etc.

Très peu d’auteurs s’intéressaient au monde du travail – notamment à ses aspects psychologiques, à son vécu subjectif – jusque dans les années 1990-2000. Puis cette question a proliféré, mais sur le mode de la tragédie, avec la prise de conscience que tout un chacun pouvait aller jusqu’à se suicider pour des raisons liées au travail. Car il ne s’agit pas de cas isolés. La soixantaine de suicides survenus depuis début 2008 à France Télécom sont connus, mais au-delà et plus généralement, on estime aujourd’hui que surviennent chaque année au moins 400 tragédies de ce type en France, soit plus d’un suicide par jour lié au travail.

Pourquoi la focalisation sur cette question émergente ? N’y avait-il pas auparavant de souffrance au travail, même hors tragédies de suicides ? On peut avancer trois explications. La première est que la souffrance au travail, la pénibilité, etc., existaient auparavant. Elles ont accompagné le travail industriel depuis l’origine du capitalisme, sans même parler des périodes précédentes du servage et de l’esclavage. Mais pour en rester au salariat, souffrance et pénibilité faisaient l’objet de négociations entre patronat et travailleurs, en fonction du rapport de forces. Elles faisaient – et font encore en ce qui concerne la pénibilité physique – l’objet de compensations sous forme de réductions ou d’aménagements du temps de travail (horaires et/ou congés), et surtout de primes (de toxicité, d’insalubrité…).

La seconde est que la souffrance, physiologique ou psychologique, était gérée par des collectifs de travail formels ou informels (c’est-à-dire prévus ou pas par les organigrammes des entreprises), qui élaboraient, discutaient et mettaient en œuvre des règles informelles – ce que C. Dejours nomme l’activité déontique, c’est-à-dire l’activité productrice de règles. Elles se traduisaient par des aménagements d’organisation non planifiés par la hiérarchie. Les difficultés et la souffrance éventuelle de certains étaient ainsi prises en charge collectivement, dans le cadre de cette production de règles autonomes par le collectif (ce qui caractérise d’ailleurs tout collectif de travail digne de ce nom).

La troisième est que la souffrance au travail était le plus souvent tue, parce qu’elle avait un sens politique perçu par la plupart des salariés, comme un signe tangible du rapport de forces entre patronat et salariat, et finalement comme un témoignage ou une manifestation concrète de la lutte des classes. Cela ne veut pas dire que cette condition était acceptée ou que l’on s’y résignait, mais au moins pouvait-on la comprendre comme ayant un sens politique. Aujourd’hui, les difficultés au travail et la souffrance qui en découle sont vécues individuellement et non plus collectivement, et sur un mode d’échec, comme une insuffisance personnelle (« Je ne suis pas à la hauteur de la tâche qu’on m’a confiée »), ou bien une malchance (« Je suis tombé sur un chef salaud »). Les travailleurs ne savent pas quoi faire de ce malaise : ils souffrent seuls. Ce passage du vécu collectif à la personnalisation du vécu caractérise le travail moderne.

Quand et pourquoi le travail a-t-il changé ?

On peut résumer le travail moderne, tel qu’il résulte de 30 ans de méthodes de management, comme l’individualisation systématique de la gestion des salariés. En France, elle a commencé dès 1973-74, comme la réponse du patronat à ce que le discours dominant a nommé par euphémisme les « événements » de mai 1968, pour masquer que ce fut, au-delà d’une révolte étudiante, la plus grande grève générale sauvage de l’histoire sociale en France. Sauvage, car lancée indépendamment de tous les appareils syndicaux qui furent débordés, avant de la suivre puis de la récupérer pour en prendre la direction et la neutraliser, ce qu’ils ont finalement réussi [3]. Mai 1968 fut la première tentative moderne de révolution sociale, la première remise en cause politique radicale du capitalisme fonctionnant bien – c’étaient les « 30 glorieuses », celles du plein emploi, où les ouvriers commençaient à avoir accès à la consommation grâce à l’augmentation de leur pouvoir d’achat et à la fabrication en masse de biens à leur usage. La revendication centrale, pas toujours exprimée si précisément, était la fin de l’aliénation par le travail, notamment le travail à la chaîne qui régnait dans les usines, la fin du métro-boulot-dodo, l’autonomie.

Côté patronal ou État, ce mouvement déclencha une grande peur, née d’une authentique menace de guerre civile. Le patronat a alors opéré un repositionnement de grande ampleur, de son discours d’abord, puis, graduellement, de l’ensemble des organisations du travail dans les entreprises. Ce repositionnement a pris de court les syndicats et a abouti à un basculement du rapport de forces au profit du patronat. La méthode a consisté à présenter la personnalisation et l’individualisation comme répondant aux revendications d’autonomie des travailleurs en grève en mai 1968. Ce furent les horaires variables, qui ont pris les syndicats à contre-pied car il n’est pas possible de s’opposer à « la liberté » ; la polyvalence, par l’introduction de la variété dans le travail ; l’effilochage des collectifs de travail par la mise en place de plus petites unités, etc. Sous prétexte d’autonomie, on a progressivement vidé les collectifs de travail.

Le parachèvement du système a été l’entretien individuel, au cours duquel chacun est convié à négocier, seul face à sa hiérarchie, son destin dans l’entreprise. On a ainsi individualisé les primes, puis les salaires et les compétences des personnes, qui se sont substituées aux qualifications requises pour tenir le poste. L’avantage du remplacement des qualifications ou des diplômes par les « compétences » est que celles-ci se prêtent mieux à l’arbitraire des définitions managériales mouvantes. Ces évolutions et ces vocabulaires ont été promus et accompagnés par des cohortes de sociologues avides de contrats d’études, qui se sont mis au service de la domination patronale après le reflux contestataire de la fin des années 1970 (Michel Crozier, Edgar Morin, Renaud Sainsaulieu, Philippe Zarifian, pour les principaux).

Les nouvelles méthodes managériales

Le management moderne est une hybridation subtile entre logique prescriptive taylorienne et nécessité de gérer les aléas de production. Cette gestion des aléas nécessite l’engagement subjectif des salariés, sans lequel les prescriptions sont inefficaces. L’appel à cet engagement rencontre, utilise et récupère le désir des salariés de s’engager dans leur travail, d’y investir leur intelligence et de faire du « bon travail ». Car travailler ne se réduit jamais à appliquer des prescriptions, comme la pure machine ou l’ordinateur que l’on a programmé. Pour un être humain, c’est se confronter à la résistance du réel, à l’échec qui découle souvent de la simple application des prescriptions. Depuis des décennies, les ergonomes font la distinction entre le travail prescrit, celui des règlements, des normes, des manuels de procédure, et l’activité réelle des travailleurs qui font avec l’imprévu, l’aléa, la situation perturbée. Entre le prescrit et le réel, existe nécessairement un écart, qui permet au travailleur de mobiliser et de mettre en jeu son intelligence et sa subjectivité et, s’il réussit à surmonter l’obstacle, de consolider son identité et sa personnalité, d’acquérir une expérience nouvelle.

Mais si le management moderne revendique obtenir l’engagement subjectif des travailleurs, il continue à exiger le respect de prescriptions tayloriennes, car le taylorisme n’est pas qu’une logique d’organisation technique du travail, fondée sur la division poussée des tâches, la définition de tâches standard, les chronométrages, etc. C’est d’abord une philosophie sociale qui imprime dans les tâches la contrainte et le contrôle, qui les institutionnalise dans le procès de travail. Cela explique le succès planétaire du taylorisme (et de sa traduction stalinienne, le stakhanovisme). Pour Taylor, c’est la Science qui devait décider ce que le travailleur devait faire. Le One best way (l’unique meilleure méthode) contraignait les uns et les autres et rassurait les patrons sur leurs capacités à ne pas faire dépendre leurs profits des états d’âme des salariés et à lutter contre leur tendance à la « flânerie ».

Ainsi n’a-t-on pas renoncé au taylorisme : on demande en réalité à chaque salarié de se transformer en petit bureau du temps et des méthodes pour lui-même, sachant que les objectifs fixés par la hiérarchiene sont pas négociables. Le management exige que chacun fasse l’usage de soi le plus productif possible. Une version moderne est le lean management (gestion dégraissée), mise au point par Toyota au Japon dans les années 1980, puis formalisée par des chercheurs américains dans les années 1990, qui vise à éliminer le gaspillage en évaluant minutieusement toute la chaîne de production, afin d’obtenir un rendement maximal des êtres humains et des machines. L’injonction concerne y compris les cadres qui ne sont plus en mesure de négocier leurs objectifs, alors que c’était jusque là leur privilège. L’exploitation et la domination s’accentuant, on ne leur fait plus confiance et ils sont placés sous les mêmes types de contraintes et de contrôles que tous les autres salariés (notamment via leurs ordinateurs de bureau). Obtenir la soumission par la perte du sens et des repères

Cette politique de précarisation et de déstabilisation des salariés, fut conduite avec ténacité et continuité depuis une trentaine d’années. L’exemple typique est France Télécom dans les années 1990-2000, imité en suite par la SNCF : valses compulsives des réorganisations, pulvérisation des collectifs de travail (la segmentation des clientèles et l’organisation par activité servant de justification), externalisations et filialisations suivies de ré-internalisations. Les directions parviennent ainsi à créer une insécurité permanente pour les salariés. Il s’agit de pourchasser toute routine, toute forme de dépendance affective.

L’idée centrale est que les salariés ne doivent plus jamais se sentir chez eux dans l’entreprise ! On ne demande donc pas aux dirigeants d’unités de faire des progrès, mais d’instaurer des changements, assurant leur domination sur les équipes par un véritable épuisement devant ces changements. Ce management moderne est également pensé sur le mode de la séduction des jeunes, selon unerhétorique censée leur plaire : mobilité, instantanéité, virtuel, zapping. Une idéologie du jeunisme pour « faire table rase du passé » : les salariés doivent oublier leurs acquis, d’abord sociaux. Et bien sûr, l’assassinat revendiqué de la mémoire facilite l’oubli de toutes les résistances qui ont accompagné la conquête de ces acquis.

Il s’agit de créer un nouveau type de salarié – comme les systèmes totalitaires prétendent créer un « homme nouveau » – et les jeunes sont formatés ainsi, durant leurs études s’ils en ont fait, et par les stages de « déformation » dispensés à leur arrivée dans les entreprises. Conçu pour que les salariés ne puissent s’approprier leur rapport au travail, ce modèle veut supprimer l’écart entre le travail prescrit et le travail réel, mais en niant le réel ! Il n’y a pas de compromis ni d’ajustement possibles dans le management moderne. Les salariés sont piégés : ils sont officiellement déclarés autonomes, mais il n’ya rien à négocier ! Alors que la plupart des travailleurs souhaitent« bien faire leur travail », on ne leur permet pas de faire remonterce dont ils ont besoin pour cela. En résulte un sentiment de ne plus rien maîtriser, qui est bien la précarité subjective permanente recherchée.

Le mal-être des salariés et la souffrance au travail, ne sont donc pas la conséquence malheureuse, non voulue, d’une modernisation managériale à marche forcée, mais un de ses objectifs. Car ce mal-être, cettesouffrance, sont perçus comme une ressource pour asseoir une dominationque les méthodes antérieures ne pouvaient plus fournir.

Pourquoi la France est-elle la bonne élève de ce management ?

Le modèle a certainement été le plus poussé en France, pour la raison qu’elle a été longtemps le pays de la lutte des classes. Il existe une vraie peur des salariés chez le management des entreprises, à laquelle celui-ci a considéré qu’il fallait réagir avec une violence particulière. Le discours patronal national, relayé par des médias aux ordres, a ancré depuis des décennies l’idée que « la France est archaïque », et a rendu illégitime toute critique du modèle de management. Ainsi de cette souffrance au travail, pour laquelle il a fallu des suicides, en public, pour que la prise de conscience de la situation s’amorce ; et encore ! Cet identique discours patronal et médiatique rebattu (« La France, c’est le pays des 35 heures, des cinq millions de fonctionnaires, des week-ends prolongés ! », « On n’est pas malheureux en France, on n’a pas de légitimité à se plaindre ! »), a pour conséquence que celui qui souffre à son travail souffre seul, se sent illégitime à exprimer une plainte, ce qui accroît bien sûr sa souffrance.

Autre caractéristique française : les services publics, dans lesquels les agents investissent leur travail de valeurs républicaines, et parviennent à ennoblir à leurs propres yeux des tâches parfois très ingrates. Les logiques commerciales, l’usager remplacé par le client, le pilotage par l’aval (c’est-à-dire soi-disant par les désirs du client), les lois du business promulguées à marche forcée, pulvérisent tout cela. C’est le triptyque du service public – égalité des usagers entre eux, égalité des agents entre eux et égalité entre agents et usagers – qui est torpillé. On assiste aujourd’hui à un chassé-croisé entre les entreprises publiques de services publics et les entreprises privées [4].

Les managers privés ont la volonté de faire naître sur le terreau du privé, au moins dans leurs discours, les valeurs du service public que sont le dévouement, l’empathie, la patience. Alors que dans les services publics historiques, la logique de la rentabilité tend de plus en plus à les interdire. Les méthodes managériales décrites ont des conséquences pathologiques sur de nombreux salariés et finissent par avoir des répercussions sur la société tout entière.

Des pathologies causées par l’organisation aux impacts sur le « vivre ensemble [5] »

Toutes les analyses psychodynamiques des situations de travail montrent que le rapport subjectif au travail a connu, à la fin du XXe siècle, une détérioration rapide. Des pathologies nombreuses affectent aujourd’hui les travailleurs dans des proportions fortement croissantes, et sont, dans leurs dimensions individuelles, amplement observées et documentées par les médecins et les psychologues du travail.

Les pathologies de surcharge

Dans le secteur public comme dans le secteur privé, l’intensité du travail a augmenté considérablement. La façon dont ont été mises en place les 35 heures à partir de 1998 – pour ceux qui y ont eu droit – y a contribué. Ainsi, l’augmentation des contraintes de cadence et de productivité, engendrent les TMS (troubles musculo-squelettiques) qui atteignent les gaines des tendons, les tendons eux-mêmes et les articulations, avec des épanchements et des inflammations nécessitant des soins parfois importants. Ces TMS sont, dans tous les pays industrialisés, un problème de santé publique. On estime aujourd’hui en France, que plus de 600 000 personnes en sont atteintes.

Ces pathologies existaient auparavant mais moins fréquemment, et ne touchaient que les travailleurs exposés à des tâches de manutention ou soumis aux vibrations. On les trouve aujourd’hui non seulement dans les tâches taylorisées, mais de plus en plus dans les tâches de bureau, qui ne devraient pas donner ce type de pathologies. Selon C. Dejours, on ne peut comprendre cette augmentation considérable des TMS sans faire une place, au centre du processus, à une atteinte qui porte d’abord sur le fonctionnement psychique, « chaînon intermédiaire capital […] entre les contraintes organisationnelles et l’apparition de ces lésions somatiques affectant les mains, les poignets et les membres supérieurs ».

Autre pathologie de surcharge, le burn out, décrit à la fin des années 1970 : un épuisement professionnel occasionnant un déficit sthénique [6], un découragement, une démotivation et des symptômes de dévalorisation de soi et de dépression. Il touche particulièrement les professions impliquant une relation d’aide, d’assistance et de soin, en premier lieu les travailleurs sociaux, les personnels soignants, les services de proximité. Mais il se répand dans tous les services au public : services clientèles des entreprises, enseignants, agents de la sécurité sociale, des allocations familiales, de Pôle Emploi. Le modèle japonais de production SBAM (sourire, bonjour, au revoir, merci) qui prône la disponibilité poussée à l’extrême, a transformé les relations avec les clients.

Le Karôshi, ainsi nommé parce que décrit par les japonais dans les années 1980 (il était connu en Europe et aux Etats-Unis depuis les années 1950-60 où on l’appelait, chez les cadres, « pathologie de surmenage »), est la mort subite par accident vasculaire (hémorragie cérébrale le plus souvent, infarctus du myocarde parfois) de sujets de moins de 40 ans ne présentant aucun antécédent ou facteur de risque, sauf la surcharge de travail ! On retrouve fréquemment, chez les victimes du Karôshi, des durées de travail supérieures à 70 heures par semaine, selon la comptabilité japonaise qui ne tient pas compte du temps consacré aux cercles de contrôle de qualité (parfois plusieurs heures par jour) et de tout ce qui s’ajoute au temps de travail. Depuis 1990 environ, le Karôshi est reconnu au Japon et a provoqué la création d’associations de défense pour l’indemnisation des familles.

En Occident aussi, de plus en plus de professions (techniciens de maintenance, enseignants, opérateurs de télétravail…) ont perdu tout contrôle de leur temps de travail. Ce phénomène se renforce avec la mutation du contrat de travail en contrat de droit commercial ou avec le management par objectifs (nombre de dossiers, de contrats, d’entretiens, etc.), rythmé par les entretiens individuels d’appréciation (EIA) où le salarié est conduit, dans l’espoir d’une promotion, à se fixer lui-même des objectifs démesurés, sachant que le travail réel à fournir pour les atteindre, s’il occasionne des dépassements, ne concerne ni l’employeur, ni le client. Or, il est enréalité impossible de mesurer le travail, car on ne peut pas mesurer l’engagement subjectif inévitablement requis. Tout au plus, et encore très partiellement, ce sont les résultats du travail que l’on peut mesurer [7].

Les affections post-traumatiques

Concernant d’abord les victimes d’accidents du travail, leurs difficultés physiques et psychologiques dues au traumatisme ressenti sont devenues une pathologie professionnelle reconnue pour les agents des banques victimes d’agressions à main armée. Avec l’apparition du chômage endémique chez les jeunes et du désespoir vis-à-vis de la société organisée, les agressions de personnels sur leur lieu de travail sont devenues banales et touchent de très nombreuses professions : infirmières des urgences, conducteurs d’autobus et de métro, agents de la Poste ou de la SNCF, caissières de supermarché, pompistes, enseignants des lycées et des collèges, chauffeurs de taxi, gardiens d’immeuble, travailleurs sociaux, agents de Pôle Emploi, du Trésor public, des allocations familiales, de la Sécurité sociale, hôtesses d’accueil, etc.

Là aussi, ces pathologies ne sont pas nouvelles. Ce qui l’est, c’est la façon dont l’organisation du travail expose les agents aux risques d’agression, transforme la définition des tâches et augmente les charges de travail.

Les pathologies du harcèlement

En augmentation impressionnante, il s’agit soit de syndromes dépressifs, soit de syndromes confusionnels, associant des troubles de la mémoire à une désorientation dans l’espace et dans le temps et à des troubles du cours de la pensée. C’est une des formes majeures par laquelle se manifestent les pathologies du harcèlement à la phase aiguë. Plus rarement, elles peuvent revêtir la forme de syndromes de persécution – difficiles à soigner – et de troubles psychosomatiques. Elles peuvent aller jusqu’à des violences pathologiques qui, quoique sporadiques, sont de plus en plus fréquentes. Les agents deviennent eux-mêmes violents, s’en prenant à leurs collègues ou, plus rarement, aux équipements matériels.

Ce qui est aujourd’hui préoccupant, c’est le retournement de la violence contre soi, c’est-à-dire les suicides sur les lieux de travail. Les enquêtes sont rares et, quand elles existent, sont rarement menées à leur terme. Mais une étude conduite en 2004 en Basse-Normandie suggère qu’il y aurait chaque année, en France, environ 400 suicides et tentatives avec séquelles graves, sur les lieux de travail.

Un suicide a toujours de nombreuses causes enchevêtrées qui relèvent aussi de la vie privée ; il est du reste établi qu’il n’y a pas d’indépendance entre la vie au travail et la vie hors travail. Mais lorsqu’un suicide est commis sur les lieux de travail, il est impossible de nier la part qui revient au travail, et tout se passe comme si l’aliénation était rendue à son ultime extrémité, avec l’autodestruction même du sujet de la souffrance.

Le harcèlement au travail est vieux comme le travail. Ce qui est nouveau, ce sont les pathologies associées, nombreuses maintenant alors qu’il y en avait peu autrefois. Selon C. Dejours : « Entre le harcèlement d’un côté et les pathologies de l’autre, il faut bien invoquer une fragilisation des gens vis-à-vis des manœuvres de harcèlement. Cette fragilisation peut être analysée. Les résultats sont assez précis. Elle est liée à la destruction de ce que l’on appelle les ressources défensives, en particulier les défenses collectives et la solidarité. […] En d’autres termes, les pathologies du harcèlement sont avant tout des pathologies de la solitude. » Cette destruction de la solidarité n’est pas un hasard. Le dénominateur commun à l’augmentation de ces pathologies est une évolution des méthodes d’organisation du travail qui correspond aussi à un progrès dans les moyens et les méthodes de la domination, avec en regard l’apparition de nouvelles formes de servitude, dont le travail apparaît comme le fer de lance. Ainsi, la responsabilité des conditions physiques de travail dans l’apparition des atteintes physiologiques subies par les salariés (pathologies du corps) a pour analogue la responsabilité de l’organisation du travail dans l’apparition des atteintes psychologiques.

La déstructuration du « vivre-ensemble »

Le travailleur s’implique subjectivement dans le rapport à sa tâche et affronte les difficultés que soulève la gestion du décalage entre les procédures formelles (travail prescrit) et l’activité qu’il doit effectivement déployer pour atteindre les objectifs de production (travail réel). Il acquiert ce faisant une expérience du monde et du réel, qui se fait connaître au sujet qui travaille par sa résistance à sa maîtrise, et est aussi, toujours, une expérience de l’échec, de l’impuissance, du doute. Or, les nouvelles méthodes de management interdisent de soumettre ces difficultés au jugement de l’autre et de la hiérarchie : il faut atteindre ses objectifs, sous la menace d’être mal vu, considéré comme incompétent et au pire, de perdre son emploi. Ne pas accepter de jouer ce jeu, c’est s’exposer au silence, voire au désaveu des autres. En déstructurant les bases de la reconnaissance du travail, les nouvelles méthodes d’organisation poussent les êtres humains vers l’aliénation.

Les normes de qualité totale, par exemple, contraignent les travailleurs à dissimuler plus qu’avant les infractions qu’ils doivent faire aux prescriptions pour atteindre les objectifs de production. Tout le monde est conduit progressivement à participer à une description déformée et enjolivée de la réalité qui occulte les écarts, mais donc aussi le réel (jusqu’au niveau des bilans comptables). Mais le réel résiste et on assiste à ses retours particulièrement bruyants : AZF à Toulouse (usine qui possédait toutes les certifications de qualité totale mais dont l’explosion, en septembre 2001, a quand même causé la mort de quarante personnes), Vivendi, Enron, Worldcom, Crédit Lyonnais, etc.

Autre indice de déstructuration générale, ces retours du réel, même lorsqu’ils font la Une de la presse, ne provoquent pas de véritable remise en cause de l’organisation du travail. On s’en tient à trouver un responsable qu’on traîne devant les tribunaux, mais les rapports entre le désastre et les nouvelles méthodes d’organisation du travail que sont la qualité totale et l’évaluation individualisée des performances, avec les distorsions de la communication qu’elles génèrent, ne sont pas interrogés. L’aliénation, qui concerne aussi bien le capitaliste que le travailleur, prend ici la forme d’un déni collectif du réel, qui peut aussi expliquer le retournement de l’action humaine contre elle-même, que l’on rencontre à la fois dans la crise écologique qui s’annonce et dans les pathologies d’autodestruction présentes dans le milieu du travail. Dans son ouvrage Souffrance en France (1998), C. Dejours décrit comment, aux prétextes de l’efficacité et de la compétitivité, on appelle une masse de salariés, notamment les cadres, à collaborer avec les stratégies de l’entreprise, quitte à infliger la souffrance et l’injustice aux autres. De ces autres, le management moderne parvient à obtenir qu’ils subissent l’injustice sans lutter. Et de ceux qui restent, il fait des témoins qui ne portent pas secours aux victimes, des témoins qui ne témoignent pas. C’est pourquoi la banalisation de l’injustice sociale dans l’entreprise capitaliste moderne paraît ressortir au concept de banalité du mal, introduit par Hannah Arendt dans son célèbre ouvrage sur le procès d’Eichmann à Jérusalem, en 1961 [8].

Selon C. Dejours, le ressort psychologique de nombre de décompensations psychopathologiques (les « pétages de plomb ») observées dans l’entreprise, est la souffrance éthique, celle née du conflit entre les convictions morales et l’injonction à consentir ou participer à des actes que l’on réprouve. Les perspectives ouvertes par ses travaux montrent que l’aliénation, même au sens psychologique, ne serait pas à comprendre comme un processus s’incarnant dans des conduites individuelles, mais plutôt le résultat de nouvelles méthodes collectives de domination mises en œuvre qui, en retournant contre l’homme son propre travail et les résultats de son travail, portent atteinte à son être en tant qu’humain.

Entre aliénation et émancipation : la double nature du travail

Le travail est une notion ambivalente et dialectique à plusieurs titres. L’être humain répartit son temps de vie éveillée entre la production de ses moyens d’existence (la reproduction et la persistance de son être) et d’autres activités sociales, culturelles, ludiques, relationnelles. Si l’on appelle travail cette activité de production, d’échange organique avec la nature, il doit être considéré comme une catégorie anthropologique, quelle que soit sa forme sociale et historique. C’est le sens que C. Dejours donne au travail : une acception très large qui considère qu’aussi bien le travail au foyer que l’activité militante, politique ou syndicale, constituent un « vrai » travail. Pour Marx, il s’agissait du procès de travail en général, à distinguer du procès de travail capitaliste.

Le capitalisme a apporté la forme moderne du salariat, devenu la dominante de l’activité de production, et qui constitue une catégorie historique car présente au sein de rapports sociaux particuliers. Avec le salariat, le capitalisme a généralisé cette activité productive coupée des capacités d’expression, de décision, de maîtrise des individus sur elle (son contenu, ses modalités, ses produits…), en un mot : aliénée. Marx avait montré, dans ses Manuscrits de 1844 [9], que l’aliénation du travail repose aussi sur la tolérance, graduée selon les travailleurs, à une organisation du travail qui va à l’encontre de leurs désirs, de leurs besoins et de leur santé : « le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, […] donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement unmoyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. »

La revendication de l’abolition du travail doit clairement être comprise comme portant sur ce travail-là, cette catégorie historique, et non pas sur la catégorie anthropologique (le travail en tant qu’activité générique), vis-à-vis de laquelle le terme d’aliénation perd tout sens. Mais en outre, même sous la forme qu’il prend dans le système capitaliste, le travail rencontre toujours la dynamique humaine de la mobilisation de l’intelligence et de la personnalité en situation de travail. Même dans les tâches apparemment les plus dénuées d’intérêt, les plus répétitives, l’être humain investit sa subjectivité et sa personnalité, sans quoi d’ailleurs les objectifs de production ne seraient jamais atteints [10].

Travailler, c’est se confronter aux inévitables échecs qui manifestent la résistance du réel face à l’organisation prescrite du travail et surmonter cette résistance par le déploiement d’un travail effectif forcément différent des procédures formelles. C’est pourquoi seuls celles et ceux qui travaillent sont les véritables experts du travail. C’est aussi pourquoi le travail peut aussi devenir un plaisir et une modalité puissante d’étayage de la personnalité et de la santé mentale, par la mise en œuvre de nos capacités à surmonter la résistance du réel et surtout par le truchement de la reconnaissance de la hiérarchie (jugement d’utilité) et des pairs (jugement de beauté) sur ces capacités. Par « hiérarchie », il faut entendre ici, dans l’organisation, ceux qui « font autorité ». C’est d’ailleurs un des éléments de la souffrance au travail dans les organisations modernes que de promouvoir des managers qui ne connaissent pas le travail, et ne sont donc pas reconnus comme faisant autorité par les équipes qu’ils commandent.

Les collectifs de travail sont les lieux d’échange autour du travail réel, permettant d’en stabiliser les règles non écrites (activité déontique) et de parvenir ainsi à la coopération entre individus, qui renvoie au travail effectif, alors que la coordination telle que prévue par l’organisation renvoie au travail prescrit. Mais ces collectifs, socialement si importants, sont fragiles et ne peuvent fonctionner que si, notamment, des marges de manœuvre organisationnelles permettent la libre délibération en leur sein. L’enjeu de l’organisation du travail dépasse le seul monde du travail. On peut apprendre au travail le respect de l’autre, la prévenance, la solidarité, la délibération et donc les principes de la démocratie, et, oserons-nous dire, de la démocratie directe comme peuvent la penser les anarchistes, car on comprend vite que face à un problème concret posé par le réel au travail, la démocratie représentative avec vote à la majorité n’a aucun sens.

Mais les organisations modernes du travail mises en place par le capitalisme néolibéral montrent qu’on peut aussi y apprendre l’instrumentalisation de l’autre, la duplicité, la déloyauté, le chacun-pour-soi, la lâcheté, le mutisme et y souffrir parfois, dans l’aliénation et la solitude les plus complètes, jusqu’à la destruction du sujet de la souffrance, c’est-à-dire de soi-même.

C’est pourquoi la question du travail possède une telle centralité : les organisations actuelles n’assassinent pas seulement le travail lui-même, elles sapent les fondements même de la civilisation humaine, réactualisant l’alternative « Socialisme ou barbarie » (Rosa Luxembourg). La lutte contre les méthodes modernes de management qui provoquent la souffrance au travail n’est donc pas un supplément d’âme pour un syndicaliste, une sorte d’option par rapport aux autres revendications des travailleurs. Elle n’est pas un sujet extérieur au syndicalisme, elle doit au contraire être au cœur de la lutte générale que nous menons, à notre place et avec les outils du syndicalisme, contre l’organisation capitaliste du monde qui est la cause première de cette double aliénation de l’être humain, à la fois sociale et psychologique.

Désobéir !

Une question cruciale est, ici comme ailleurs, celle des moyens d’action, une fois conscience prise des mécanismes décrits. La tradition du syndicalisme révolutionnaire, c’est la grève et le sabotage pour instaurer le rapport de forces propice aux revendications, ou, dans certains cas rarissimes, faire fuir les patrons et se réapproprier l’outil. Mais, d’une part, la destruction des grandes entreprises industrielles intégrées et l’atomisation des collectifs de travail rendent ces actions de plus en plus difficiles et, d’autre part, ces modalités d’action appréhendent le travail seulement comme catégorie sociale et non pas comme catégorie anthropologique. Pour mener la résistance à ce dernier niveau, il faut pouvoir agir à l’intérieur même du travail et de ses organisations, ce qui pourrait passer par des formes de désobéissance, utilisant la légitimité contre la légalité. Un exemple pour illustrer : le refus collectif, par une majorité d’un service, des entretiens individuels d’évaluation (dont on a vu que c’est la tête de la pieuvre), ou à tout le moins une préparation collective de ces entretiens. Au demeurant, lorsque l’on discute de collègue à collègue, il est fréquent de découvrir que beaucoup ont élaboré des stratégies individuelles d’évitement qui, pour être efficaces, doivent rester cachées. Si nous arrivions à rendre collectives et affichées ces stratégies, c’est depuis le réel même du travail que l’on pourrait combattre la domination.

Jean-René Delépine et Philippe Mühlstein

Notes

[1] La psychodynamique du travail, discipline scientifique place au centre de ses préoccupations la souffrance au travail et analyse le devenir de celle-ci en fonction des conditions qui président à sa transformation (d’où la notion de « dynamique ») en plaisir ou, au contraire, à son aggravation pathogène.

[2] Voir notamment : D. Linhart, Travailler sans les autres, Seuil, Paris, 2009.

[3] Voir le magnifique documentaire d’Hervé Le Roux, Reprise(1996), à propos d’un court-métrage réalisé en juin 1968, La reprise du travailaux usines Wonder. ESSF (article 44756), Un événement majeur du cinéma militant en Mai-Juin 68 : La Reprise du travail aux usines Wonder, de Pierre Bonneau et Jacques Willemont.

[4] D. Linhart, « Comment l’entreprise usurpe les valeurs du service public », in Le Monde Diplomatique, septembre 2009.

[5] Voir de C. Dejours : Travail, usure mentale, Bayard, Paris, 2000 et Souffrance en France. Labanalisation de l’injusticesociale, Seuil, Paris, 1998.

[6] Déficit sthénique : affaiblissement du tonus et de la vitalité, se traduisant notamment par une sensation de fatigue permanente.

[7] C. Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel : Critique des fondements de l’évaluation, INRA,Paris, 2003.

[8] H. Arendt, Eichmann à Jérusalem, Gallimard, Paris, 2004.

[9] Karl Marx, Manuscrits de 1844, Éditions sociales, Paris, 1968.

[10] Voir le documentaire de Luc Joulé & Sébastien Jousse, C’est quoi ce travail ! (2015).


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