Relocalisation, transition écologique : Quel avenir pour l’industrie en France ?

mercredi 30 mai 2018.
 

Entretien avec Jean-Charles Hourcade, directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS.

Comment lutter contre les délocalisations ? Peut-on résister seul à ce mouvement ?

La désindustrialisation serait une conséquence inévitable de la mondialisation : la spécialisation impliquerait un déplacement de l’emploi vers des pays à bas coûts de production tandis que les pays plus développés devraient seulement garder des emplois de pointe et de service. C’est formellement faux : même une économie mondialisée permet la relocalisation !

Même dans le cadre de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), il existe des outils de régulation des échanges et de protection des économies : on peut y déployer une stratégie qui combine les normes environnementales, le contrôle de conformité, les règles de protection . Dans l’agro-alimentaire les Chinois utilisent une réglementation d’une complexité telle que les entreprises étrangères n’entrent pas sur le marché. Cette panoplie permettrait de mettre en œuvre un protectionnisme intelligent sans déclencher une guerre commerciale généralisée à laquelle nous n’avons pas intérêt.

Quant à résister seul, oui, un pays comme la France, qui occupe la 7e place dans le commerce mondial, devant de grands pays comme l’Inde, la Russie, le Brésil, l’Australie, la Corée du Sud ou le Canada, peut bien évidemment résister seul !

Il faut être clair : il s’agit de rapport de forces et de négociations : gagner sur tout n’est pas possible. Mais il faut prendre l’initiative et mener les négociations avec franchise, en fonction des balances commerciales, pays par pays, produits par produits. Certes, le poids de la Chine et de l’Allemagne dans nos échanges rendra la discussion serrée, mais avec tous les autres il n’y a pas de problèmes bloquants. C’est la volonté politique qui est décisive. Par exemple, la Corée du Sud défend efficacement ses intérêts. Elle ne pèse pourtant pas « plus lourd » que la France .

En réalité on n’est jamais seul : on est dans un réseau d’échanges multiples qui sont autant de leviers sur lesquels jouer pour protéger nos savoir-faire et nos emplois.

Que dites-vous à ceux qui pensent que la réindustrialisation serait productiviste et donc anti-écologique ?

Un des objectifs prioritaires de la réindustrialisation est la transition écologique : 50 milliards (sur les 102 milliards du plan de relance proposé par la FI) doivent venir financer le « produire en France », et en particulier le développement des énergies renouvelables. La réindustrialisation sera de ce fait au service de l’écologie. Elle permettra de diminuer la part des énergies fossiles dans notre consommation. Cette transition énergétique peut aller vite : entre 1973 et 1985, la part des énergies « carbonées » (gaz, charbon, pétrole) est passée de 90% à 64% (grâce au nucléaire qui, dans le même temps, est passé de 4% à 31%).

Ensuite, il faut augmenter la part de la consommation locale, ce qui aura un impact à la fois au niveau de l’emploi et sur le bilan carbone ; puis, protéger préférentiellement les secteurs qui ont un bon bilan écologique, soutenir des secteurs traditionnels qui pèsent lourd en termes d’emplois comme l’automobile, l’aéronautique, la construction navale ou l’agro-alimentaire tout en les incitant à améliorer leur bilan énergétique et écologique, protéger les secteurs clef pour l’indépendance stratégique comme le spatial ou la défense, développer, l’agriculture durable, la chimie biosourcée, l’écoconstruction et le recyclage des déchets.

En questionnant ses objectifs, la réindustrialisation est en réalité une opportunité inouïe de montrer qu’on peut faire de l’industrie autrement !

Devant ce programme, l’Union européenne ne risque-t-elle pas de coincer ?

Si. Actuellement, les traités forment le plus grand obstacle à la réindustrialisation. Si on les acceptait tels quels, ils seraient susceptibles d’arrêter net toute stratégie protectionniste. Il faut désobérir aux traités notamment pour cette raison. C’est autant un processus politique qu’une question technique. C’est la légitimité du mandat populaire qui pèsera dans la balance.

Il faudra reprendre à la Commission Européenne le monopole sur les négociations commerciales et permettre à l’Assemblée Nationale de recouvrer cet instrument essentiel d’exercice de la souveraineté.

Il faudra ouvrir des négociations sur les droits de douanes, ce que la France faisait naguère et que la plupart des États hors UE font aujourd’hui. Rappelons que les droits de douane sur les produits manufacturés sont en moyenne de 4% en Chine, de 5% en Corée du Sud, mais seulement de 2% dans l’UE. Ils étaient encore de 6% en 1990 en France.

J’en profite pour répondre au reproche selon lequel tout protectionnisme serait une politique de droite. Le protectionnisme solidaire de la France insoumise, s’en distingue par le rapport que nous entretenons avec l’extérieur : rechercher des relations de partenariat plutôt que des relations de domination, aller vers davantage de coopération plutôt que de se contenter de purs rapports de force. Par exemple, pour nous l’annulation de la dette de certains pays pourrait être le pendant de la création de droits de douane sur tel ou tel produit. Enfin, notre approche et notre pratique seront marquées par un souci constant des peuples. Même des négociations commerciales sont des rapports humains : la confiance, le respect, la bienveillance et l’amitié entrent forcément en ligne de compte. Il ne faudra pas faire dialoguer que des bureaucrates...

Justement, quel rôle aurait l’État dans tout ça ?

Il faut évidemment des monopoles structurels sur les biens communs : l’eau, le ferroviaire, par exemple... En réalité, les privatisations qui ont eu lieu ou qui sont en cours sont des anomalies, même du point de vue de la théorie économique à laquelle se réfèrent les gens qui gouvernent actuellement. La nationalisation n’est pas forcément le seul instrument.

On peut créer des conditions telles que le privé ne trouve aucun intérêt à se positionner dans tel ou tel secteur. Bloquer les prix des péages et imposer le respect strict des obligations d’entretien et de sécurité peut rendre de moins en moins attractive la concession d’infrastructures d’intérêt général !

Mais arrêter la désindustrialisation demandera aussi de donner des armes au mouvement social, des droits aux travailleurs, comme le droit de préemption en cas de fermeture d’un site pour motifs boursiers. Il faudra mettre en place un droit opposable à celui des actionnaires. Il faudra organiser les filières de production pour orienter l’innovation, stimuler telle ou telle filière. L’industrie française s’est construite largement grâce à l’incitation de l’État. Mais il faudra en finir avec les conflits d’intérêts, les délocalisations pour optimisation financière, le pantouflage, les stratégies boursières court termistes...

Si ces sujets deviennent prioritaires, l’État sera à même de saisir des opportunités pour reconstruire l’outil de production en partie démantelé par certains fonds vautour au fil d’une vie économique marquée par une série de crises.

Propos recueillis par Aurélien Saintoul


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