Faiblesse de l’imaginaire de gauche : réussir sa vie ou partager les richesses

vendredi 1er juin 2007.
 

Rêver contre soi-même

En 2000, aux Etats-Unis, un sondage commandé par Time Magazine avait révélé que, quand on demandait aux gens s’ils pensaient faire partie du 1% des Américains les plus riches, 19% répondaient affirmativement, tandis qu’un autre 20% estimait que ça ne saurait tarder. L’éditorialiste David Brooks l’avait cité dans un article du New York Times intitulé « Pourquoi les Américains des classes moyennes votent comme les riches - le triomphe de l’espoir sur l’intérêt propre » (12 janvier 2003). Ce sondage, disait-il, éclaire les raisons pour lesquelles l’électorat réagit avec hostilité aux mesures visant à taxer les riches : parce qu’il juge que celles-ci lèsent ses propres intérêts de futur riche. Dans ce pays, personne n’est pauvre : tout le monde est pré-riche. L’Américain moyen ne considère pas les riches comme ses ennemis de classe : il admire leur réussite, présentée partout comme un gage de vertu et de bonheur, et il est bien décidé à devenir comme eux. A ses yeux, ils n’accaparent pas des biens dont une part devrait lui revenir : ils les ont créés à partir de rien, et il ne tient qu’à lui de les imiter (1). Il ne veut surtout pas qu’on les oblige à partager ou à redistribuer ne serait-ce qu’une petite part de leur fortune : cela égratignerait le rêve. « Pensez-vous vraiment, interrogeait David Brooks, qu’une nation qui regarde Katie Couric [présentatrice du journal du matin sur NBC, passée depuis au journal du soir sur CBS] le matin, Tom Hanks le soir et Michael Jordan le week-end entretient une profonde animosité à l’égard des nantis ? »

Dans le modèle marxiste, le travailleur est invité à se défaire de la mentalité servile et autodépréciative qui lui interdit de comparer son sort à celui des riches pour revendiquer sans complexes le partage des richesses. En même temps, il s’identifie à ses semblables, salariés ou chômeurs, nationaux ou étrangers, envers qui il éprouve empathie et solidarité. Le génie du libéralisme a été de renverser ce schéma. Désormais, le travailleur s’identifie aux riches, et il se compare à ceux qui partagent sa condition : l’immigré toucherait des allocs et pas lui, le chômeur ferait la grasse matinée alors que lui se lève à l’aube pour aller trimer... Bien sûr, on peut essayer de le raisonner ; on peut lui dire qu’il faut se méfier de ces fausses évidences dont, en France, Le Pen, puis le clan Sarkozy, se sont fait une spécialité : son intérêt objectif, en tant que travailleur, ce serait au contraire que les chômeurs ronflent béatement jusqu’à des deux heures de l’après-midi, puisque, s’ils sont obligés d’accepter n’importe quel boulot, cela tire vers le bas le niveau des rémunérations et des conditions de travail de l’ensemble des salariés - y compris les siennes. On peut essayer de lui démontrer par a + b qu’il se trompe d’ennemis, et qu’il ferait mieux de réserver sa défiance et son animosité à ces politiciens méphitiques qui encouragent en lui l’aigreur et le ressentiment les plus infects.

Pourquoi vouloir encore changer les choses si, à n’importe quel moment, un coup de chance, ou vos efforts acharnés, peuvent vous propulser hors de ce merdier ?

On est forcément tenté d’argumenter, et il faut le faire ; mais il faut peut-être aussi être conscient que ça ne suffit pas. Tous ceux qui, en France, ces derniers mois, écœurés d’entendre des types nés avec une cuillère en or dans la bouche marteler sur toutes les antennes les vertus du « mérite », effarés de voir tant d’agneaux se préparer à voter avec enthousiasme pour le grand méchant loup, se sont époumonés à dénoncer l’arnaque et à en démonter les mécanismes - en vain -, ont peut-être négligé un fait capital : ce qui n’a pas été fait par la raison ne peut pas être défait par la raison. Quand on a consacré un livre à tenter de démêler les formes de rêve bénéfiques de celles qui travaillent contre le rêveur, l’élection présidentielle apparaît comme le triomphe éclatant des secondes. Comme cela a été abondamment souligné depuis le 6 mai au soir, lorsque nos yeux se sont brutalement dessillés en même temps que la Marseillaise de Mireille Mathieu nous déchirait les tympans, en France, les noces de la politique et du showbiz ont été un peu plus tardives qu’ailleurs, mais elles ont fini par se produire aussi (2). Il était inexorable qu’elles finissent par se produire. Comme celle d’un Berlusconi ou d’un Reagan - qui ne venait pas du cinéma par hasard, et qui ne faisait qu’accentuer une tendance amorcée avec Kennedy -, la victoire de Nicolas Sarkozy en France résulte d’une manipulation à grande échelle des imaginaires. Elle a été préparée par vingt ans de TF1 et de M6, de presse people, de jeux télévisés, de Star Ac et de superproductions hollywoodiennes. Pour pouvoir ricaner en toute tranquillité des beaufs qui ont voté Sarkozy, d’ailleurs, il faudrait pouvoir prétendre avoir échappé complètement à l’influence de cette culture - ce qui ne doit pas être le cas de beaucoup de monde.

Le thème récurrent sur lequel tous ces médias ne cessent de broder d’infinies variations, et auquel nos cerveaux, de gauche comme de droite, ont développé une accoutumance pavlovienne, c’est celui de la success story. Qui véhicule un seul message : pourquoi vouloir changer les choses ou se soucier d’égalité des droits, si, à n’importe quel moment, un coup de chance, ou vos efforts acharnés, ou une combinaison des deux, peuvent vous propulser hors de ce merdier et vous faire rejoindre l’Olympe où festoie la jet-set ? « Chacun aura sa chance », clamait Nicolas Sarkozy à peine élu. Il y a quelques années, on avait relevé une illustration presque caricaturale de cette idéologie dans le film de Steven Soderbergh Erin Brockovich seule contre tous (avec Julia Roberts), à l’impact d’autant plus fort qu’il était inspiré d’une histoire réelle - même s’il avait apparemment fallu, pour écrire le scénario, éluder certains aspects d’une réalité moins lisse que souhaité.

Même lorsqu’on a conscience de ses ficelles un peu grosses, on ne peut se défendre d’éprouver un petit frisson au contact de la success story

Success story du gagnant du Loto. Success story du petit entrepreneur « parti de rien ». Success story du vainqueur de la « Star Ac », des acteurs et des mannequins, à qui l’on fait raconter en long et en large dans leurs interviews comment ils ont été « découverts », comment ils ont persévéré sans se laisser décourager malgré les déconvenues de leurs débuts, comment ils vivent leur célébrité et leur soudaine aisance financière, etc. Success story de la nouvelle ministre de la justice Rachida Dati, passée d’une cité immigrée de Chalon sur Saône aux ors de la République. La fonction de ministre de Rachida Dati est secondaire : ses mentors l’ont faite réussir uniquement pour illustrer la mystique - ou la mystification - sarkozyenne de la réussite. Elle est là avant tout pour faire rêver ; elle est une machine de guerre fictionnelle. Pour quiconque fait métier de raconter une histoire, Dati est du pain bénit. On lit par exemple dans Le Nouvel Economiste : « Sur son berceau, les fées ne se sont jamais penchées. Alors, elle les a inventées. Bannissant les déterminismes, forçant sa condition, son histoire est celle d’une volonté glorifiée. »

C’est la grande force de la success story : même lorsqu’on a conscience de ses ficelles un peu grosses, on ne peut se défendre d’éprouver un petit frisson à son contact. Ses ressorts narratifs sont si familiers, elle est si valorisée et valorisante, que Nicolas Sarkozy lui-même a tout fait pour y conformer sa biographie. Il lui a fallu pour cela déployer des trésors d’imagination, par exemple pour s’inventer de ces avanies, indispensables à toute success story, censées s’être gravées à jamais dans votre mémoire pour alimenter votre soif de revanche, vous forger le caractère et aiguillonner votre ambition. Le Nouvel Observateur (17 mai 2007) rapporte ainsi l’« humiliation » du nouveau président d’avoir grandi dans - on ne rit pas - le « quartier pauvre de Neuilly » : « Nicolas n’ose pas inviter ses camarades chez lui. Un souvenir le hante : le saumon fumé sous cellophane acheté au Prisunic sur lequel il tombait quand il ouvrait le réfrigérateur familial. Chez ses amis, le saumon fumé venait des meilleurs traiteurs de la ville. » Poignant, non ?


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