Cannes, Mai 68, le printemps des cinéastes

samedi 26 mai 2018.
 

La Quinzaine des réalisateurs fête ses cinquante ans. Une épopée entamée au lendemain des bouleversements de 1968, pour mettre le monde en images en toute liberté.

Un nouveau souffle anime la Croisette en ce mois de mai 1969, un an après ce qu’on avait nommé «  les événements  » et en droite ligne de leur effervescence. Le Festival de Cannes ouvre les portes du palais à sa 22e édition. Non loin de là, au plan géographique, les salles aujourd’hui disparues du Rex et de l’Olympia vibrent vers la rue d’Antibes d’un climat électrique. Une section parallèle sans compétition, ouverte au public et qui propose une programmation manifeste des «  nouveaux cinémas  », signe son acte de naissance sous l’appellation éphémère de «  Cinéma en liberté  ». Deux semaines de projections qui deviendront, dès l’année suivante, la Quinzaine des réalisateurs. Le nom lui avait déjà été attribué par la Société des réalisateurs de films (SRF), à l’origine de sa création. Il faut, pour comprendre, embrasser des cieux plus vastes.

Partout des réalisateurs bouleversent formes et normes

Les années soixante sont marquées par l’intérêt que de nombreux cinéastes portent aux questions politiques et sociales, à l’embrasement du monde. Les États-Unis bombardent le Vietnam. Des dictatures épouvantables sévissent au Brésil et en Argentine. Des peuples se soulèvent. À l’Est, il faut du nouveau. Partout des réalisateurs bouleversent formes et normes. Cinema Novo au Brésil, avec notamment Glauber Rocha, Joaquim Pedro de Andrade. En Italie, Marco Bellochio, Bernardo Bertollucci incarnent, parmi d’autres, un Cinema Nuovo. Il en va de même au Mexique, au Québec, en Inde, en Afrique ou au Japon. Nul besoin d’accoler l’adjectif «  nouveau  » à ces cheminements cinématographiques, tant les films donnent corps à cette notion. Films et cinéastes qui demeurent le plus souvent aux marges des réseaux habituels.

La première édition de la Quinzaine a programmé soixante-cinq longs métrages du monde entier. À tous égards, une entreprise impossible, qu’ont rendue possible des combats collectifs solidaires et fraternels. Le livre de Bruno Icher, sorti à l’occasion de ce cinquantième anniversaire, en apporte un témoignage fourni. À la manœuvre, nombre de cinéastes et un jeune philosophe cinéphile, Pierre-Henri Deleau, qui animait avec passion un ciné-club de Lille. Il restera le délégué général de la Quinzaine durant trente ans.

Godard, Truffaut, Malle, Welles ... décident de perturber le festival

Le tout premier film présenté en ce mois de mai 69 à «  Cinéma en liberté  » est un film cubain de Manuel Octavio Gomez, Première Charge à la machette. Il est parvenu là par l’entremise du grand écrivain Alejo Carpentier, alors ambassadeur de Cuba en France. Avant de franchir le seuil, un retour-arrière s’impose. Nous voilà par temps froid en février 1968 à Paris. Des centaines de cinéastes protestent avec ferveur contre l’éviction d’Henri Langlois, fondateur de la Cinémathèque française, par le ministre de la Culture André Malraux. Grèves et manifestations scandent la période qui s’écoule jusqu’au 10 mai suivant. Ce jour-là, démarre le Festival de Cannes. En un malheureux décalage, Cannes offre en apéritif une version restaurée du film Autant en emporte le vent, qu’avait réalisé Victor Fleming en 1939. La projection se tient devant la princesse Grace de Monaco et un parterre d’altesses. L’académicien André Chamson préside le jury. Dîner gourmé et feu d’artifice étagent leurs fastes à distance stratosphérique de l’actualité du pays. Les violences policières qui ont entaché les «  nuits des barricades  » soulèvent une immense indignation. Le 13 mai, l’Association française de la critique appelle les professionnels du cinéma à se joindre aux cortèges de protestation et demande la suspension du Festival. Son délégué général, Robert Favre Le Bret, refuse net  : «  Cannes est une manifestation apolitique.  » Qu’à cela ne tienne. Des cinéastes en mouvement, au nombre desquels Jean-Luc Godard, François Truffaut, Louis Malle, Orson Welles ou encore Roman Polanski, décident de perturber la projection, le 18 mai, du film de l’Espagnol Carlos Saura, Peppermint frappé. Au cri de «  Révolution, révolution  !  », certains, dont Carlos Saura lui-même, vont se suspendre aux rideaux afin d’empêcher la séance. Elle n’aura pas lieu. Les suivantes non plus.

Le 14 juin, naît la Société des réalisateurs de films

La veille, le 17 mai, des états généraux du cinéma français sont convoqués par le syndicat CGT des techniciens de la production cinématographique et le Comité d’action révolutionnaire cinéma et télévision, créé sur l’initiative de la revue les Cahiers du cinéma. Le 19 mai, Favre Le Bret annonce la clôture anticipée du Festival. Le syndicat des techniciens appelle les professionnels à rejoindre les états généraux et lance un mot d’ordre de grève illimitée. «  Nous refusons d’être les moyens d’un abrutissement général au service d’une société capitaliste que nous remettons en question (…) », peut-on lire dans leur manifeste du 20 mai. Le 14 juin, naît la Société des réalisateurs de films. L’association se donne pour objectif principal la garantie de la liberté, du droit et des intérêts des créateurs contre les censures morales, politiques et économiques. Ainsi sera fait. Tandis que rencontres et débats se démultiplient autour des salles de projection, où cinq séances quotidiennes gratuites accueillent qui veut, le Blue Bar fait les beaux jours des nuits de ceux qui partagent curiosité et émulation. Une épopée qui, cinquante plus tard, aura donné lieu à la programmation de plus d’un millier de films. Et ce n’est pas fini.

Dominique Widemann, L’Humanité


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