A propos de la jeunesse : Conflit de générations ou lutte de classes ? de Gérard Mauger, sociologue (1).

mardi 1er novembre 2011.
 

"La jeunesse n’est qu’un mot", disait Pierre Bourdieu. Si évident que soit ce constat, le rappel n’était sans doute pas inutile. Les "essayistes" qui prennent aujourd’hui fait et cause pour "une génération sacrifiée" "en panne d’ascenseur social", continuent, en - effet, de confondre implicitement les élèves des grandes écoles (la future - - "noblesse d’État" et les états- majors des multinationales), ceux des filières plus ou moins dévaluées de l’enseignement supérieur (où se recrutent les "intellos précaires") et ceux des lycées d’enseignement professionnel (les futurs ouvriers et employés précaires).

Si cet abus de langage peut se perpétuer, c’est d’abord parce que la « massification » scolaire a engendré une inflation-dévaluation généralisée des titres scolaires qui s’est traduite par une déqualification structurale affectant les nouvelles générations vouées à obtenir de leurs titres moins que n’en avaient obtenu les générations précédentes.

C’est aussi parce que, faisant valoir une égalité de principe contre une inégalité de fait, l’appel à « la jeunesse » est assuré de rencontrer l’adhésion de tous ceux qui, socialement dominés, ont apparemment intérêt à ce label unificateur et au déni de l’inégalité sociale qu’il implique. C’est enfin parce que le travail de mobilisation politique, recherchant l’unification et l’universalisation, semble s’opposer au travail d’analyse qui met en évidence les écarts, les distances, les clivages, les conflits.

De l’automne 2005 au printemps 2006, à quelques mois d’intervalle, « deux jeunesses » ont occupé « la rue » et les scènes médiatique et politique : d’abord une fraction émeutière des « jeunes des cités », puis une partie de la jeunesse étudiante et lycéenne (qui incluait des « jeunes des cités ») mobilisée contre le CPE.

Mobilisés contre l’illégitimité d’une violence physique d’État (les deux « morts pour rien » de Clichy-sous-Bois) et d’une violence symbolique d’État (la « racaille » et le « Karcher » de Sarkozy), les « émeutiers » de novembre 2005 se recrutaient prioritairement dans les franges déscolarisées des « jeunes des cités » ou parmi les jeunes chômeurs sortis de l’école sans diplôme ou avec des titres scolaires dévalués (CAP, BEP) : ceux qui, issus de familles populaires, pour la plupart immigrées, fragilisées et paupérisées par le chômage de masse et par la précarité, sont en échec scolaire, au chômage, en intérim ou en stage, ont fourni la « base de masse » de ces émeutes de banlieue.

Présenté comme une mesure destinée à « lutter contre le chômage » des jeunes de moins de vingt-six ans, le CPE franchissait un pas de plus vers la flexibilisation du marché du travail, institutionnalisant la précarité de « la jeunesse », tous diplômes confondus. Partie d’universités de province et, dans la plupart des cas, de filières peu sélectives qui recrutent dans les classes moyennes et les classes populaires, la mobilisation étudiante s’est progressivement étendue aux - lycées d’enseignement général puis aux LEP, se connectant ainsi avec « les jeunes des cités ». Précarisant et soumettant à l’arbitraire - patronal l’ensemble des « moins de vingt-six ans », le CPE tendait à ainsi brouiller les frontières entre les jeunesses.

L’élargissement du mouvement ne doit pourtant pas masquer les multiples clivages au sein de « la jeunesse » mobilisée contre l’institutionnalisation de la précarité. Les écarts de toutes sortes persistent, en effet, à commencer par la vulnérabilité différentielle au chômage et à la précarité. L’enseignement - supérieur n’est plus aujourd’hui une garantie absolue d’emploi stable, mais les perspectives d’emploi restent très différentes selon le - niveau de qualification.

Par ailleurs, la construction d’un mouvement social contre la précarité est confrontée aux entreprises adverses d’édification de barrières symboliques et pratiques entre « les bons manifestants » et « les mauvais casseurs », « les bonnes classes moyennes » et « la mauvaise banlieue », ou encore aux entreprises de diversion qui construisent (« sur le papier ») une « génération sacrifiée » pour l’opposer à une génération de soixante-huitards « égoïste », « crispée sur ses acquis ». Contre cette thèse « tendance » qui oppose les « baby loosers » d’aujourd’hui aux « baby-boomers » d’hier, il faut rappeler que la solidarité familiale amortit la situation précaire des jeunes générations, que la dévaluation de la force de travail simple trouve son origine dans la mise en concurrence des « prolétaires de tous les pays », que l’inflation des titres scolaires et le déclassement qu’elle induit est la conséquence des transformations des stratégies de reproduction des différentes classes sociales et que la précarisation des titulaires de diplômes dévalués est la condition sine qua non de stratégies managériales qui visent à extorquer la docilité de cadres moyens préposés à l’encadrement des ouvriers et employés non qualifiés.

Loin d’un conflit imaginaire qui opposerait cette « génération sacrifiée » au cynisme de soixante-huitards repus, l’extension de la précarité est la conséquence d’un capitalisme néolibéral débridé, incarné par la nouvelle fraction dominante des classes dominantes, capable de répartir ses porte-parole politiques à droite, au centre et même à gauche...

La lutte victorieuse contre le CPE a montré que rien n’est plus urgent que de travailler à la réunification des classes populaires « établies » et des classes populaires « précarisées ». Elle passe par la reconstruction d’une capacité de résistance collective à la révolution conservatrice néolibérale qui progresse inexorablement depuis un quart de siècle. Elle ne se fera pas sans reconstruire une représentation politique collective, donc aussi sans trouver le moyen de surmonter les divisions au sein de « la gauche antilibérale ». Si intelligibles soient-elles, ces divisions, aussi navrantes que funestes, ne peuvent plus durer !

(1) Derniers ouvrages publiés : l’Émeute

de novembre 2005. Une révolte protopolitique, Éditions du Croquant, 2006 ; les Bandes,

le milieu et la bohème populaire. Études

de sociologie de la déviance des jeunes

des classes populaires, Éditions Belin, 2006.


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