Dans les Alpes, la frontière tue en silence : la fonte des neiges révèle les corps de migrants morts en tentant de passer en France

mardi 19 juin 2018.
 

Des riverains et l’association Tous migrants se battent pour comprendre le parcours des victimes, retrouver leur identité et pouvoir leur offrir une sépulture.

« La frontière a tué, ciao Blessing » : hommage à Blessing Matthew, vue vivante pour la dernière fois la nuit du 7 au 8 mai. Apeurée, la jeune femme serait tombée dans la Durance lors d’une course poursuite avec la police. Son corps a été retrouvé le 9 mai par des agents de maintenance ERDF au niveau du barrage de Prelle.

Des vêtements devenus linceul autour d’un cadavre sans nom. Vendredi 25 mai, sur le flanc italien des Alpes, pas loin de Bardonecchia (bourgade frontière d’où partent les migrants qui rallient la France par le col de l’Echelle), un corps sans vie, recroquevillé dans une anfractuosité du sol, est retrouvé par un chasseur. Selon la police transalpine, il « aurait passé l’hiver là ».

« Cet homme a dû se perdre, puisqu’il a été retrouvé sur le chemin qui remonte vers Modane », spécule Sylvia Massara, une Italienne qui s’interroge sur cette mort : « Le froid ou l’épuisement ? » Elle qui a essayé de dissuader ceux qui se croyaient immortels après le Sahara et la mer d’effectuer des traversées hivernales savait que les Alpes sont une petite Méditerranée, neigeuse l’hiver, rocailleuse l’été ; mais meurtrière en toute saison et capable d’engloutir jusqu’au nom de ses victimes.

Pour l’heure, la police italienne tente de décrypter les empreintes de la main la moins abîmée du cadavre, de faire résonner les stries encore lisibles des doigts avec un nom, une date de naissance enfouis quelque part dans un fichier. « Cela permettrait au moins de contacter un consulat, qu’une famille puisse faire le deuil d’un fils ou d’un frère », ajoute Mme Massara.

Cette mort sur le flanc italien a encore ajouté à la douleur du Briançonnais. Côté français, deux décès ont ponctué le mois de mai. Si ces cadavres ont conservé un prénom et un nom, reste à écrire leur histoire : celle du Sénégalais Mamadou-Alpha Diallo et celle de la Nigériane Blessing Matthew. Alors, à l’instar de l’Antigone de Sophocle, capable de l’impossible pour offrir une sépulture à son frère, l’association Tous migrants veut rendre une justice posthume à ces « victimes des politiques migratoires ».

La frontière tue en silence

Mamadou-Alpha Diallo aurait dû s’établir en Espagne. C’était le rêve de ce garçon d’une vingtaine d’années. Mais, le 19 mai, son corps est retrouvé sans vie, au-dessus des Alberts, un village avant Briançon. Trois jours plus tôt, Ibrahim, son ami, était « arrivé complètement hagard au Refuge solidaire », se souvient une bénévole. « Il n’avait pas mangé depuis longtemps, était tellement choqué qu’il était incapable d’avaler. Il a parlé de son ami, qui, tombé, ne s’était pas réveillé. C’était très confus. »

Mamadou-Alpha et Ibrahim voyageaient ensemble depuis leur village, comme ce dernier l’a confié à Max Duez, un des médecins du refuge. « On est partis à cinq. On a traversé ensemble le désert. En Libye, on n’était déjà plus que tous les deux », a-t-il raconté au chirurgien retraité qui nous relit ses notes. Après la Libye, il y a eu la traversée, les « deux mois au campo en Italie, avant de reprendre la route ».

Photo : La Vachette (Hautes Alpes), le 27 mai. C’est dans ce village que Blessing Matthew, exilée Nigériane agée de 21 ans, a été vue vivante pour la dernière fois la nuit du 7 au 8 mai. Apeurée, la jeune femme serait tombée dans la Durance lors d’une course poursuite avec la police. Son corps a été retrouvé le 9 mai par des agents de maintenance ERDF au niveau du barrage de Prelle.

Ibrahim raconte qu’ils se sont perdus dans la montagne à la frontière. « On a marché trois jours avant que Mamadou-Alpha ne tombe d’un rocher », a expliqué le garçon. Ce dernier serait alors descendu vers le corps de son ami, « sans parvenir à le réveiller », avant que « des policiers venus de Marseille » ne le déposent à l’hôpital. « La militarisation de la frontière complique toujours un peu plus le passage entre Italie et France, entraîne les migrants dans des détours mortels », soupire le chirurgien. Théoriquement abolie par les accords de Schengen, la frontière tue en silence. « Des travaux de chercheurs dénoncent cet état de fait. La mort de Mamadou-Alpha comme celle de Blessing Matthew illustrent cette triste réalité », estime le collectif Tous migrants.

Le corps de Blessing Matthew, interrogé par le scalpel du médecin légiste, racontera peut-être les circonstances de son décès à 21 ans. Que sa mère au Nigeria, sa sœur Christina en Italie comprennent pourquoi sa dépouille a fini dans les filtres d’un barrage, défigurée par la violence des eaux de la Durance, dans laquelle elle est tombée. « Nous aussi on aimerait savoir ce qui s’est passé. Qui était cette jeune fille venue mourir chez nous ? », avoue, pensif, un habitant de La Vachette, le village où elle a disparu.

« Beaucoup de questions… »

Là encore, l’histoire aurait dû être différente. Le 6 mai, la jeune Nigériane est partie du refuge Chez Jésus, à Clavières, derrière la frontière côté italien, pour rallier Briançon, puis monter vers Paris, son terminus. « Elle a passé trois heures avec nous », se souvient-on dans ce lieu de répit, dans un sous-sol de l’église, « puis elle est repartie bien chaussée, avec en poche le numéro de téléphone d’ici et celui des urgences ».

Blessing avait quitté la région de Turin à la fermeture du campo où elle était hébergée. Ce soir-là, pour passer la frontière, elle faisait partie d’un groupe de huit personnes, qui s’est séparé en deux quand elle a commencé à souffrir de crampes. « Deux garçons sont restés derrière l’aider », rappelle Agnès Antoine, de Tous migrants, qui a entendu leur récit. Vers 5 heures du matin, alors que la frontière était passée depuis longtemps, que la nuit de marche touchait à son terme, cinq policiers ont surgi face à eux, dans le village de La Vachette, à 3 km de Briançon.

Dans ce hameau de 400 âmes, un habitant raconte avoir entendu « un chambardement ». Un autre, lève-tôt, a vu, lui, vers 5 heures devant l’église, trois utilitaires de la gendarmerie. « Les gendarmes fouillaient (…) et sont restés une bonne heure dans le jardin qui longe la Durance. » Selon le témoignage d’un des deux compagnons de Blessing rapporté par l’avocat de Tous migrants, Me Yassine Djermoune, « cinq policiers ont tenté d’interpeller la jeune femme et ses deux compagnons. L’un d’eux s’est caché, l’autre a pris la fuite. Blessing, elle, n’a plus jamais donné de nouvelles ».

Son sac à main a été retrouvé au bord de l’eau, pas loin, comme les gendarmes l’ont dit à sa sœur Christina, 36 ans. Cette dernière est venue depuis Bari, où elle vit légalement, reconnaître la dépouille de sa petite sœur, et voir les lieux du drame. Son incursion en France s’est limitée à un aller-retour au poste de police de Montgenèvre, encadrée de policiers. Christina a répondu aux questions, s’est prêtée au prélèvement d’ADN qui a permis l’identification. « Elle est arrivée en France avec beaucoup de questions, est repartie sans réponse », déplore Agnès Antoine.

Un nom pour trouver le repos

Un mois après cette tragédie, la violence des eaux de la Durance sature encore les rues de La Vachette de son vacarme. « Une chape de plomb est tombée sur le village. On ne parle pas de Blessing, mais elle est dans toutes les conversations », observe un habitant, qui avoue ne plus regarder du même œil sa rivière. Qui aurait cru qu’un migrant mourrait noyé ici, après avoir échappé à la Méditerranée…

Deux avocats, l’un français et l’autre italien, sont chargés du dossier, le premier pour Tous migrants, le second pour Christina. « C’est d’ailleurs le signalement de Tous migrants qui a poussé le parquet à ouvrir une enquête », observe Me Djermoune. On n’en saura pas plus car, interrogé par Le Monde, le procureur de Gap garde le silence sur toute cette affaire.

Les montagnards avaient prévenu qu’on courait le risque de transformer leur massif en fosse commune en verrouillant la frontière en plein hiver. Aujourd’hui, le Briançonnais solidaire se bat pour sortir ces victimes de l’anonymat. Un corps a besoin d’un nom et d’une histoire pour trouver le repos. D’une sépulture aussi. Qu’il s’appelle Blessing ou Mamadou-Alpha.

Maryline Baumard (Briançon (Hautes-Alpes), envoyée spéciale)


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