Bataille à l’ONU autour des multinationales

mardi 19 juin 2018.
 

Depuis quelques années se mène une bataille cruciale au sein de l’Organisation des Nations unies (ONU) au sujet des multinationales. Ces firmes, dont la richesse pour certaines dépasse le produit intérieur brut (PIB) de plusieurs États, sont devenues des actrices majeures de l’économie mondiale. Elles sont depuis longtemps critiquées par les organisations non gouvernementales (ONG) et les syndicats pour leurs atteintes aux peuples et à l’environnement. Citons par exemple les agissements de la firme américaine Chevron Texaco en Équateur, de Michelin en Inde, de Bolloré au Cameroun ou encore d’Areva au Niger.

Sans parler des conditions de travail en Asie, dont le drame de l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh en 2013, bâtiment qui n’était pas aux normes de sécurité, est un exemple, drame qui a provoqué plus de 1 100 morts, employés de sous-traitants de firmes textiles occidentales.

Déjà en 1972 Salvador Allende, alors président du Chili, déplorait, dans un discours à l’ONU, le fait que «  les États (…) ne sont plus maîtres de leurs décisions fondamentales à cause des multinationales, qui ne dépendent d’aucun État  ».

À l’ONU, et en particulier au sein de son agence spécialisée, l’Organisation internationale du travail (OIT), depuis les années 1970, des représentants de syndicats ou d’ONG ont effectué des tentatives pour réglementer l’action des multinationales de façon à pouvoir les sanctionner le cas échéant, mais toutes les tentatives d’établir une telle réglementation contraignante ont jusqu’à présent échoué.

Pourtant, actuellement, une nouvelle tentative est en cours, et a des chances cette fois d’aboutir  : en 2014, à l’initiative de l’Équateur, alors sous le gouvernement progressiste de Rafael Correa, un projet de traité contraignant envers les multinationales a été lancé. Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a créé cette année-là un groupe de négociation, ouvert à tous les États. Il a «  une portée historique  », estime Marthe Corpet, conseillère confédérale à la CGT, en charge des multinationales, qui suit le dossier. En effet, c’est la première fois qu’un tel groupe est mis en place.

Ce projet est porté par de nombreuses ONG d’Amérique du Sud, ainsi que par des pays comme l’Équateur, l’Afrique du Sud, et la France. Le traité en préparation entend réglementer l’action des multinationales, et leur imposer des sanctions concrètes en cas de manquement aux droits de l’homme ou en cas d’atteintes à l’environnement ou aux droits des peuples. Ce traité, une fois élaboré par le groupe, sera voté par l’Assemblée générale de l’ONU.

La France est en pointe dans ce projet, car elle a adopté en 2017 une loi sur le devoir de vigilance des multinationales, loi portée par une coalition de gauche. «  Cette loi française est le premier acte régulateur des multinationales vis-à-vis des droits humains au niveau mondial  », comme nous le rappelle Marthe Corpet.

Ainsi, ce traité, s’il est voté par l’Assemblée générale des Nations unies, sera signé, on l’espère, par l’Union européenne (la France pousse en ce sens), et par les pays du G77, c’est-à-dire les pays du Sud. Les États-Unis, la Chine et la Russie sont en revanche peu susceptibles de le signer, y étant hostiles.

Une véritable bataille se mène en ce moment à l’ONU au sujet de ce traité en préparation. L’Organisation internationale des employeurs (OIE), qui regroupe le Medef et ses équivalents dans les autres pays, «  est vent debout contre ce projet  », comme l’observe Marthe Corpet. Or, les représentants des employeurs, et notamment les représentants des grandes firmes multinationales, sont de plus en plus influents à l’ONU, on parle de «  corporate capture  », c’est-à-dire qu’il y a un poids croissant des grandes entreprises sur l’ONU.

Les firmes multinationales et l’OIE s’efforcent de bloquer le processus de négociation de ce projet de traité. Comme alternative à ce projet, les multinationales promeuvent plutôt les «  principes directeurs de l’ONU pour les sociétés transnationales  », de 2011, ou «  principes de Ruggie  » (du nom du juriste américain John Ruggie, alors représentant spécial des Nations unies sur les droits de l’homme), ensemble de principes non contraignants et purement indicatifs, préconisés par les multinationales. Ainsi, ces firmes préfèrent se borner à des principes non contraignants, autour de l’idée de «  responsabilité sociale des entreprises  » (RSE), ce qu’on appelle en droit le «  soft law  ».

La CGT, nous dit Marthe Corpet, dénonce la vision patronale de la RSE comme «  un outil de greenwashing des firmes multinationales  », c’est-à-dire un procédé qui leur permet un blanchiment d’image à moindres frais.

Le projet de traité en cours d’élaboration est un pas en avant historique et, s’il aboutit, ce sera une première mondiale, car enfin les multinationales seront redevables devant une instance internationale, avec un risque de sanctions concrètes.

Mais régulièrement ce projet est bloqué, car des États ou des représentants des firmes lui mettent des bâtons dans les roues  : récemment par exemple, l’Union européenne a voulu mettre fin au financement de ce groupe de négociation, et donc obtenir sa suppression pure et simple.

Il est essentiel que ce groupe de négociation puisse continuer son travail et aboutir à l’élaboration de ce traité, et que celui-ci soit voté par l’Assemblée générale et ratifié par le plus grand nombre de pays. Cela permettrait de mettre fin à l’impunité dont bénéficient les multinationales, et de les forcer à respecter les droits de l’homme  !

Chloé Maurel

Historienne, spécialiste des Nations unies, chercheuse associée à l’Iris


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